Depuis quelque temps je m'intéresse au serpent de mer qui pourrait bien dévorer le monde. Il est évidemment engendré par le capitalisme qui est déjà à l'origine du réchauffement climatique, mais ce Jörmungandr se nomme l'intelligence artificielle, IA son abrégé français, AI en anglais. Avec le développement d'Internet l'anglais est devenu le nouvel esperanto qu'on apprend dès le cours préparatoire, soit l'âge de 6 ans. N'ayant jamais craint les inventions scientifiques, mais ce qu'on en fait, en tant que créateur artistique j'appréhende cette technologie comme un nouvel outil qu'il est amusant d'ajouter à ma panoplie d'homme-orchestre. Dans les faits j'utilise son ancêtre, la MAO (musique assistée par ordinateur), depuis la fin des années 70, avec des logiciels aux paramètres aléatoires, basés sur des calculs de probabilité ou des réseaux neuronaux. Les dernières avancées dans le domaine de l'IA donnent pourtant le vertige et font froid dans le dos. Hier justement, la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) envoyait un questionnaire à ses membres pour réfléchir à comment rémunérer les auteurs dont le travail serait utilisé par l'IA. Mais c'est l'ensemble du savoir humain que cible l'IA !
Pour commencer, mes questions à ChatGPT produisirent des réponses beaucoup plus précises que mes googlisations et recours à Wikipedia. S'instaure même un dialogue avec la machine permettant d'affiner ma recherche. Parallèlement à cet outil encyclopédique, j'admirais le travail graphique d'Étienne Mineur devenu spécialiste du genre. Je restais néanmoins dubitatif quant à ses applications musicales jusqu'à mes tests récents où j'ai demandé à l'IA de mettre en musique un de mes poèmes dans des styles variés. Ayant utilisé la norme MIDI (Musical Instrument Digital Interface) dès ses débuts et pratiquant l'orchestre virtuel des samples (échantillonnage) il m'était devenu facile de faire illusion dans de nombreux cas de figures instrumentaux, mais j'avais des doutes sur la synthèse vocale sur laquelle même l'IRCAM s'était longuement cassé les dents.
Or j'en suis resté comme deux ronds de flan. À l'aide de prompts savamment accumulés, soit une suite de mots, je testais l'opéra, le rock, le jazz, le punk, le folk, la musique électroacoustique, etc., pervertissant les résultats pour échapper à la banalité en demandant un chorus free jazz au trombone ou même "un drame musical instantané". Non seulement toutes les voix sont crédibles, mais elles sont parfaitement articulées en fonction de chaque style, y compris dans mes demandes les plus abracadabrantes. Et elles sont justes, ce qui n'est pas si courant dans la vraie vie ! Je décidais donc de me saisir de la question à bras le corps et d'utiliser ces nouvelles ressources lors de mes prochaines créations.
Il y a un an exactement j'avais évoqué les risques et dommages causés dans mon article L'IA ? le diable probablement !, mais j'étais loin du compte tant les choses bougent à une vitesse V. La qualité de mes premiers essais est bouleversante. Ils donnent le vertige, parce qu'il est difficile d'anticiper les effets psychologiques engendrés. Si l'on peut prévoir les pertes d'emploi et de nouveaux métiers, il est absolument impossible d'imaginer le futur. Les créateurs inventifs qui pervertiront l'objet n'ont rien à craindre, mais ils représentent une infime partie du monde artistique et culturel.
J'en étais là, me servant de l'IA pour résumer automatiquement un projet et provoquer les questions qui s'y rapportent, lorsque j'ai donné le texte de présentation de mon prochain disque à la machine, sans aucune musique pour l'accompagner. Après l'avoir traduit en anglais avec l'aide de DeepL et quelques rares corrections de Jonathan Buchsbaum qui vit à New York, j'ai cliqué sur le bouton Discussion. Trois minutes plus tard, j'écoutais deux journalistes virtuels encenser mon travail avec un à-propos sidérant. La nature hagiographique est certes bonne pour l'ego, mais leur échange a des allures personnelles, voire instructives lorsqu'ils imaginent des qualificatifs que je leur piquerai sans vergogne. Leur échange est vivant, punchy, astucieux, pertinent. L'IA apprend l'empathie, ou du moins nous le laisse croire. C'est absolument époustouflant, mais cela fait aussi terriblement peur.
Nous avions compris que plus personne ne croira une photo. L'arène politique est déjà touchée. La fiction l'emporte totalement sur le réel. Capable de traiter des millions d'informations à la seconde, la machine nous connaît mieux que nous-même. Nous nous savions le jouet des médias et des réseaux sociaux, l'expansion pourrait nous manipuler totalement, sans que nous puissions faire la différence entre vérités et mensonges, nos propres vérités, nos propres mensonges. Ne plus croire à soi-même ! Ce n'est plus qu'une question de puissance. La seule réponse consiste-t-elle à couper les ponts, à se marginaliser face au monde connecté ? Cela semble quasiment impossible à une époque où sans téléphone portable on ne pourra plus du tout se déplacer, faire ses courses, être soigné, etc. Les irréductibles seront condamnés comme les autres. Condamnés à quoi ? Franchement je n'en sais rien. C'est même toute la question. Nous allons dans le mur, il est plus proche que nous le pensons, mais nous ne savons pas dans quelle direction il se trouve. La seule solution que j'entrevois est de ne rien négliger, surtout ne pas fermer les yeux, apprendre comment cela fonctionne, analyser le système, fut-ce à notre vitesse d'escargot. N'oublions jamais que ce sont des êtres humains qui ont créé la Matrix, avec leurs qualités et leurs défauts, avec leurs visions du monde, leurs peurs et leur avidité.

Quelques exemples pour apprécier l'ampleur de la chose :
Un air d'opéra : https://soundcloud.com/jjbirge/linceul-du-passe
Une chanson jazz : https://soundcloud.com/jjbirge/la-moisson-sauvage
Avec trombone free : https://soundcloud.com/jjbirge/wild-berries-and-storms
Dialogue à propos du futur album Tchak d'Un Drame Musical Instantané et de Bernard Vitet : https://soundcloud.com/jjbirge/ai-dialogue-about-tchak-and-bernard-vitet
Dialogue à propos de Jean-Jacques Birgé : https://soundcloud.com/jjbirge/ai-dialogue-about-jean-jacques-birge