De mon point de vue il y a deux sortes de livres de bandes dessinées, celles qui se lisent en quinze ou vingt minutes et celles qui me prennent plusieurs jours pour en venir à bout. Déjà, pour qu'elles me plaisent, il me faut un récit original et un graphisme qui trouve grâce à mes yeux. Je m'aperçois que j'évoque rarement mes lectures, que ce soit des romans "classiques" ou des romans graphiques. Comme la plupart des enfants de ma génération j'ai commencé avec le Journal Tintin quand d'autres étaient abonnés à Spirou. Je suis passé aux aventures de Johnny Sopper, la collection western du Fleuve Noir, puis de Harry Dickson dont j'appris plus tard qu'Alain Resnais était fan. Les gosses d'aujourd'hui dévorent plutôt Harry Potter. Ma petite sœur lisait les classiques tandis que je plongeais dans la science-fiction depuis que mon père m'avait passé Demain les chiens de Clifford D. Simak. En fait le premier bouquin "sérieux" qu'il m'avait conseillé avait été L'or de Blaise Cendrars.
J'évoquerai une autre fois le soir où mes parents sont sortis au théâtre et que mon père m'a montré l'étagère du haut de sa bibliothèque en m'interdisant d'y aller ; l'instant-même où j'ai entendu descendre l'ascenseur j'ai foncé direct vers son Enfer. Je devais avoir treize ans et j'imagine que mon père m'avait poussé sciemment à désobéir. La crevasse qui s'ouvrit sous mes doigts m'aspira corps et biens.
Il faudra que j'attende d'avoir vingt ans pour me mettre vraiment à la littérature. Un jour où je souffrais abominablement d'un panaris au pouce, Jean-André Fieschi me confia Bras cassé de Henri Michaux. En donnant des adjectifs à ma douleur je l’apprivoisai et réussis à m'endormir. D'avoir lu alors "Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu'elles nous donnent plutôt un peu de savoir. Nous ne sommes pas un siècle à paradis." dans Connaissance par les gouffres valida mes pratiques expérimentales et j'entrevis le monde parallèle infini que représentait la lecture. J'avalai ensuite dans leur intégralité Cocteau, Ramuz, Cendrars, Schnitzler, Céline, en général des écrivains francophones, me méfiant des traductions. Mon père m'avait seriné "Traduttore, traditore !" Que mes camarades dont c'est le métier ne m'en veulent pas, comme pour tout il y en a de bons et de mauvais, mais pour moi-même avoir souvent à traduire mes propres textes je vois bien que les approches culturelles sont intrinsèquement liées au langage... C'est donc Michaux qui me fit faire le premier pas.
Je digresse alors que je voulais évoquer des bandes dessinées découvertes récemment. Y arriverai-je après que je me sois rappelé comment le goût pour le 9e Art m'était venu ? Tintin évidemment, Blake & Mortimer d'Edgar P. Jacobs (dont je possédais aussi les adaptations radiophoniques qui participèrent à ce qui deviendra plus tard mon métier, tant cinématographique que musical) puis Saga de Xam publié par Eric Losfeld avec qui mon père avait fait de la contrebande, entre la Belgique et la France, d'ouvrages vendus sous le manteau, et Tardi, Bilal, Masse, Swarte, tant d'autres qui finirent par constituer une importante collection. Je me suis arrêté quelques années avant de reprendre véritablement grâce à Chris Ware et Art Spiegelman. Pas la peine de citer tous les chefs d'œuvre qui font ployer mes étagères, il y en a trop. La bande dessinée est certainement liée chez moi à mon goût pour le cinématographe. Avec Un Drame Musical Instantané nous avons même adapté Francis Masse en musique (ce CD de 1989 est illustré par Mattioli) et M'enfin (expression de Gaston Lagaffe) figure dans l'album Rideau ! (1980).
Il ne me reste plus beaucoup de temps pour parler des cinq excellents ouvrages lus récemment et qui ont pourtant motivé cet article, car "j'ai mon ménage à faire" (référence à la course d'immeubles de Masse dans Elle court, elle court, la Zup justement adapté sur notre disque Qui vive ?) et pas question de "se prélasser à la fenêtre" (private joke) ! Pour en revenir à ma première phrase, L'intranquille Monsieur Pessoa de Barral se lit assez vite, avec une narration intelligente qui réfléchit l'écrivain aux nombreux hétéronymes, comme Feux de Mattotti (1986), magnifique travail graphique qui m'avait échappé jusqu'ici et que j'ai découvert grâce à l'exposition Bande Dessinée au Centre Pompidou. De même j'ai acquis le vertigineux Here de Richard McGuire (2014) dont le personnage est un lieu au travers des époques sans chronologie ! Comme Maus, Jimmy Corrigan ou les livres de Marc-Antoine Matthieu il bouleverse les codes de la BD. Un autre très bel ouvrage est l'élégant Idéal de Baptiste Chaubard et Thomas Hayman. Mais celui qui m'aura pris le plus de temps est le remarquable Stacy de Gipi, récit schizophrène grinçant sur le monde des séries télévisées. Je me rends compte que je pourrais plonger dans ma bibliothèque pour conseiller les milliers de merveilles serrées comme des sardines qui s'y sont accumulées depuis un demi-siècle.

P.S.: ajouter les liens hypertexte me prend chaque jour un temps fou, aussi je me demande s'ils sont utiles à mes lecteurs/trices ?! Ils n'apparaissent pas sur les miroirs FaceBook et Instagram, mais sont toujours présents ici comme sur Mediapart.