Animal Opera, ultime étape péruvienne ?
Par Jean-Jacques Birgé, mardi 22 octobre 2024 à 01:43 :: Musique :: #5687 :: rss
Voici le texte imprimé sur le livret de 12 pages inséré avec le CD Animal Opera (GRRR 2038, dist. Socadisc / Les Allumés du Jazz, sortie le 15 novembre 2024) dans le digisleeve 3 volets dont Étienne Mineur a une fois de plus réalisé le magnifique design graphique. Il récidivera bientôt avec la pochette de Tchak, inédit d'Un Drame Musical Instantané de l'an 2000 qui sortira à la fin du mois sur le label autrichien KlangGalerie ! Donc...
Au Pérou, sur les hauteurs de Tarapoto, à la lisière de la selva, la forêt amazonienne, j'écoutais la symphonie de la nature, allongé sur mon lit. Si l'orchestre d’insectes, de batraciens et de je ne sais quels autres animaux, était attendu, un concert étonnant se jouait chaque matin et chaque soir juste avant le lever et le coucher du soleil. Montait alors progressivement un drone strident, assourdissant, probablement composé d’élytres frottés, qui se dissolvait avec la même soudaineté une demi-heure plus tard.
Depuis toujours j'ai aimé intégrer tous les bruits du monde à la musique, qu'ils soient naturels ou provenant des animaux dénaturés que nous sommes. Dès le début des années 70 je revendiquai de signer tout ce que j'entendais dès lors que j'en avais choisi le début et la fin, affublé de mon magnétophone. Bien avant Défense de, mon premier disque, avec Gorgé et Shiroc, j’incorporais régulièrement des bruitages à mes pièces musicales. J’étais guidé par le concept de sons organisés cher à Edgard Varèse et de partition sonore hérité de Michel Fano.
D’un autre côté j’avais développé un goût prononcé pour les instruments électroniques, d’abord en bidouillant des capteurs et des amplificateurs, et dès 1973 en acquérant mon premier synthétiseur, un ARP 2600. J’ai continué à m’intéresser à tout ce qui produit du son, instruments acoustiques ou électroniques, bruitages et voix, radio et field recording. Depuis que j’avais entendu La Monte Young et Marian Zazeela à la Fondation Maeght en 1970, j’avais toujours eu envie de fabriquer de la musique de drone, mais je cherchais à échapper au son grave du mantra ôm. En écoutant monter celui de la forêt amazonienne, j’ai immédiatement compris que j’avais trouvé ce que je cherchais depuis si longtemps. Loin des field recordings new age, l’objet sonore peut paraître agressif, mais en situation nous nous laissions porter par ce décapant nuage, et je vous engage à lâcher prise et à planer au-dessus de la canopée comme nous le fîmes chaque fois. Il fallait bien qu’une fois de plus je prenne le contrepied de la mode, fut-elle très marginale. Regarder le monde à l'envers tient du discours de la méthode, comme revendiquer le maximalisme en plein essor du minimalisme, ou produire ce disque, justement plutôt minimaliste, forcément différent dont je me suis fait une spécialité.C’est aussi mon premier album sans aucun musicien !
Pendant mon voyage péruvien qui m’amena jusque dans l'Amazonie profonde je pensais souvent à réécouter La fièvre verte qui ouvre le disque Carnage publié en 1985 par Un Drame Musical Instantané, mais c'est en plongeant dans ce vacarme naturel que me vint l'idée de cet album où je couplerais cet enregistrement avec celui de l'opéra Nabaz'mob réalisé en collaboration avec Antoine Schmitt. La symphonie de la nature me rappelait fondamentalement la musique de l'opéra que nous avions composé il y a vingt ans pour cent lapins communicants, objets connectés en plastique abritant chacun dans leur ventre un petit synthétiseur et un haut-parleur, constituant ainsi une centophonie.
« Évoquant John Cage, Steve Reich, Conlon Nancarrow et Gyorgy Ligeti, cette partition musicale et chorégraphie ouverte en trois mouvements, transmise par wi-fi, joue sur la tension entre communion de l'ensemble et comportement individuel, pour créer une œuvre forte et engagée. Cet opéra questionne les problématiques du comment être ensemble, de l'organisation, de la décision et du contrôle, qui sont de plus en plus centrales et délicates dans le monde contemporain. Nous avions donc choisi de pervertir l'objet industriel (à l'origine Antoine avait été le designer comportemental du Nabaztag et moi-même le designer sonore) pour en faire une œuvre artistique où la chorégraphie d'oreilles, les jeux de lumière et les petits haut-parleurs forment une écriture à trois voix s'appuyant sur le décalage temporel et la répétition, la programmation et l’indiscipline. »
Les bestioles invisibles de Tarapoto obéissent à d'autres lois qui m'échappent totalement, mais je suis certain qu’elles nous inspirèrent, par un capricieux va-et-vient spatio-temporel, comme nous composions Nabaz’mob. Aimant confronter différentes interprétations de la même œuvre, j’ai choisi d’encadrer L’aube à Shimiyacu avec deux versions de l’opéra pour souligner le libre arbitre de nos cent interprètes mécaniques. La première a été enregistrée avec le clapier de la version 2 des Nabaztag qui possédaient une sortie mini-jack à la place de la queue. La seconde a été prise avec un couple de microphones. On y perçoit de temps en temps les murmures du public, comme on peut deviner dans L’aube à Shimiyacu quelque présence humaine. J’avais plusieurs raisons de penser au plan séquence de Michelangelo Antonioni à la fin de Profession Reporter.
→ Jean-Jacques Birgé, Animal Opera, CD GRRR, dist. Socadisc, sortie officielle le 15 novembre 2024, mais déjà livré au studio. Également sur Bandcamp !
P.S.: j'ai fourni ce texte à la Matrix qui en a sorti un dialogue (en anglais) entre deux journalistes virtuels. Époustouflant et effrayant à la fois :
https://soundcloud.com/jjbirge/animal-opera-ia-dialogue
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