70 novembre 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 29 novembre 2024

Prévisions discographiques


Mon titre ne se réfère pas à l'avenir du disque. Néanmoins, tant qu'il y aura des machines pour presser, le marché, fut-il de niche, continuera à alimenter les amateurs d'objets tangibles. Attaché au concept d'album, tant pour sa présentation graphique que pour son statut d'œuvre à part entière, je boycotte toutes les plateformes de streaming comme Deezer ou Spotify, qui n'offre que du flux, cette sorte d'autoroute compressée où l'on ne s'arrête même plus au péage. J'ai besoin de savoir ce que j'écoute, qui joue, lire les paroles des chansons, suivre le livret, regarder des images quand il y en a. Évidemment, en tant qu'artiste-producteur, je n'en vends plus lourd. Les disques partent un peu grâce à Bandcamp et quelques rares commerces émérites, mais le plus souvent je les offre aux amis ou les envoie aux journalistes qui partagent probablement avec moi ce goût du bel objet.

Trois projets discographiques me font donc de l'œil. Le plus abouti est le volume 4 de mes Pique-nique au labo qui devrait rassembler Léa Ciechelski, Catherine Delaunay, Maëlle Desbrosses, Matthieu Donarier, Bruno Ducret, Hélène Duret, Antonin-Tri Hoang, Emmanuelle Legros, Mathias Lévy, Fanny Meteier, Roberto Negro, Rafaelle Rinaudo, Alexandre Saada, Olivia Scemama, Isabel Sörling et Fabiana Striffler ; le 8 décembre je devrais enregistrer le dernier Apéro Labo de l'année, puisque désormais mes rencontres instantanées se pratiquent en public, et l'affaire sera dans le sac. Le second est le projet avec le comédien Denis Lavant et le saxophoniste Lionel Martin qui pourrait bien sortir sur Ouch!, le label de celui-ci (sur lequel il avait publié notre duo Fictions il y a deux ans) ; nous l'avons enregistré le 21 novembre dernier, il est mixé et les "petites" merveilles sont plus nombreuses que peut en contenir un vinyle ou un CD. Le troisième est le moins abouti parce qu'il demande beaucoup de travail en amont et en aval ; il s'agit du nouveau projet d'Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé et Dominique Meens autour de l'œuvre de Philip K. Dick. Fondé en 1976, j'avais cru le Drame éteint en 2008, mais en fait il bouge encore, montrant régulièrement d'encourageants signes de vie depuis 2013 dont le CD Plumes et poils (enregistré en 2022 et déjà épuisé). Les deux premiers étant quasiment dans la boîte, je m'attellerai dès le début de l'année prochaine aux dix pièces qui le composent...

Sur le frontispice de la maison qui abrite le Studio GRRR, Ella & Pitr ont peint Bientôt, cela s'impose !

jeudi 28 novembre 2024

Nurse With Wound 2024


En attendant le coffret de 5 CD auquel j'ai participé, avec beaucoup d'autres contributeurs, et qui paraîtra au début de l'année prochaine, Steven Stapleton m'envoie deux "nouvelles" productions de son groupe, Nurse With Wound. Le premier, Backside, est composé de matériel sonore ayant fait l'objet en 1980 d'un vinyle de Richard Rupenus (Bladderflask), un vieux pote de Stapleton avec qui il collabora souvent, et qu'il tripatouille suffisamment pour en faire un objet d'aujourd'hui. Aujourd'hui, comme si c'était hier, ou hier comme si c'était maintenant. La musique expérimentale a l'immense avantage de prendre difficilement des rides, contrairement aux choses modernes, étymologiquement à la mode. Millésimée, elle renvoie généralement une image du monde autrement plus profonde (peut-être hélas moins juste) que les musiques commerciales qui ressemblent de plus en plus à des produits Kleenex. Backside me fait penser à la pièce On tourne d'Un Drame Musical Instantané, ici métallurgie lourde où s'ajoutent des voix malaxées. Je pense qu'on appelait cela alors "musique industrielle". Suit Chernobyl Picnic, excitant le compteur Geiger tout en s'enfonçant dans la terre à jamais polluée au milieu de bestioles en mutation avant de rejoindre les anges déchus qu'on retrouve dans la dernière, Backside (Cloud Chamber), surfant sur des cymbales frottées.
Le second album, Terms and Conditions Apply, paru en 2020, est un double auquel Andrew Liles participe, comme au précédent, mais cette fois le troisième larron est Colin Potter. De nombreux invités se joignent au trio, mais les crédits détaillés ne sont trouvables que sur la page Bandcamp ! Poursuite de bagnoles et accidents sur une rythmique entêtante sur Crusin' For A Brusin' (Bacteria Bitch Mix ou Black Bomber Mix), deux versions régressives de la chanson Bei Mir Bist Du Schön, dans le même mood mais plus jazz Thrill Of Romance? (Burgo Partridge Mix), donc des chansons barrées comme The Bottom Feeder, toujours trash, mais funky comme Sarah's Beloved Aunt, pop minimale avec Bum Brush Effect, dix titres sur le Disc A, soit The Bacteria Magnet et Rushkoff Coercion, rééditions de vinyles ici largement augmentées. Idem pour le Disc B, Erroneous, A Selection of Errors, les trois premiers morceaux, Tickety Boo, Driftin' By et Rock Baby Rock, étant composés avec un ancien membre de Kraftwerk et Neu!, Fritz Müller, pseudo de Eberhard Kranemann (guitare, violoncelle, voix, electronics), dont deux avec le groupe italien Larsen, tandis que Freida Abtan (electronics) cosigne Electric Smudge et Cackles. Après du krautrock, de l'ambient et de l'électronique cradingue, on termine avec le vaporeux Opium Cabaret. Comme toujours, la présentation graphique est soignée et le livret de 8 pages offre des illustrations que FaceBook ne laisserait absolument pas passer ! Par sa diversité et son audace, l'imposante discographie de Nurse With Wound couvre pratiquement l'intégralité de la musique expérimentale des cinquante dernières années.

→ Nurse With Wound, Backside, CD United Dairies
→ Nurse With Wound, Terms and Conditions Apply, CD United Dairies

mercredi 27 novembre 2024

Retour de Boum!


Boum! est de retour, réactualisé, plus fluide et toujours aussi épatant. Suite aux mises à jour successives d'Apple & GooglePlay l'application créative pour tablettes avait disparu. Elle fonctionnait toujours, mais on ne pouvait plus la télécharger. Pleine de fantaisie, d'imagination et de couleurs, la revoilà donc pour la plus grande joie des petits et des grands.


« Le Salon du livre jeunesse de Seine-Saint-Denis souffle ses 40 bougies, et Boum! ses 9 ans ! Une belle occasion de célébrer ce lieu qui nous a soutenus dès nos premiers pas. Depuis 2015, notre personnage fait swiper les grands petits hommes à travers son récit graphique horizontal à la bande sonore réactive et surprenante. Pour célébrer ces anniversaires, nous l'avons envoyé en balade à travers les plus beaux compliments qu'on nous a faits. N'oubliez pas d'activer le son pour l'expérience complète. Vous n'avez pas encore plongé dans l'aventure Boum! ? C'est le moment idéal ! Déjà fan ? Mettez à jour votre app gratuitement et redécouvrez pourquoi Boum! continue de faire... boum ! »

Lien pour télécharger/mettre à jour :
https://apps.apple.com/fr/app/boum/id998434373
https://play.google.com/store/apps/details?id=com.lesinediteurs.boum

En juin 2015, j'écrivais :

Le récit horizontal conçu et dessiné par Mikaël Cixous livre une approche nouvelle de la bande dessinée. Sans paroles, mais éminemment sonore puisque j'en ai composé la musique et tous les bruits, Boum! se découvre en faisant glisser latéralement les images de gauche à droite. Rien ne vous empêche de remonter le temps et de repartir dans l'autre sens, car c'est bien un autre sens qui se révélera. Histoire plus évocatrice que narration imposée, l'imagination que j'évoquais plus haut est surtout celle des lecteurs qui se feront certainement leur propre cinéma.


Comme un livre traditionnel, mais contrairement au cinématographe et à ses déclinaisons audiovisuelles linéaires, Boum! se lit à votre rythme. On peut le feuilleter à la va-vite ou prendre son temps, le son délivrant alors une prime à la lenteur et à la patience. Nous avions esquissé quelques démos avant que Mathias Franck ait terminé de programmer l'objet qui recèle quelques surprises. Entre autres, notre développeur chevronné ne peut s'empêcher de glisser un Easter Egg (œuf de Pâques), une animation ici interactive, cachée comme dans chacune des applications publiées par Les inéditeurs, vieille coutume qui remonte aux débuts de l'informatique ! [Nicolas Buquet s'est chargé de la mise à jour].


Repensant à une définition du montage par Jean-Luc Godard (ce qui est important c'est ce que l'on enlève plus que ce que l'on conserve) j'ai conçu la partition sonore à partir des glissements d'une image à l'autre plutôt qu'en m'attachant aux somptueux tableaux de Mikaël Cixous. Cela n'a pas empêché mon camarade de me faire refaire certains sons lorsqu'il trouvait que je m'écartais trop de l'histoire de ce petit bonhomme qui part un matin au travail et qui prend soudain le chemin des écoliers lorsqu'un flocon de neige lui tombe sur le nez. Dans ce monde de fantaisie on verra que la réalité peut aussi le rattraper. Je me demande pourtant si cette aventure n'est pas un rêve qui se déroule entre l'instant où le réveil sonne et celui où l'on ouvre les yeux. La musique et les bruitages participent à ce vertige, glissements progressifs du sens selon la durée de visionnage des 104 plans qui composent le récit graphique qui passionnera petits et grands. Comme toutes les œuvres publiées par Les Inéditeurs il s'ouvre sur une "couverture" interactive où l'on doit incliner la tablette pour générer des animations et les notes de clarinette jouées par Antonin-Tri Hoang. Dans les derniers mètres du récit le violoncelliste Vincent Segal nous rejoint pour un trio soliste quasi symphonique.


Sonia Cruchon, quatrième membre de notre quatuor de choc, avait réalisé un petit film pour montrer à quoi ressemble cette petite merveille.

→ Mikaël Cixous & Jean-Jacques Birgé, Boum!, Les inéditeurs avec le soutien du Salon du Livre de Jeunesse de Montreuil et le CNL, AppStore 2,99€ / GooglePlay 3,59€
Depuis son lancement Boum ! a reçu le Special Jury Prize du Digital Ehon Awards 2017 (Corée) et le Prix Fiction – mention spéciale BolognaRagazzi Digital Award 2016 (Italie).

mardi 26 novembre 2024

Passe-montagne des Bedmakers


Des faiseurs de lit en Passe montagne, ce ne peut être que des duvets ! En effet la musique des Bedmakers est chaude et moelleuse. En prenant de la hauteur, ils montrent aussi que le jazz fait tout simplement partie des musiques traditionnelles et qu'ils suivent l'air du temps en les rendant contemporaines. La clarinette et le sax ténor de Robin Fincker sont délicieusement veloutés, le violon de Mathieu Werchowki danse sur des œufs à la neige, la contrebasse de Dave Kane et la batterie de Fabien Duscombs font swinguer une bourrée, les îles ou le sud poisseux des États Unis. C'est du trad colemanien. Le jardin des amours n'est pas "la combe magique" du film de Jean-François Stévenin, ni Ring Nebula la cagoule des zapatistes, mais leur envolée gravit doucement les pentes menant de l'autre côté de la frontière, un ailleurs délicat qui rappelle tout de même un peu chez nous, parce que pour être de partout il faut être de quelque part.

→ Bedmakers, Passe montagne, CD Freddy Morezon, dist. L'autre distribution, sortie le 31 janvier 2025

lundi 25 novembre 2024

La vie, ce qu'il en reste


Si les fakes générés par l'intelligence artificielle abondent sur le Net, proposant des images incroyables, elles peuvent faire rêver parfois aussi bien que les merveilles réelles de la nature ou les créations humaines. Que tel oiseau existe ou pas, nous n'aurons de toute manière aucune chance de le croiser. S'il est mis en ligne, offert à l'ébahissement du public, qu'importe qu'il soit vrai ou faux, né de l'imagination d'un fantaisiste falsificateur. Il rappelle les tours de magie auxquels peuvent croire certains naïfs, les veinards ! Les fakes sont alors de l'ordre de la prestidigitation.
Évidemment ce n'est plus du tout amusant lorsqu'il s'agit de manipulation médiatique, en particulier lorsque cela touche à la vie politique. Plus personne ne pourra croire quoi que ce soit. À moins que la majorité des peuples, perdue dans ce maelström d'informations assourdissantes, se replie encore un peu plus vers des croyances religieuses ou transhumanistes qui tiennent tout d'un dangereux surréalisme de bénitier. La Terre pourra être plate, la Vierge accouchera d'un prophète, les écritures deviendront le saint des saints, la paranoïa multipliera les crimes contre l'humanité et le profit contre toutes les autres espèces. Ainsi, si l'IA m'apparaît comme un outil formidable dans le cadre de la fiction, elle devient une arme redoutable dans le réel. Peut-être est-elle à double tranchant ? Les scénarios les plus improbables sont à craindre. Il y a quelque temps j'évoquais IA le monstre, son utilisation par l'artiste irlandaise Jennifer Walshe ou la mise à mort boomerang de l'IA astucieusement réalisée par un ingénieur facétieux.
Pour en revenir aux images séduisantes sur les réseaux sociaux, dans le même temps, de récents robots les colonisent avec des sujets dont nous n'avons rien à faire, phagocytant par exemple mon mur FaceBook et noyant les articles qui m'intéressent au milieu d'un fatras de natures luxuriantes, d'architectures renversantes et autres billevesées me donnant forte envie de quitter ce lieu essentiellement utilisé professionnellement et que rien n'a pour l'instant réussi à remplacer, malgré sa programmation exécrable, sa censure automatique d'une absurdité consternante et son filtrage idéologique épouvantable. Je les bloque, mais j'en bloque tant que je finis par débloquer ! Les robots tuent le désir. Pour d'autres raisons, comme beaucoup de camarades, je ne publie plus rien sur Twitter, mis sous coupe réglée par Elon Musk, son propriétaire. Les "jeunes" ont élu Instagram, qui dépend de FaceBook comme Threads (les trois appartiennent à Meta, soit Zuckerberg). Je m'y débats avec le côté télégraphique des posts. J'allonge la sauce en terminant mes articles avec un "suite en commentaire". Comment taire ? D'autres l'ont souligné avant moi. Mon problème, c'est plutôt comment diffuser mes écrits (que certains jugeront utopiques) en respectant leur longueur nécessaire, et ce n'est pas Mastodon qui réglera la question. On peut s'énerver contre Wikipedia et ses contrôleurs incompétents abusant de leur petit pouvoir de censure, mais il reste un media participatif. Car pour la plupart des médias, nouveaux ou anciens, ce sont des milliardaires, des banquiers et des financiers qui mènent le jeu. Nous voilà bien ! Je repense au film La grande lessive de Jean-Pierre Mocky où Bourvil jouait un instituteur qui sabotait les antennes de télévision du quartier parce que cela abrutissait ses élèves...
Conclusion : dans ce monde de faux-semblants, si une chose est certaine c'est que la vraie vie est ailleurs.

dimanche 24 novembre 2024

Nano part en explo


Sonia Cruchon, avec qui j'ai toujours le même plaisir de travailler depuis près de 25 ans, écrit :
Mon Petit Science & Vie lance son premier podcast pour les 3-7 ans : "Nano part en explo" !
Grâce à la loupe BlaBlaZoomZoom de Nano, on découvre des interviews surprises : un poil qui explique pourquoi il est si important, une goutte d’eau qui dévoile son voyage depuis un nuage, une dent de lait qui révèle son plan d'évasion !
J'ai eu la chance d'écrire et de prêter ma voix à tous les personnages, comme quand on lit une histoire le soir à ses enfants... mais en version ludo-scientifique !
L'univers sonore créé par Jean-Jacques Birgé et mixé par Alex Ottmann stimule l'imaginaire et facilite la compréhension.
• Une narration principale accessible aux plus petits mettant en scène les personnages du magazine
• Une interview décalée
• Des couches de contenu plus pointues pour les grands
• Des moments interactifs où chacun participe à son niveau
👉 Premier épisode gratuit ici : bit.ly/podcast-nano
On continuera si 1000 personnes s'abonnent !

vendredi 22 novembre 2024

Denis Lavant et Lionel Martin en trio au Studio GRRR


Le saxophoniste Lionel Martin et moi en avions rêvé depuis longtemps. Nous avons jonglé avec les plannings de chacun et aujourd'hui, la tempête de neige s'est muée en tempête de son grâce à la rencontre au Studio GRRR avec le comédien Denis Lavant. Denis a partagé avec nous six textes incroyables d'écrivain/e/s que je ne connaissais pas. Nous avons joué dans les circonstances d'un concert, improvisation libre, le son envahissant le studio. Ce fut véritablement rock 'n roll, saisissant, électrique ! Me voilà donc à mixer deux heures de musique la semaine prochaine.

jeudi 21 novembre 2024

Le design sonore interactif à l'École des Gobelins


C'est sympa, il y avait longtemps que je n'avais enseigné, ou plutôt transmis. Je suis longtemps intervenu à l'Idhec, à l'HEAR de Strasbourg et à l'ENSCI, aux Arts Décos et aux Beaux-Arts à Paris et ailleurs, à e-Artsup et à Strate, aux Arts et Métiers et à Créapole, à Angoulême, Helsinki, Montréal, Beyrouth, Séoul... Ma spécialité est la relation qu'entretient le son avec les autres formes d'expression, en particulier l'image. En 2000 j'avais écrit un livre sur le sujet que je n'ai jamais publié suite à l'explosion de la bulle Internet ; j'y décortiquais particulièrement le travail sur les CD-Roms, la création sur le Net (quand elle en occupait facilement 80% au lieu de 0,01% aujourd'hui) et les films muets, mais il aurait fallu que je le reprenne de fond en comble. Cette fois je reviens à l'École des Gobelins sous l'intitulé du design sonore interactif à l'initiative de Sophie de Quatrebarbes. J'improvise toujours mes interventions. Il suffit que je me souvienne du plan : me présenter, les réveiller, faire rêver, évoquer les principaux intérêts du son (sens et émotion, complémentarité opposée à illustration, hors-champ, dans ce cas validation des gestes, etc.), dépouiller les trois pistes (paroles, bruitages, musique) en les développant en fonction de ma propre pratique, expliquer ce qu'est une charte sonore, comment humaniser les machines, etc. Il faut bien que je fasse suivre ce que les aînés m'ont légué. Je dois beaucoup à mon père, à Jean-André Fieschi, Bernard Vitet, Aimé Agnel, Michel Fano et à toutes celles et tous ceux avec qui j'ai collaboré, ou ceux qui m'ont encouragé à mes débuts en musique, alors que j'étais autodidacte, comme Frank Zappa, John Cage, Robert Wyatt ou Michel Portal. Mon blog fait partie de cette transmission.
Les étudiants des Gobelins en UI/UX créeront un document purement sonore, un autre audiovisuel et enfin une interface sonore interactive.

mercredi 20 novembre 2024

Kananayé, de Belleville à Bobo


Je connaissais la chanteuse Clotilde Rullaud pour son duo Madeleine et Salomon avec le pianiste Alexandre Saada, deux disques que j'écoute régulièrement, une voix merveilleusement grise, entre noir et blanc, qui me rappelle une idole de ma jeunesse, Julie Driscoll. Je connaissais le Burkina Faso grâce à Thomas Sankara, son extraordinaire président de 1983 à 1987, assassiné très probablement avec la complicité de la France ; j'ai conservé le numéro de L'Autre Journal où il était interviewé. Ce pays s'appelait Haute-Volta lorsque j'ai acheté ma grande sanza ikembé, Sankara l'avait renommé "pays des personnes intègres".
En 2019 Clotilde a rencontré le guitariste Abdoulaye « Debademba » Traore et le batteur Achille Nacoulma à Bobo-Dioulasso, lors du festival Badara. La jam se poursuit "dans les effluves de poulet bicyclette arrosé de bières Brakina". Le poulet-bicyclette est une volaille locale, non congelée et non importée ! Il y a pas mal de mots que je ne comprends pas dans leurs chansons, mais qui me font rêver, au rythme du balafon de Seydou « Kanazoe » Diabate et du joueur de kundé Boubacar « Papa » Djiga qui se sont joints à eux. Le kundé est une sorte de luth à 3 cordes, le n'goni en langue moré, il tient le rôle de la basse. Les cinq virtuoses forment une dream team joyeuse et critique. Leurs noms à tous les cinq figurent sur la pochette de l'enthousiasmant album Kananayé. Si la danse est partout, les paroles reflètent une vision tendre et critique des mondes qu'ils traversent.


Je ne parle évidemment ni le moré ni le dioula et j'ai souvent du mal à comprendre les expressions qui viennent du français ou l'argot des rues qui emprunte des mots anglais, mais ça sonne merveilleusement. J'écoute bien Lacan sans en comprendre grand chose, je prends cela comme de la poésie, ou de la musique. J'attrape des bouts, comme ce portrait de Belleville que je reconnais. La voix (et la flûte) de Clotilde Rullaud se mêle à celles de ses compagnons. Elle nous fait voyager, pas simplement géographiquement, mais humainement. Ce n'est pas de l'appropriation culturelle comme l'a été parfois la world music, mais un mariage, une histoire d'amour. La musique est l'espéranto des artistes.


Kananayé signifie "c'est pas facile, mais ça va aller". Les chansons racontent la vie de tous les jours. S'y glissent Sea Lion Woman jadis chantée par Nina Simone ou Sanga Blues du poète W.H. Auden. Les chansons racontent comme c'est pas facile, mais que ça va aller, parce qu'on prend la vie du bon côté, malgré ses vicissitudes, de Belleville à Bobo, on danse.

→ Kanazoe, Clotilde Rullaud, Abdoulaye Traore, Boubacar Djiga, Achille Nacoulma, Kananayé, CD Tzig'Art 10€ / LP 20€, sortie le 22 novembre 2024 (concert au New Morning le 11 décembre)

mardi 19 novembre 2024

La vie à l'envers


La première accroche de La vie à l'envers est la présence de Charles Denner. Denner c'est une voix, à la fois nasale et tranchante, une présence incroyable, second rôle toujours génial qui a tenu le principal, par exemple, dans les formidables Landru de Claude Chabrol et L'homme qui aimait les femmes de François Truffaut. Il eut aussi des fidélités avec Claude Lelouch et Claude Berri. Mais chaque apparition est un régal. Dans le premier film d'Alain Jessua, La vie à l'envers, il occupe tout l'écran, d'autant que son personnage est capable de s'abstraire totalement du monde qui l'entoure ! C'est l'histoire d'un type qui, pour commencer, tente de prendre la vie du bon côté. Mais très vite elle le renverse. Le film est porté par la poésie des fous. Qu'est-ce que la folie si ce n'est l'inaptitude à la vie qui nous est proposée ? Le couple (Anna Gaylor, compagne de Jessua !), la famille (Nane Germon), le travail (Jean Yanne, Yvonne Clech), les amis (Guy Saint-Jean, Nicole Gueden) et l'ordre en prennent pour leur grade. La misogynie de l'époque cache-t-elle une misanthropie entamée avec le mépris de soi ? De quoi sommes-nous le miroir ? Dans ce film très original tourné en 1963 le refus de la société annonce-t-il la tentation "peace & love" des années qui suivent ? La révolte est-elle indispensable pour trouver le bonheur ? Sous les appâts d'une comédie dramatique cousine de Resnais ou Perec, La vie à l'envers pose discrètement bien des questions.


Trois bonus accompagnent cette excellente remasterisation : Alain Jessua, les premières années (2013-24, 46’, passionnant entretien avec Alain Jessua), S’affranchir de la réalité (2024, 21’) par Bernard Payen, Jacques Valin, ce frère d’âme (2024, 25’) par Roland-Jean Charna. Et ce n'est pas tout, vous trouverez 3 autres longs entretiens avec Alain Jessua sur le site de la collection L'œil du témoin.

→ Alain Jessua, La vie à l'envers, DVD / Blu-Ray StudioCanal, coll. L'œil du témoin

lundi 18 novembre 2024

Animal Opera, entendu par Jean Rochard


Merci à Jeannot "Lapin" Rochard pour cette nomination "Disque ami" :

Animal Opéra, album en très grand orchestre de Jean-Jacques Birgé vient de sortir.

Le lapin est un mammifère rongeur (spécifiquement dit lagomorphe) fortement fertile. Il fut d’abord appelé connil ou connin (du latin cuniculus) avant d’adopter (selon les versions) un dérivé du latin leporellus, de l’ancien français lapriel, du verbe « laper ». La raison de ce changement au XVIIe siècle réside en grande partie dans l’utilisation de l’ancien nom pour toutes sortes de jeux de mots réputés obscènes. De la même façon, à la même époque, en Angleterre, « conney » devient « rabbit ».

Mais les métaphores licencieuses ont suivi l’animal. Une lapine au XVIIe siècle est une femme féconde, alors qu’un lapin au même siècle plus tard est un homme gaillard (hum ! hum !). Fin du XIXe siècle, pour le gaillard trop gaillard, « chaud lapin » remplace « chaud de la pince ». Pendant le même siècle, on peut « courir comme un lapin », « poser un lapin » (qui se substitue, par extension dégenrée, à « faire cadeau d’un lapin à une fille » en signifiant « manquer un rendez-vous sans prévenir »). Plus brutalement, on meurt par « le coup du lapin » (un coup d’assommoir derrière la tête).

Le lapinisme (qui vient de « lapiner » au XVIIIe) ne nécessite pas de gravir les Alpes où le lapin nain vit de blanche neige. Mâles et femelles sont de constitutions physiques semblables. Ces herbivores creusent des terriers et leurs petits naissent nus et aveugles avant d’acquérir joli pelage et vue perçante et se dépatouiller tout seuls. Quelques lapins célèbres ont marqué la littérature et le cinéma : celui « en retard, toujours en retard » de Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles, Oswald le lapin malchanceux qui précéda Mickey (créé par Ub Iwerks) chez Disney, Roger Rabbit, Bibi Lapin, Coco Lapin, Lapinot, le lapin au citron du Génie des alpages (de F’murr) et le plus célèbre, le plus inventif d’entre eux, neveu adoptif de Groucho Marx, capable de rire comme un pivert, narguant le chasseur d’un « What’s up doc? », apte à danser avec Jack Carson et Doris Day (My Dream Is Yours au titre français - lapinisé ? - Il y a de l'amour dans l'air) : Bugs Bunny (créé par Ben Hardaway, Chuck Jones, Tex Avery et définitivement par Bob Clampett). Premier indice pour la suite : dans les versions françaises des dessins animés, Bugs Bunny a la voix de Guy Piérauld, lequel est l’un des invités d’Un Drame Musical Instantané en 1987 pour L'hallali (disques Grrr).

Jean-Jacques Birgé, ami des animaux bien connu, a réuni, en 2006, avec son ami Antoine Schmitt, un impressionnant grand orchestre de 100 lapins (paternité : Olivier Mevel). On imagine ce qu’a pu être le casting d’une telle entreprise. En cette compagnie (non commanditée par le ministère de la cunniculture), ils ont enregistré à Lille (2010), à Saint-Médard-en-Jalles (2009). Au Pérou en 2024, les lapins laissèrent place à d’autres animaux de la forêt amazonienne pour ce qui sera, dans l’album Animal Opera, un large entracte entre les deux pièces intégralement lapines intitulées “Nabaz’mob”. Une sorte d’entracte amazonique du ballet Nabaz’mob, dont une qualité appréciable est de nous faire réaliser les parties de saute-mouton entre les frontières de l’invention humaine et celles de la nature. Animal Opera est une aventure domestique qui nous rappelle, de délicate insistance, la puissance de l’extérieur. Avec Birgé, les lapins ont ajusté leurs glapissements et couinements pour suivre sa partition tour à tour inquiétante de tranquillités (mystères à cache-cache) et tranquille d’inquiétudes en devenir. Ils semblent murmurer que le quotidien ne sera plus jamais serein ou gazouillent comme pour nous dire de mieux sentir les difficultés immédiates.

Entre 2006 et 2024, la technologie nous a joué bien des tours pour aller jusqu’à nous jouer tout entiers. Avec Animal Opera, les chants de la lisière de la forêt amazonienne sont là pour nous le rappeler, avant qu’on ne se replonge dans ce cunnichoeur et ses occasionnelles et malignes insubordinations, faussement répétitives, créant une attrayante suite d’où nous devrons saisir nos repères. Sous vos clapissements, mesdames, messieurs…

Jean Rochard

→ Jean-Jacques Birgé : Animal Opera – Grrr (2024)

vendredi 15 novembre 2024

Twillight of the Alchemists, encyclopedia of French progressive rock, experimental, electronic music, etc.


Steven & Alan Freeman publient en anglais une encyclopédie de la musique française consacrée au rock progressif, à la musique expérimentale, électronique, etc. Elle vient compléter L'underground musical en France d'Éric Deshayes et Dominique Grimaud (ed. Le Mot et Le Reste, 2013), Il y a des années où l'on a envie de ne rien faire 1967-1981 Chansons expérimentales de Maxime Delcourt (ed. Le Mot et le Reste, 2015), les 3 volumes d'Agitation Frite de Philippe Robert (ed. Lenka Lente, 2017-2018) et son Musiques expérimentales (ed. Le Mot et Le Reste, 2007), La France Underground 1965/1979 de Serge Loupien (ed. Payot RivagesRouge), en attendant Synths, Sax & Situationists, The French Musical Underground 1968-1978, autre ouvrage en anglais où l'auteur, l'Australien Ian Thompson, fait un véritable travail d'investigation.
Après une longue introduction d'Alan Freeman, trois préfaces (la première due à mes soins et reproduite plus bas en français, la seconde à Guigou Chenevier, batteur d'Étron Fou Leloublan, la troisième à l'Anglais Andy Garibaldi), les 400 pages grand format de Twillight of the Alchemists (ed. Audion), un TOP 100 et un TOP 30 où figure mon premier disque, l'album Défense de de Birgé Gorgé Shiroc (GRRR, 1975), un tour de France des scènes, un lexique, l'encyclopédie proprement dite dont la section principale, la French Prog Scene (où figure Birgé Gorgé et Birgé Gorgé Shiroc), mais aussi New Wave & Industrial, Synthesizer & Ambient, Soundtracks & Library, Avant-Garde & Experimenal (où l'on me trouve ainsi que Bernard Vitet et Un Drame Musical Instantané), Foreigners & Expats, l'index, des photos des musiciens et des disques (16 pages en couleurs et 16 en N&B), etc. C'est riche, parce que particulièrement ouvert même si forcément sommaire et qu'il reproduit certains story-tellings de l'époque. 1448 artistes, 3075 albums et 575 singles y sont répertoriés. Il m'en reste donc pas mal à découvrir ! Et cela peut se lire ou se feuilleter...



Voici donc le texte original de ma préface traduite évidemment en anglais dans le livre.

Avant que ça commence…

J'avais onze ans en 1964 lorsque mes parents m'ont envoyé six semaines en Grande-Bretagne apprendre l'anglais. Dans un cinéma de Salisbury passait A Hard Day’s Night, le premier film de Richard Lester. C’était incroyable, une foule de filles hystériques hurlaient au balcon comme si les Beatles étaient sur la scène. À l’époque il y avait toujours deux films à chaque séance et le second était un truc débile des Three Stooges !

Était-ce en 1970 ou 1971, je me retrouverai à jouer de l’harmonium avec les dévots de Krishna et George Harrison chez Maxim’s à Paris ? C’était probablement à l’occasion d’une enquête pour le concours d’entrée à l’Idhec, l’école nationale de cinéma, que je réussirai brillamment. Les dévots étaient logés dans un hôtel de passe à Pigalle ! Je faisais déjà du light-show avec notre groupe H Lights, projetant nos images sur Red Noise, Crouille-Marteaux, Melmoth (Dashiell Hedayat), Dagon ou Gong, et je travaillais à Londres pour Krishna Lights. À la Roundhouse nous avions œuvré sur Steamhammer et le groupe de Kevin Ayers avec Lol Coxhill, David Bedford et Mike Oldfield. Jimmy Doody m’avait donné le numéro de téléphone de John Lennon qui m’avait passé celui de George Harrison. Chez Maxim’s au bout du troisième morceau on m’avait retiré l’harmonium des mains parce que je m’étais mis à swinguer au lieu d’assurer le drone ! Mais comme il avait fallu cacher Harrison des fans qui étaient allés jusqu’à se coucher sous les quatre roues de sa voiture et que j’avais l’air gentil et rassurant, j’ai passé trois quarts d’heure à discuter avec lui, enfermés dans un cagibi… Je reviens en arrière. Les aller et retours sont le propre de la mémoire. J’avais gagné une place gratuite pour le concert des Rolling Stones à l'Olympia le 29 mars 1966, grâce au concours des Copains Menier ! Il fallait 50 emballages de chocolat mais leur taille n'était pas spécifiée, alors ma mère avait eu l'idée d'acheter une boîte de 100 petites barrettes individuelles me permettant d'être dans les premiers à répondre... Cinquième rang, mon premier concert live, grâce à l’émission de radio Salut les copains ! J’avais été épaté par les acrobaties de Mick Jagger avec son pied de micro qu’il renversait le pied en l’air.

Ma vie a basculé à l’été 1968 lorsque j’ai entendu par hasard We’re Only In It For The Money des Mothers of Invention. Je venais de participer aux Évènements de Mai à Paris. J’étais dans le service d’ordre à mobylette pour arrêter la circulation avant que ne passent les manifestations, du moins tant qu’il y avait de l’essence, et je livrais les affiches des Beaux-Arts un peu partout, toujours à mobylette. Là-dessus mes parents nous envoient pour trois mois aux États Unis dont nous avons fait le tour, seuls, ma petite sœur de 13 ans et moi qui n’en ai que 15. J’ai écrit un roman sur ce voyage initiatique, intitulé USA 1968 deux enfants. Il est sorti seulement en France, et pour iPad parce qu’il contient des sons, des photos et des vidéos.

Juillet 1968 donc, Cincinnati, Ohio. Au retour d’une Battle of the Bands, Jeff me fait écouter le disque du groupe de Frank Zappa. Foudroyé par l’humour et l’invention des Mothers, ma réaction est immédiate : c’est ça que j’aimerais faire si j’étais musicien. San Francisco, un mois plus tard. Au retour d’un concert du Grateful Dead au Fillmore West, où nous étions allés en faisant voler la voiture comme dans Bullit, Peter m’offre Freak Out! et Absolutely Free qu’il trouve trop farfelus. À l’inestimable présent il joint quelques graines que je planterai sur mon balcon. Quelques mois plus tard je monte le premier concert de rock au Lycée Claude Bernard à Paris, j’y chante, joue du saxophone et des percussions et diffuse des bandes électroniques que j’ai réalisées à partir d’ondes courtes. Francis Gorgé y joue de la guitare sur le Marshall de Patrick Vian, du groupe Red Noise, le même ampli sur lequel Frank Zappa s’est branché au Festival de Biot-Valbonne. La musique n’a pas grand-chose à voir avec celle de mon idole, mais ce fut l’étincelle de ma vocation musicale. Revenons en arrière. De retour des USA, je passe à Pan, le magasin d’Adrien Nataf, et je lui demande s’il n’a rien dans ce genre-là. Il me vend Stricly Personal de Captain Beefheart. Nouveau choc. En octobre, les Mothers of Invention passent à l’Olympia, public clairsemé, spectacle sarcastique où Jimmy Carl Black joue un vampire assoiffé de sexe. Les disques se suivent, Lumpy Gravy, Ruben & the Jets, Uncle Meat, Hot Rats, pas un album ne ressemble au précédent, c’est ce qui me fascine alors.

Octobre 1969. La France interdit au premier festival pop de se tenir sur son territoire et nous nous retrouvons tous en Belgique, au Festival d’Amougies. Je découvre le seul robinet accessible de la commune pour pouvoir nous débarbouiller chaque matin, pendant les quelques heures sans musique. Enfoui dans mon sac de couchage, avec un petit magnétophone, j’enregistre Frank Zappa, venu seul, faire le bœuf avec Pink Floyd, Caravan, Blossom Toes, Sam Apple Pie, Ainsley Dunbar Retaliation et Archie Shepp ! L’Art Ensemble de Chicago m’ouvre le champ extraordinaire du free jazz. Joseph Jarman, nu, pastiche les guitaristes de rock, mieux que tous les guitar heroes. Zappa arrose de whisky l’harmonica de Beefheart pendant qu’il joue. À leur sortie de scène, j’enjambe la barrière et harponne Zappa, je l’abreuve de questions pendant trois quarts d’heure. Moment fabuleux que je vais reproduire à chacune de ses visites jusqu’au concert du Gaumont Palace. Je tente la pareille avec le Capitaine qui me traverse comme un ectoplasme, mystère. J’enregistre également Colosseum, Soft Machine, Ten Years After, Freedom, We Free avec Guilain, Yes, The Nice, Alexis Korner… L’incroyable programme d’Amougies comprend aussi East of Eden, Zoo, Martin Circus, Ame Son, Cruciférius, Gong avec Daniel Laloux, le GERM de Pierre Mariétan jouant du Riley, les Pretty Things, Fat Mattress, et pour le jazz, Sunny Murray, Don Cherry avec Ed Blackwell, Burton Greene, Joachim Kühn avec Jenny-Clarke et Thollot, Frank Wright avec Bobby Few et Alan Silva, Noah Howard, Arthur Jones, Ken Terroade, Clifford Thornton, John Surman, Sonny Sharrock, Anthony Braxton, Steve Lacy, Robin Kenyatta, etc. La programmation est mélangée, nous ouvrant grand les oreilles vers des contrées que la plupart d’entre nous ignoraient.

Août 1970, festival maudit de Biot-Valbonne. Je suis le premier, et peut-être un des seuls à payer mon billet. Je donne un coup de main à l’Open Light qui assure les projections psychédéliques. Personne ne reconnaît Zappa, je lui demande s’il a sa guitare et sa pédale wah-wah. Il lui manque un ampli et un orchestre. Je cherche l’un et les autres. Le concert se fera en quartet avec Jean-Luc Ponty, Albi Cullaz et Aldo Romano! Le festival écourté et annulé, je me retrouve à faire le bœuf avec Eric Clapton dans la villa de Giorgio Gomelsky, l’impressario des Stones, où je rencontre Frank Wright et me retrouve embarqué dans la villa de Pink Floyd ! J’arrivais alors de la Fondation Maeght où venaient de jouer Cecil Taylor, Sun Ra et Albert Ayler. A cette époque, l’invention règne dans tous les arts.

Décembre 1970. Ma dernière rencontre avec Zappa remonte au Gaumont Palace où il improvise de petits gestes virtuoses de l’index et du majeur pour diriger Ponty. Pendant les années 80 je m’éloigne un peu d’une musique devenue trop typiquement rock à mon goût, mais les pièces pour orchestre me fascinent à nouveau, même si l’interprétation de Boulez est catastrophique. Zappa est tellement furieux qu’il se fait vraiment prier pour venir saluer. On raconte qu’il a réussi à se faire jouer en envisageant l’achat d’une 4X, l’ordinateur développé par l’IRCAM. Il optera pour un synthétiseur Synclavier et, malgré d’intéressants enregistrements dirigés par Kent Nagano, trouvera l’orchestre idéal en l’Ensemble Modern pour The Yellow Shark. Printemps 1993. Je dois réaliser un film de la série Vis à Vis pour la télévision sur deux musiciens qui se parlent par satellite pendant trois jours. Contacté, Robert Charlebois, me suggère de le faire avec un guitariste américain qui joue sur son premier album, un chum qui s’appelle Frank Zappa. Je sais déjà que Zappa est très malade. La chaîne répond que ce n’est pas assez médiatique. « No commercial potential » ! Le film se fera entre Idir et Johnny Clegg !

Décembre 1993. Je tourne Chaque jour à Sarajevo pendant le siège. Mille obus par vingt quatre heures ! Je m’endors en comptant les explosions et me laisse bercer par cette partition digne de Ionisation d’Edgard Varèse. Un soir, en rentrant à l’Holiday Inn, j’allume CNN. Sur le générique de fin du Journal, Zappa, barbu, fatigué, dirige l’Ensemble Modern. Je comprends qu’il vient de mourir. Le monde s’écroule autour de moi. Là c’est trop, je parle tout seul, je m’effondre.

J’ai toujours considéré Zappa comme le père de mon récit, du moins pour la musique. Chaque fois que je « découvrais » un nouveau compositeur, je courrais voir s’il appartenait à la liste d’influences que Zappa donne dans son premier album. Ainsi, depuis 1968, j’ai vérifié les noms de Schoenberg, Kirk, Kagel, Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et mon favori, Charles Ives… Je suis surpris aujourd’hui de ne pas y lire les noms de Conlon Nancarrow, Harry Partch ou Sun Ra.

Évidemment pendant toute cette période initiatique j’ai couru les concerts. Je faillis m’évanouir tellement le public était compressé à un concert d’Alice Cooper. Je vais à tous ceux de Soft Machine (en 1999 je suis allé à Louth interviewer Robert Wyatt pendant trois jours pour Jazz Magazine), Captain Beefheart (je ne l’ai pas trouvé lorsque j’ai traversé le Désert de Moab en 2000) ou Sun Ra (que j’ai finalement approché avec l’aide de ses musiciens). L’American Center accueille les groupes de rock et de jazz. Je vois Lard Free avec qui je jouerai en trio pendant six mois avec Gilbert Artman aux percussions et Richard Pinhas à la guitare. Cela se passe au Gibus et au Bus Paladium, deux salles mythiques du rock ‘n roll. Je suis derrière mon synthétiseur ARP 2600 que j’inaugurerai discographiquement sur Défense de de Birgé Gorgé Shiroc. Les groupes français ne me passionnent pas spécialement, mais j’ai un faible pour les Moving Gelatine Plates. Au Musée d’Art Moderne je vois Musica Electronica Viva improviser sur les films hallucinés des Laboratoires Sandoz. Aux Halles John Cage fait son Magicircus. Il me recevra longuement et très gentiment à l’Ircam en 1979 au moment de la sortie du premier album d’Un Drame Musical Instantané, Trop d’adrénaline nuit. C’est là que tout a réellement commencé pour moi, lorsque nous avons monté le Drame avec Francis Gorgé et Bernard Vitet. Mais ça c’est une autre histoire…

Cette période associe fondamentalement la politique et l’art, en particulier la musique. Il n’y a pas de free jazz sans les Black Panthers, pas de rock alternatif sans Mai 68. En France les concerts ont souvent lieu dans les universités. Ensuite la plupart des improvisateurs se retrouveront au 28 rue Dunois, mais cela aussi appartient déjà à l’autre histoire.

jeudi 14 novembre 2024

Ceux qui rougissent sur Arte.tv


Elsa me conseille de regarder une mini-série diffusée gratuitement sur Arte.tv intitulée Ceux qui rougissent, huit épisodes de 10 minutes chacun, fiction avec des ados en terminale ayant choisi l'option "théâtre". Cette petite merveille réalisée par Johan Rouveyre, Louise Silverio et Julien Gaspar-Oliveri, qui joue le rôle du prof remplaçant, meneur de jeu, met en scène une alternative chamboulant intelligemment et sensiblement la normalisation de l'enseignement et de l'apprentissage de la vie. Lorsqu'on enseigne ou l'on transmet, que rêver de mieux que de réveiller les jeunes esprits ? Il existe d'excellents films sur la direction d'acteurs comme, par exemple, le court-métrage de Jean Renoir avec Gisèle Braunberger ou Elvire Jouvet 40 de Brigitte Jacques (filmé par Benoît Jacquot), mais Ceux qui rougissent, que j'ai failli appeler Ceux qui rugissent, déborde le sujet. Le désarroi de la jeunesse s'y exprime autant que son potentiel formidable. Cette mini-série de fiction, qui s'inspire des véritables cours de théâtre de Julien Gaspar-Oliveri, est carrément bouleversante, montant en crescendo au fur et à mesure des 8 épisodes.


Comme je n'ai pas envie de la divulgâcher, je vous exhorte simplement à la regarder. Vous m'en direz des nouvelles !

mercredi 13 novembre 2024

La nuit des morts-vivants décomposée / recomposée


Naples, Parco della Rimembranza, 1981. Des membres d'alors de l'ARFI (À la Recherche d'un Folklore Imaginaire) viennent me demander si cela ne nous dérange pas qu'ils créent un ciné-concert comme nous venons de le faire. À l'époque cela ne s'appelait pas encore comme cela, mais avec Un Drame Musical Instantané nous étions les seuls sur la planète à renouer avec le temps du muet où tous les films étaient accompagnés par un orchestre, un pianiste ou un conteur. À part eux il n'y eut que le groupe Art Zoyd à avoir montré ce tact alors qu'évidemment nous n'étions nullement détenteurs de l'exclusivité de ce genre de spectacle que nous avions seulement remis au goût du jour. Lorsque c'est devenu une mode, en particulier après que nous ayons lancé le mouvement au Festival d'Avignon, j'ai préféré, peut-être un peu bêtement, passer à autre chose. Nous avions tout de même créé des partitions originales pour 26 films différents, du trio au grand orchestre. Il est étrange que ce soient majoritairement les œuvres qui nous avaient alors séduits qui ont été ensuite les plus choisies par les compositeurs qui ont suivi, alors qu'il en existe des milliers d'autres.
Le nouveau projet de l'ARFI, des musiciens dont la plupart n'étaient peut-être même pas nés en 81, est néanmoins totalement différent. Si leur spectacle s'inspire du film de George A. Romero, leur nuit des morts-vivants ressemble à une évocation radiophonique jouée en direct sur scène. Sans autre image que celle de l'orchestre.


Ils et elles sont sept : Loïc Bedel (voix bruitages), Olivier Bost (sons de synthèses, guitare et trombone), Christophe Gauvert (contrebasse, bruitages), Damien Grange (voix, chant, harmonica, bruitages), Pauline Laurendeau (bruitages, clavier, voix, chant), Marie Nachury (voix, chant, clavier et bruitages), Willy le Corre (percussion, voix, chant, bruitages). À l'énoncé de l'instrumentation on comprend le style du spectacle qui, également par le jeu théâtral, se rapproche fondamentalement des évocations radiophoniques des années 70 façon ACR (l'Atelier de Création Radiophonique de France Culture). Leur traitement est fidèle aux effets que les films d'horreur provoquaient lors des séances de minuit du cinéma Napoléon avenue de la Grande Armée à Paris : épouvante et grosse rigolade, probablement pour conjurer la peur. Personne ne triche, ils jouent le jeu sans craindre la ringardise. Un commentateur décrit les scènes comme si nous vivions à l'intérieur du découpage. Les descriptions techniques qui encadrent la mise en scène font partie intégrante de la fiction. Je pense aussi à Cold Blood, une pièce du cinéaste Jaco van Dormael et de la chorégraphe Michèle Anne De Mey, où le public assiste au tournage d'un film en temps réel dans un studio miniature, les rôles étant tenus par des doigts marionnettisés, tandis que le résultat est projeté sur un grand écran juste au dessus des manipulateurs, donnant l'impression d'un décor géant. La nuit des morts-vivants est à voir évidemment, mais cette interprétation purement sonore, le CD, est très réussie. On s'y croirait. La musique oscille entre les Residents, Danny Elfman et Henry Cow, soit un rock lourd et martelé, répétitif et inventif.

La nuit des morts-vivants, CD ARFI (et sur les plateformes), dist. Inouïe

mardi 12 novembre 2024

Six pieds sous ciel de Jacques Rebotier


La nouvelle pièce de Jacques Rebotier se joue au Théâtre de La Colline jusqu'au 24 novembre. En sortant, toutes les phrases que nous entendons ou lisons semblent être de l'auteur : "ça fait dix minutes que je t'attends !", "quelle sauce vous voulez ?", "fatal error", "réfléchissez mieux sans réfléchir plus", etc. Rebotier presse les tics de langage pour profiter de leur suc, il tord les us et coutumes de notre quotidien en les répétant tant qu'il en révèle l'absurde. Sa prosodie à trois voix parlées, souvent à l'unisson, rythmique très personnelle qu'il utilise depuis (presque) toujours, produit l'hilarité de la salle. Ciselé au rasoir sur du papier de vers à musique, le texte se moque de l'époque, critique ses à-peu-près et ses paradoxes. En 2012 j'avais vu Les Trois parques m'attendent dans le parking aux Amandiers de Nanterre, déjà trois filles à roulettes. La même année je lui avais donné la réplique tandis qu'il improvisait sa Revue de presse. Sa nouvelle pièce, Six pieds sous ciel, s'appuie évidemment sur l'actualité récente, comme découpée dans le journal du jour ou glanée au gré de la promenade. Le quotidien est la source principale de toute l'œuvre de Rebotier. Il le souligne au marqueur fluo en faisant ressortir les phrases du silence. Dans les haut-parleurs Bernard Vallèry diffuse des sons qui font glisser le documentaire dans la fiction, c'est bien de cela dont il s'agite. Au salut, Anne Gouraud, Aurélia Labayle et Émilie Launay-Bobillot soulèvent le cerveau, créé par Katell Lucas, qu'elles ont porté tout au long du spectacle. C'est délicieux avec un filet de citron. Acide.

lundi 11 novembre 2024

Kafka : Denis Lavant, Marc-Antoine Mathieu et Wilfried Wendling


Les impatients et les amateurs n'attendront pas Noël. Les bonnes idées ne sont pas si nombreuses. On sait aussi par expérience que ce genre d'objet complexe, lorsqu'il est épuisé, n'est pas toujours réédité. Mais là il vient de sortir. C'est une aubaine. En musique on appelle cela un all-stars. C'est que je suis un grand admirateur de cette bande des quatre ! Les Fiches Kafka rassemble en effet mon dessinateur de bédés en activité préféré, Marc-Antoine Mathieu, un acteur qui me fait rêver depuis son rôle dans le film Mauvais sang et avec qui je suis susceptible d'enregistrer très prochainement, Denis Lavant, un compositeur dont je me sens souvent proche et qui dirige la Muse en Circuit, coproductrice de ce livre-objet-musical-multimedia, Wilfried Wendling, et enfin le traducteur Robert Kahn qui s'est attelé, avant de mourir en 2020, aux Fiches de Zürau, inédit de Franz Kafka dont ils fêtent ensemble le 100ème anniversaire. Cinq ans de travail expliquent la somme que représente cette collaboration. Si le coffret contenait simplement 105 fiches de Kafka en français et en allemand, 26 fiches “Le cercle restreint” et 36 fiches “Les environs de l’impossible” de Marc-Antoine Mathieu, ce serait déjà drôlement sympa, mais les 6 fiches QR codes renvoient à plus de huit heures de créations sonores et multimédia de Wilfried Wendling, à des lectures d'autres textes de Kafka par Denis Lavant (dont les Derniers cahiers, des Journaux et autres fragments de Kafka déjà publiés aux éditions Nous), à des films d'animation.


Mercredi dernier à la Maison de la Poésie à Paris, Denis Lavant jouait avec une chaise sur scène devant les projections de dessins de Marc-Antoine Mathieu et dans la musique électronique de Wilfried Wendling. Les autres séquences en ligne bénéficient d'accompagnements beaucoup plus variés, du rock au contemporain, puisqu'interviennent l’ONCEIM (une quinzaine de musiciens dirigés par Frédéric Blondy), Les Percussions de Strasbourg, la chanteuse Isabelle Duthoit, la harpiste Hélène Breschand, le guitariste Olivier Aude, la percussionniste Flora Duverger, l’artiste plasticien Olivier de Sagazan, le photographe Christophe Raynaud de Lage... Lavant fait magnifiquement sonner les mots de Kafka. Le noir et blanc de Mathieu participe au vertige. L'apport de Wendling est aussi musical que cinématographique.


L'œuvre-koffret vient évidemment s'ajouter aux publications aux formes variées de Marc-Antoine Mathieu, inventeur de la non-case pour Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves (Kafka prononcé à l'envers !), le zoom infini de 3 secondes, l'application pour iPad (qui ne fonctionne hélas plus correctement !) SENS, les couvertures cartonnées de livres qui n'existent pas pour Le livre des livres, le rouleau et le leporello de 3 rêveries, etc. Bientôt de nouveaux films viendront s'ajouter à cette somme énorme sur le site dédié Fiches-Kafka.

→ Robert Kahn, Denis Lavant, Marc-Antoine Mathieu, Wilfried Wendling, Kafka 'Fiches', coffret littéraire, visuel et musical, ed. Nous, 35€

samedi 9 novembre 2024

30 ans de radio d'Amandine Casadamont


Le 22 septembre 2024, à l’occasion de son 30ème anniversaire de radio, Amandine Casadamont, artiste et réalisatrice sonore, a proposé une programmation spéciale pour radio ΠNODE. Artistes sonores et personnalités radio ont participé à ce programme réalisé en direct et en public à La Générale. Performances et ovnis sonores se sont succédés sur les ondes et entre les murs, de 17h à 22h.
Après une présentation de Thomas Baumgartner, Jean-Jacques Birgé (radiophonies, synthétiseurs, Terra) a ouvert le bal en improvisant Radio Phony, une pièce souvenir de ses jeunes années passées devant l'énorme Telefunken de son grand-père Gaston Birgé.
Il manque malheureusement l'excellente première partie autour des 30 ans de radio d'Amandine Casadamont, mais par contre suivent les magnifiques contributions d'Amandine, Madeleine Leclair, Dinah Bird, Olivier Lasson, le duo Now Cut, Reeve Schumacher, Dub Diggler.

vendredi 8 novembre 2024

Musées à Lausanne, jamais deux sans trois


Illustrer notre visite du Musée cantonnal des Beaux-Arts de Lausanne par le grand tableau de 1884 Taureau dans les Alpes d'Eugène Burnand était trop tentant, même si nous avons commencé par un selfie dans le miroir concave d'Anish Kapoor. J'aurais pu aussi commencer par La vision tisserande, 24 août 1976 de Dubuffet pour rester dans l'ambiance de la veille dans les collections de l'Art Brut...


Ce tableau peint à l'acrylique, qui fait partie de sa série Théâtres de la mémoire, est constitué de 43 pièces rapportées collées. Visiter un musée convoque évidemment la mémoire, qu'elle soit de l'instant pour plus tard ou logiquement du passé. Nous sommes ainsi faits de pièces rapportées qui s'accumulent avec les années. Certaines s'effacent avec le temps, d'autres naissent, et encore d'autres refont surface. Nous devons avancer, handicapés par le "déficit des années antérieures" que nous faisons hélas souvent subir à nos proches. En art c'est plutôt rassurant. L'artiste est parfois surpris de redécouvrir de vieilles œuvres qu'il avait oubliées. "C'est moi qui ai fait cela ?" est une exclamation récurrente que l'on tait humblement, mais qui nous soutient orgueilleusement.


La remarque la plus évidente de cette visite est l'immense présence de femmes artistes, ce dont on n'a malheureusement pas l'habitude. Ainsi dès l'entrée du troisième étage consacré à l'art contemporain est accroché Mirror Shadow de Louise Nevelson, sculptrice ukrainienne émigrée aux États Unis.


Derrière sa cimaise et les nombreux objets de William Kentridge, est projeté un film du prolifique et polymorphe artiste sud-africain. En plus des animations astucieuses jouant des superpositions la musique qui les accompagne est particulièrement intelligente, jamais illustrative, drôle et entraînante.


Au deuxième étage je ne résiste jamais devant un Rodin, et particulièrement lorsqu'il s'agit du Baiser. Je ne peux non plus m'empêcher de penser au poème Barbara de Jacques Prévert, des vers qui me font irrémédiablement craquer : "je dis tu à tous qui s'aiment, même si je ne les connais pas".


En passant devant une baie vitrée qui surplombe les voies ferrées que nous emprunterons le soir-même pour rentrer à Paris j'aperçois au fond le lac Léman. Lausanne est une ville pentue que les tramways aident à gravir...

jeudi 7 novembre 2024

Musica ex Machina


Aller à l'exposition Musica ex Machina à l'École Polytechnique fédérale de Lausanne, ça se mérite ! L’EPFL est une université technique, spécialisée dans le domaine de la science et de la technologie. Sans signalétique, il faut trouver son chemin sur la dalle de cette gigantesque université qui regroupe plus de 15 000 étudiants de 120 pays. Lorsqu'enfin, dans le fond du campus, nous apercevons les Alpes, nous sommes arrivés ! Le sujet est tentant : « De la théorie médiévale aux IA contemporaines, Musica ex Machina: Machines Thinking Musically explore l’histoire de la pensée computationnelle et algorithmique en musique, ou comment les avancées technologiques et la créativité humaine redessinent en permanence les contours de l’expression musicale. Mêlant objets historiques, œuvres sonores et installations immersives, elle présente le travail de visionnaires d’hier et d'aujourd'hui tout en ouvrant des perspectives sur le futur de la musique. » L'exposition commence avec les neumes du chant grégorien et se clôt sur les travaux avec l'intelligence artificielle de l'Irlandaise Jennifer Walshe sur laquelle j'ai écrit un article le 26 septembre dernier ! Entre temps sont présentées toutes sortes de notations et les compositions musicales qu'elles suggèrent.

Comme je le fais souvent dans les expos j'arpente rapidement les allées et je remonte le temps, depuis la sortie jusqu'à l'entrée. C'est une manière d'appréhender leur taille, mais c'est aussi ainsi que j'ai appris l'histoire de la musique. Jean-André Fieschi avait eu l'intelligence de me faire écouter Pelléas et Mélisande et Wozzeck. J'eus envie de comprendre comment Debussy et Berg en étaient arrivés là. De même j'ai longtemps cherché les origines de la musique d'Edgard Varèse, le connectant à Berlioz et Rameau. Je repars ensuite du début, en sens inverse, ou plus exactement dans le sens de l'Histoire ! Fascination devant l'automate La musicienne ou la règle à calcul d'Arnold Schönberg qui lui servait à écrire ses séries dodécaphoniques. Plus loin un piano midi Yamaha joue du Nancarrow ou du Ligeti ; les touches bougent synchroniquement même si le son ne provient pas de ce piano-là pour des raisons d'isolation acoustique. Des casques sans fil fonctionnent donc dans toutes les salles.


Dans l'une d'elles est simulée la spatialisation du Prometeo de Luigi Nono ou La légende d'Eer de Iannis Xenakis. Dans une autre des jeunes gens qui ont téléchargé une application s'amusent à jouer en déplaçant des algorithmes sur des écrans toute hauteur. Dans une troisième Pierre-Laurent Aimard est filmé et projeté sur trois écrans géants pendant qu'il enregistre ce qui est diffusé plus haut par le piano mécanique. Parmi tant d'autres on croise Guido d’Arezzo, Leonhard Euler, John Cage, Clarence Barlow, Karlheinz Stockhausen, comme les gants de Michel Waisvisz, un vieux Revox, un synthétiseur Buchla ou le gamelan numérique de la Cité de la Musique qu'avait réalisé Olivier Koechlin. Il est passionnant de voir l'évolution des systèmes de notation et quelle influence ils eurent sur les compositeurs. L'ensemble est à la fois didactique et ludique. Son site offre une playlist et j'en ai rapporté un joli petit catalogue, gratuit comme l'entrée de l'exposition.

→ Exposition Musica ex Machina: Machines Thinking Musically, EPFL, Lausanne, jusqu'au 29 juin 2025

mercredi 6 novembre 2024

TCHAK est arrivé


TCHAK, enregistré par mes soins entre 1998 et 2000, rassemble les derniers enregistrements d’Un Drame Musical Instantané avec le trompettiste Bernard Vitet, son cofondateur en 1976 (avec Francis Gorgé et moi-même). Mon camarade guitariste, avec qui j'ai fait mon premier concert au Lycée Claude Bernard en 1971, avait quitté le groupe en 1992, mais l’a rejoint à nouveau depuis 2014. Avec Francis et l’écrivain Dominique Meens nous préparons d'ailleurs un nouvel album dans l’esprit fictionnel du groupe originel. Or TCHAK ne ressemble à rien de ce que le Drame avait produit jusqu’alors, ce qui n’a rien d’étonnant tant nous aimons arpenter de nouvelles contrées et surprendre, de nos compositions instantanées à nos œuvres écrites pour notre grande formation ou des orchestres symphoniques, de nos ciné-concerts dont nous fumes à l’origine de ce renouveau à nos pièces de théâtre musical particulièrement excentriques…
TCHAK est une sorte d’électro funk qui commence avec Le silence éternel des espaces infinis m’effraie, un duo où je suis aux machines et Bernard au bugle, bugle dont le timbre magnifique est légendaire. Suivent six pièces où nous sommes rejoints par le guitariste Philippe Deschepper et le platiniste Nem : Stomp, (roots), Gaza, 1936, Vir-us. Vitet y tâte aussi du reggy (un petit synthétiseur de percussion inventé par son cousin) tandis que je joue du synthé et de l’échantillonneur, de la trompette à anche (une invention de Bernard) et de la varinette (flûte de nez !), de l’erhu (archet vietnamien) et du Theremin. Philippe et Nem étaient déjà présents dans l'album Machiavel.
Ce Drame à quatre, fondamentalement instrumental, avait trouvé une nouvelle complicité, mais la santé de Bernard mit un terme à l’aventure. Il composera jusqu’en 2004 et s’éteindra le 3 juillet 2013 à l’âge de 78 ans, mettant fin à une amitié de 37 années. Comme à Francis et à la polyinstrumentiste Hélène Sage, il me manque terriblement, me remémorant notre fabuleuse histoire, intimement liée à la création collective, des étoiles au fond des yeux, et poursuivant toujours de plus belle la quête de l’inconnu.


Ce « nouvel » album, qui lui rend hommage, se clôt sur Machiavel Meeting enregistré live au Glaz’Art lors d’une mémorable soirée qui avait tourné à l’émeute tant on avait dû y refuser du monde, le 18 novembre 1998, pour le lancement du CD Machiavel. En plus du quartet, on y entend Yves Robert au trombone, Hervé Legeay à la guitare électrique, Didier Petit au violoncelle, Olivier Koechlin à la contrebasse et Étienne Auger à la groovebox.
Étienne Mineur en a réalisé la superbe pochette, comme celle de mon CD Animal Opera sorti il y a 15 jours.

P.S.: c'était hier mon anniversaire et je venais de recevoir les disques d'Autriche, non sans mal, merci la Poste. J'ai eu l'immense plaisir d'avoir la visite de Cédric Berneau, dit Nem (donc qui joue sur TCHAK), que je n'avais pas vu depuis plus de 20 ans...

→ Un Drame Musical Instantané, TCHAK, KlangGalerie gg477

mardi 5 novembre 2024

L'art brut à Lausanne


Je me rends compte que j'ai choisi quatre œuvres très colorées, mais il en est d'autres plus sombres ou monochromes. Après notre concert au MEG à Genève, rejoindre Lausanne représentait un saut de puce autour du lac Léman. Visiter les collections de l'Art Brut au Château de Beaulieu était simplement indispensable. Dubuffet avait fait la mauvaise tête face aux propositions du Musée d'Art Moderne et du Centre Pompidou malgré tous leurs efforts. Il avait donc choisi le Musée des Arts Décoratifs pour ses œuvres et Lausanne pour sa collection d'art brut ! Depuis, les acquisitions se sont multipliées. Je pense que j'y suis devenu sensible grâce au travail du commissaire Jean-Hubert Martin pour Les Magiciens de la Terre en 1989. Vingt-sept ans plus tard, j'aurai la chance de sonoriser son exposition Carambolages au Grand Palais.


Les œuvres s'étalent sur quatre niveaux. Je note que la plupart des artistes exposés ont souffert d'absence du père, parfois carrément orphelins. Nombreuses sont les femmes qui ont trouvé un exutoire dans la création. Tous et toutes rêvaient... Ou cauchemardaient. Ils ont parfois été internés psychiatriquement, sinon vivaient reclus. Certain/e/s n'avaient aucune ambition artistique, d'autres se prenaient pour des génies. Tous et toutes ont développé un monde à part, en marge des institutions culturelles, sans référence aux courants passés et surtout modernes.


Les quatre photographies des œuvres ci-dessus sont de Willem Van Genk (fasciné par les métros et les autobus), Adolf Wölfli (qui dessina, écrivit et composa de la musique), Angelo Meani (masques à partir de vaisselle cassée mis à sa disposition par les grands magasins) et Paul Amar (tableaux en trois dimensions à partir de coquillages qu'il a dégustés avec son épouse).


Mais j'ai été autant fasciné par les masques en céramique de Stanislaw Zagajewski, ou ceux de Pascal-Désir Maisonneuve à partir de coquillages glanés dans les marchés aux puces, les magnifiques et sombres photocollages de Valentin Simankov, les monstres de Josep Baqué rappelant énormément Léopold Chauveau ou Claude Ponti, les sculptures en bois d'animaux grandeur nature d'Eugenio Santoro, les enveloppes peintes de Marie Morel, les portraits incisifs d'Alain Arnéodo, etc. Le musée compte aujourd’hui plus de 70000 œuvres de 1000 autrices et auteurs, mais seulement 700 sont présentées dans les salles du Château de Beaulieu.

Newsletter de novembre, un jour pas comme les autres



Vous y trouverez un concert exceptionnel, 2 nouveaux CD (Animal Opera et TCHAK), un album en ligne (Titres) et quelques "petits" rappels...

lundi 4 novembre 2024

After 2152


Je suis complètement idiot. Je n'ai pas emporté mon magnétophone pour enregistrer la création de jeudi dernier en duo avec Amandine Casadamont au Musée d'Ethnographie de Genève (MEG). Nous fêtions les 10 ans du nouveau bâtiment du musée et les 80 ans des Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP). Il ne reste que les photographies prises par Élodie Bousquet, Chistiane Louis et Madeleine. Nous aurions pourtant été enchantés, ou du moins intéressés, d'écouter After 2152, version totalement originale du scénario de mes Perspectives du XXIIe siècle, composition instantanée où Amandine jouait, entre autres, les vinyles de la Collection Brăiloiu et où je martyrisais le clavier avec des sons inouïs.


En première partie était diffusé le film que nous avons réalisé avec Sonia Cruchon, Nicolas Clauss, Valéry Faidherbe, Jacques Perconte, John Sanborn et Eric Vernhes. On me voit là face à la dernière image du film, près à bondir sur scène !


Pour la seconde, Amandine est aux commandes de trois platines. De mon côté je noie le poisson électronique avec des instruments acoustiques comme la trompette à anche, deux flûtes (la roumaine, très aiguë, est une de mes plus anciennes tandis que j'ai rapporté la double de Cuzco cet été), une petite guimbarde très véloce et un carillon en forme de pomme.


En général lorsqu'un éclairagiste me demande si je veux des couleurs je réponds "ambre". Si ce n'est pas clair je suis assez pervers pour ajouter "Rembrandt" ! Ensuite on s'arrange en fonction des circonstances...


Quand Madeleine Leclair, qui en 2019 m'avait commandé le disque Perspectives du XXIIe siècle, joue des "tables tournantes" (expression québécoise, comme elle-même) en duo avec Amandine, elles ont l'habitude de disposer des fleurs en tissu tout autour de leurs platines. Trouvant cela charmant j'en redemande...


Si la trompette à anche me permet d'avoir un son de clarinette basse je peux jouer de la wah-wah en utilisant une sourdine adaptée. C'est quelque chose qu'il est impossible de faire habituellement avec un instrument à anche. Le groowah au premier plan est resté en plan ; sans savoir ce que je jouerai j'en prends toujours un peu plus que je n'en utilise, c'est la même chose pour les programmes que je prépare sur l'ordinateur, une réserve qui varie d'un concert à l'autre, en fonction de mes dernières trouvailles ou de mes orchestrations préférées...


Un programme est une somme de timbres et d'instruments virtuels qui se combinent de différentes manières et que je peux utiliser de façons totalement différentes selon les contextes. J'arrive rarement à en fabriquer plus d'un par jour, mais ensuite je dois pouvoir m'en servir pendant des années. Chaque programme équivaut à un instrument, il y a une manière particulière d'en jouer, il faut l'apprivoiser. Cela explique pourquoi les pianistes ont généralement tant de mal à jouer des claviers électroniques. En improvisation le principal problème est de choisir parmi des centaines et de trouver le plus adapté aux circonstances. Le second problème est son temps de chargement dans la machine, la latence entre deux programmes. Je la camoufle éventuellement en jouant d'un autre instrument pendant ces quelques secondes. C'est facile avec un instrument traditionnel, un peu plus acrobatique pour les applications superposées sur l'écran de l'ordinateur. Mais quel plaisir !

dimanche 3 novembre 2024

Notre album Titres élu « Best Experimental Music » sur Bandcamp


Face au marché du disque en récession depuis 30 ans, sur le Net la plateforme Bandcamp représente une alternative efficace, voire vertueuse (à prendre avec des pincettes depuis son rachat par Songtradr), pour les producteurs indépendants. Simple à utiliser par eux comme pour les consommateurs, elle rétribue les achats au jour le jour, moyennant évidemment un pourcentage, nettement plus avantageux que le traditionnel circuit distribution-diffusion (soit 82% aux artistes, et même 93% les vendredis). On peut y écouter librement les albums ou une partie des titres et décider ou pas de l’achat, dématérialisé ou physique. Les formats vendus sont mp3, FLAC, AAC, Ogg, ALAC, WAV, AIFF à partir de 320 kb/s. Le label GRRR y a déposé 77 albums dont certains exclusivement dématérialisés. Titres avec la clarinettiste Hélène Duret et le pianiste Alexandre Saada, le plus récent de mes Apéros Labos, y est chroniqué...

BEST EXPERIMENTAL
The Best Experimental Music on Bandcamp, octobre 2024
par Marc Masters · 31 octobre 2024

On trouve toutes sortes de musiques expérimentales sur Bandcamp : free jazz, avant-rock, noise dense, électronique hors limites, folk déconstruit, spoken word abstrait, et bien d'autres encore. Si un artiste tente quelque chose de nouveau avec une forme établie ou invente complètement une nouvelle forme, il y a de fortes chances qu'il le fasse sur Bandcamp. Chaque mois, Marc Masters sélectionne quelques-unes des meilleures sorties de ce large spectre exploratoire. La sélection d'octobre comprend une promenade sonore dans un parc en Pologne, des improvisations basées sur des titres de livres français, de la musique jouée après les repas dans une arrière-cour du Massachusetts, et un compositeur vétéran combinant Morton Feldman et J. Dilla.

Birgé, Duret & Saada
Titres

À la mi-octobre, les musiciens français Jean-Jacques Birgé, Alexandre Saada et Hélène Duret se sont réunis dans un studio en présence d'un public et ont improvisé, demandant aux participants de proposer des thèmes basés sur des titres de livres. Les résultats ont été publiés sur Bandcamp le lendemain, sous le titre Titres, avec sept pistes de conversation musicale respectueuse mais active. Le clavier et l'électronique de Birgé fournissent une richesse de textures, y compris un rythme de danse sous-marin au début de « París no se acaba nunca », tandis que Saada et Duret ajoutent des clusters de notes chargés qui tendent vers le jazz mais ne sont pas contraints par le genre. Le jeu de piano de Saada est particulièrement expressif, trouvant des moments tranchants à l'intérieur de rythmes haletants, tandis que la clarinette basse de Duret maintient le trio sur terre même lorsqu'il semble vouloir s'envoler. D'autres instruments - guitare, trompette à anche, boîtes à musique - entrent et sortent du mélange, sans jamais surcharger.

vendredi 1 novembre 2024

Le Gippiz, pépite rock de brut


Je sors le vinyle de sa pochette. Il est doré et pas seulement sur tranche, les deux faces sont dorées, dorées et tâchées. Cela me fait plaisir d'entendre du rock improvisé qui montre une fois de plus que l'improvisation n'est pas un genre, mais une manière de vivre, et le plus court chemin entre la composition et l'interprétation. Depuis que Francis Gorgé, avec qui j'ai fait mon premier concert et qui revient aujourd'hui par la fenêtre, a quitté le Drame, Hervé Legeay vient me prêter main forte dès que j'ai besoin d'un guitariste tous terrains. J'ai adoré jouer avec Philippe Deschepper, Julien Desprez, Hasse Poulsen, Christelle Séry, Gilles Coronado, David Fenech, Isabel Sörling, Tatiana Paris, mais Hervé incarne pour moi le rock (quand il ne fait pas le manouche).


Dans Le Gippiz il retrouve Stef Sanseverino qui nous raconte des histoires et joue de la guitare barytone, et le batteur Jean Hanela, passé par Trust. Tous les trois se lancent sans filet, sauf Sanseverino qui a concocté une sorte de spoken word d'anecdotes savoureuses comme on en lit tous les jours à la rubrique des chiens écrasés. Pas d'arrangements, pas de répétitions, du brut de brut entre potes qui retrouvent la folie de leurs jeunes années. Fondé en 2018, les trois compères ont enregistré live The Yiddish Ralouf love album il y a cinq ans, et ils continuent à improviser sur scène dans la tradition des instrumentaux rock des années 70, riffs lourds et répétitifs, envols des solos, excitation maximale... Les titres reflètent les textes de Sanseverino dont on connaît la verve et la morve rebelles : L'affaire suivante, Les 3 fois où j'ai été vexé, Roger Fritz dit "Schultz", On est là pour vous emmerder, On n'a pas un commerce quand on n'aime pas les gens, On ne parle que des vainqueurs, Vous aimez les nains et les clowns ?, pour finir avec So You Think You're a Cowboy de Willie Nelson. Évidemment ça se joue bien fort, alors mon nouvel ampli leur rend hommage.

→ Le Gippiz, The Yiddish Ralouf love album, LP ou CD Label d'à côté