Steven & Alan Freeman publient en anglais une encyclopédie de la musique française consacrée au rock progressif, à la musique expérimentale, électronique, etc. Elle vient compléter L'underground musical en France d'Éric Deshayes et Dominique Grimaud (ed. Le Mot et Le Reste, 2013), Il y a des années où l'on a envie de ne rien faire 1967-1981 Chansons expérimentales de Maxime Delcourt (ed. Le Mot et le Reste, 2015), les 3 volumes d'Agitation Frite de Philippe Robert (ed. Lenka Lente, 2017-2018) et son Musiques expérimentales (ed. Le Mot et Le Reste, 2007), La France Underground 1965/1979 de Serge Loupien (ed. Payot RivagesRouge), en attendant Synths, Sax & Situationists, The French Musical Underground 1968-1978, autre ouvrage en anglais où l'auteur, l'Australien Ian Thompson, fait un véritable travail d'investigation.
Après une longue introduction d'Alan Freeman, trois préfaces (la première due à mes soins et reproduite plus bas en français, la seconde à Guigou Chenevier, batteur d'Étron Fou Leloublan, la troisième à l'Anglais Andy Garibaldi), les 400 pages grand format de Twillight of the Alchemists (ed. Audion), un TOP 100 et un TOP 30 où figure mon premier disque, l'album Défense de de Birgé Gorgé Shiroc (GRRR, 1975), un tour de France des scènes, un lexique, l'encyclopédie proprement dite dont la section principale, la French Prog Scene (où figure Birgé Gorgé et Birgé Gorgé Shiroc), mais aussi New Wave & Industrial, Synthesizer & Ambient, Soundtracks & Library, Avant-Garde & Experimenal (où l'on me trouve ainsi que Bernard Vitet et Un Drame Musical Instantané), Foreigners & Expats, l'index, des photos des musiciens et des disques (16 pages en couleurs et 16 en N&B), etc. C'est riche, parce que particulièrement ouvert même si forcément sommaire et qu'il reproduit certains story-tellings de l'époque. 1448 artistes, 3075 albums et 575 singles y sont répertoriés. Il m'en reste donc pas mal à découvrir ! Et cela peut se lire ou se feuilleter...



Voici donc le texte original de ma préface traduite évidemment en anglais dans le livre.

Avant que ça commence…

J'avais onze ans en 1964 lorsque mes parents m'ont envoyé six semaines en Grande-Bretagne apprendre l'anglais. Dans un cinéma de Salisbury passait A Hard Day’s Night, le premier film de Richard Lester. C’était incroyable, une foule de filles hystériques hurlaient au balcon comme si les Beatles étaient sur la scène. À l’époque il y avait toujours deux films à chaque séance et le second était un truc débile des Three Stooges !

Était-ce en 1970 ou 1971, je me retrouverai à jouer de l’harmonium avec les dévots de Krishna et George Harrison chez Maxim’s à Paris ? C’était probablement à l’occasion d’une enquête pour le concours d’entrée à l’Idhec, l’école nationale de cinéma, que je réussirai brillamment. Les dévots étaient logés dans un hôtel de passe à Pigalle ! Je faisais déjà du light-show avec notre groupe H Lights, projetant nos images sur Red Noise, Crouille-Marteaux, Melmoth (Dashiell Hedayat), Dagon ou Gong, et je travaillais à Londres pour Krishna Lights. À la Roundhouse nous avions œuvré sur Steamhammer et le groupe de Kevin Ayers avec Lol Coxhill, David Bedford et Mike Oldfield. Jimmy Doody m’avait donné le numéro de téléphone de John Lennon qui m’avait passé celui de George Harrison. Chez Maxim’s au bout du troisième morceau on m’avait retiré l’harmonium des mains parce que je m’étais mis à swinguer au lieu d’assurer le drone ! Mais comme il avait fallu cacher Harrison des fans qui étaient allés jusqu’à se coucher sous les quatre roues de sa voiture et que j’avais l’air gentil et rassurant, j’ai passé trois quarts d’heure à discuter avec lui, enfermés dans un cagibi… Je reviens en arrière. Les aller et retours sont le propre de la mémoire. J’avais gagné une place gratuite pour le concert des Rolling Stones à l'Olympia le 29 mars 1966, grâce au concours des Copains Menier ! Il fallait 50 emballages de chocolat mais leur taille n'était pas spécifiée, alors ma mère avait eu l'idée d'acheter une boîte de 100 petites barrettes individuelles me permettant d'être dans les premiers à répondre... Cinquième rang, mon premier concert live, grâce à l’émission de radio Salut les copains ! J’avais été épaté par les acrobaties de Mick Jagger avec son pied de micro qu’il renversait le pied en l’air.

Ma vie a basculé à l’été 1968 lorsque j’ai entendu par hasard We’re Only In It For The Money des Mothers of Invention. Je venais de participer aux Évènements de Mai à Paris. J’étais dans le service d’ordre à mobylette pour arrêter la circulation avant que ne passent les manifestations, du moins tant qu’il y avait de l’essence, et je livrais les affiches des Beaux-Arts un peu partout, toujours à mobylette. Là-dessus mes parents nous envoient pour trois mois aux États Unis dont nous avons fait le tour, seuls, ma petite sœur de 13 ans et moi qui n’en ai que 15. J’ai écrit un roman sur ce voyage initiatique, intitulé USA 1968 deux enfants. Il est sorti seulement en France, et pour iPad parce qu’il contient des sons, des photos et des vidéos.

Juillet 1968 donc, Cincinnati, Ohio. Au retour d’une Battle of the Bands, Jeff me fait écouter le disque du groupe de Frank Zappa. Foudroyé par l’humour et l’invention des Mothers, ma réaction est immédiate : c’est ça que j’aimerais faire si j’étais musicien. San Francisco, un mois plus tard. Au retour d’un concert du Grateful Dead au Fillmore West, où nous étions allés en faisant voler la voiture comme dans Bullit, Peter m’offre Freak Out! et Absolutely Free qu’il trouve trop farfelus. À l’inestimable présent il joint quelques graines que je planterai sur mon balcon. Quelques mois plus tard je monte le premier concert de rock au Lycée Claude Bernard à Paris, j’y chante, joue du saxophone et des percussions et diffuse des bandes électroniques que j’ai réalisées à partir d’ondes courtes. Francis Gorgé y joue de la guitare sur le Marshall de Patrick Vian, du groupe Red Noise, le même ampli sur lequel Frank Zappa s’est branché au Festival de Biot-Valbonne. La musique n’a pas grand-chose à voir avec celle de mon idole, mais ce fut l’étincelle de ma vocation musicale. Revenons en arrière. De retour des USA, je passe à Pan, le magasin d’Adrien Nataf, et je lui demande s’il n’a rien dans ce genre-là. Il me vend Stricly Personal de Captain Beefheart. Nouveau choc. En octobre, les Mothers of Invention passent à l’Olympia, public clairsemé, spectacle sarcastique où Jimmy Carl Black joue un vampire assoiffé de sexe. Les disques se suivent, Lumpy Gravy, Ruben & the Jets, Uncle Meat, Hot Rats, pas un album ne ressemble au précédent, c’est ce qui me fascine alors.

Octobre 1969. La France interdit au premier festival pop de se tenir sur son territoire et nous nous retrouvons tous en Belgique, au Festival d’Amougies. Je découvre le seul robinet accessible de la commune pour pouvoir nous débarbouiller chaque matin, pendant les quelques heures sans musique. Enfoui dans mon sac de couchage, avec un petit magnétophone, j’enregistre Frank Zappa, venu seul, faire le bœuf avec Pink Floyd, Caravan, Blossom Toes, Sam Apple Pie, Ainsley Dunbar Retaliation et Archie Shepp ! L’Art Ensemble de Chicago m’ouvre le champ extraordinaire du free jazz. Joseph Jarman, nu, pastiche les guitaristes de rock, mieux que tous les guitar heroes. Zappa arrose de whisky l’harmonica de Beefheart pendant qu’il joue. À leur sortie de scène, j’enjambe la barrière et harponne Zappa, je l’abreuve de questions pendant trois quarts d’heure. Moment fabuleux que je vais reproduire à chacune de ses visites jusqu’au concert du Gaumont Palace. Je tente la pareille avec le Capitaine qui me traverse comme un ectoplasme, mystère. J’enregistre également Colosseum, Soft Machine, Ten Years After, Freedom, We Free avec Guilain, Yes, The Nice, Alexis Korner… L’incroyable programme d’Amougies comprend aussi East of Eden, Zoo, Martin Circus, Ame Son, Cruciférius, Gong avec Daniel Laloux, le GERM de Pierre Mariétan jouant du Riley, les Pretty Things, Fat Mattress, et pour le jazz, Sunny Murray, Don Cherry avec Ed Blackwell, Burton Greene, Joachim Kühn avec Jenny-Clarke et Thollot, Frank Wright avec Bobby Few et Alan Silva, Noah Howard, Arthur Jones, Ken Terroade, Clifford Thornton, John Surman, Sonny Sharrock, Anthony Braxton, Steve Lacy, Robin Kenyatta, etc. La programmation est mélangée, nous ouvrant grand les oreilles vers des contrées que la plupart d’entre nous ignoraient.

Août 1970, festival maudit de Biot-Valbonne. Je suis le premier, et peut-être un des seuls à payer mon billet. Je donne un coup de main à l’Open Light qui assure les projections psychédéliques. Personne ne reconnaît Zappa, je lui demande s’il a sa guitare et sa pédale wah-wah. Il lui manque un ampli et un orchestre. Je cherche l’un et les autres. Le concert se fera en quartet avec Jean-Luc Ponty, Albi Cullaz et Aldo Romano! Le festival écourté et annulé, je me retrouve à faire le bœuf avec Eric Clapton dans la villa de Giorgio Gomelsky, l’impressario des Stones, où je rencontre Frank Wright et me retrouve embarqué dans la villa de Pink Floyd ! J’arrivais alors de la Fondation Maeght où venaient de jouer Cecil Taylor, Sun Ra et Albert Ayler. A cette époque, l’invention règne dans tous les arts.

Décembre 1970. Ma dernière rencontre avec Zappa remonte au Gaumont Palace où il improvise de petits gestes virtuoses de l’index et du majeur pour diriger Ponty. Pendant les années 80 je m’éloigne un peu d’une musique devenue trop typiquement rock à mon goût, mais les pièces pour orchestre me fascinent à nouveau, même si l’interprétation de Boulez est catastrophique. Zappa est tellement furieux qu’il se fait vraiment prier pour venir saluer. On raconte qu’il a réussi à se faire jouer en envisageant l’achat d’une 4X, l’ordinateur développé par l’IRCAM. Il optera pour un synthétiseur Synclavier et, malgré d’intéressants enregistrements dirigés par Kent Nagano, trouvera l’orchestre idéal en l’Ensemble Modern pour The Yellow Shark. Printemps 1993. Je dois réaliser un film de la série Vis à Vis pour la télévision sur deux musiciens qui se parlent par satellite pendant trois jours. Contacté, Robert Charlebois, me suggère de le faire avec un guitariste américain qui joue sur son premier album, un chum qui s’appelle Frank Zappa. Je sais déjà que Zappa est très malade. La chaîne répond que ce n’est pas assez médiatique. « No commercial potential » ! Le film se fera entre Idir et Johnny Clegg !

Décembre 1993. Je tourne Chaque jour à Sarajevo pendant le siège. Mille obus par vingt quatre heures ! Je m’endors en comptant les explosions et me laisse bercer par cette partition digne de Ionisation d’Edgard Varèse. Un soir, en rentrant à l’Holiday Inn, j’allume CNN. Sur le générique de fin du Journal, Zappa, barbu, fatigué, dirige l’Ensemble Modern. Je comprends qu’il vient de mourir. Le monde s’écroule autour de moi. Là c’est trop, je parle tout seul, je m’effondre.

J’ai toujours considéré Zappa comme le père de mon récit, du moins pour la musique. Chaque fois que je « découvrais » un nouveau compositeur, je courrais voir s’il appartenait à la liste d’influences que Zappa donne dans son premier album. Ainsi, depuis 1968, j’ai vérifié les noms de Schoenberg, Kirk, Kagel, Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et mon favori, Charles Ives… Je suis surpris aujourd’hui de ne pas y lire les noms de Conlon Nancarrow, Harry Partch ou Sun Ra.

Évidemment pendant toute cette période initiatique j’ai couru les concerts. Je faillis m’évanouir tellement le public était compressé à un concert d’Alice Cooper. Je vais à tous ceux de Soft Machine (en 1999 je suis allé à Louth interviewer Robert Wyatt pendant trois jours pour Jazz Magazine), Captain Beefheart (je ne l’ai pas trouvé lorsque j’ai traversé le Désert de Moab en 2000) ou Sun Ra (que j’ai finalement approché avec l’aide de ses musiciens). L’American Center accueille les groupes de rock et de jazz. Je vois Lard Free avec qui je jouerai en trio pendant six mois avec Gilbert Artman aux percussions et Richard Pinhas à la guitare. Cela se passe au Gibus et au Bus Paladium, deux salles mythiques du rock ‘n roll. Je suis derrière mon synthétiseur ARP 2600 que j’inaugurerai discographiquement sur Défense de de Birgé Gorgé Shiroc. Les groupes français ne me passionnent pas spécialement, mais j’ai un faible pour les Moving Gelatine Plates. Au Musée d’Art Moderne je vois Musica Electronica Viva improviser sur les films hallucinés des Laboratoires Sandoz. Aux Halles John Cage fait son Magicircus. Il me recevra longuement et très gentiment à l’Ircam en 1979 au moment de la sortie du premier album d’Un Drame Musical Instantané, Trop d’adrénaline nuit. C’est là que tout a réellement commencé pour moi, lorsque nous avons monté le Drame avec Francis Gorgé et Bernard Vitet. Mais ça c’est une autre histoire…

Cette période associe fondamentalement la politique et l’art, en particulier la musique. Il n’y a pas de free jazz sans les Black Panthers, pas de rock alternatif sans Mai 68. En France les concerts ont souvent lieu dans les universités. Ensuite la plupart des improvisateurs se retrouveront au 28 rue Dunois, mais cela aussi appartient déjà à l’autre histoire.