70 décembre 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mardi 31 décembre 2024

Les films du dimanche soir


De temps en temps, plutôt que de tenter de découvrir de nouvelles perles rares, je reviens vers des films qui m'ont marqué et que je pourrais affubler du terme de chef d'œuvre. Ils ne le méritent pas tous, mais ils correspondent bien à ce que nous appelons les films du dimanche soir (cela marche aussi pour les réveillons sous la couette !). Ce sont parfois des films passés un peu inaperçus à leur sortie, parfois leur succès n'a pas duré, parfois ce sont des tubes. Ainsi récemment j'ai sorti de mon chapeau les formidables Eo de Jerzy Skolimowski (2022) et White God de Kornél Mundruczó (2014), les films d'animation Watership Down (La colline aux lapins) de Noam Murro (2018), Ruben Brandt, collector de Milorad Krstić (2018) et Paprika de Satoshi Kon (2006), les documentaires expérimentaux The Savage Eye de Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick (1960) et La Route parallèle de Ferdinand Khittl (1962), Falbalas et Le trou de Jacques Becker (1945,1960), Colonel Blimp et I Know Where I'm Going de Michael Powell... Mais aussi Trois enterrements (The Three Burials of Melquiades Estrada) de Tommy Lee Jones (2005), 7 Women de John Ford (1966) et Convoi de femmes (Westward the Women) de William A. Wellman (1951), Le petit fugitif de Morris Engel et Ruth Orkin (1953) et Tamara Drewe de Stephan Frears (2010), Le chant du loup d'Antonin Baudry (2019) et Diamant noir de Arthur Harari (2015), To Kill a Mocking Bird de Robert Mulligan (1962), Ball of Fire et The Big Sleep de Howard Hawkes (1941, 1946), Tout ça pour ça de Claude Lelouch (1993) et Un singe en hiver de Henri Verneuil (1962), je ne suis pas sectaire, Nurse Betty et Fausses Apparences (The Shape of Things) de Neil LaBute (2000, 2003), Strange Days de Kathryn Bigelow (1995) et Les Fils de l'homme (Children of Men) d'Alfonso Cuarón (2006), et même les miens The Sniper, Idir et Johnny Clegg a capella et La nuit du phoque, ou un coup d'œil en arrière vers les séries Six Feet Under, BrainDead, Utopia, Happy!, Downton Abbey, The Americans... J'indique quelques liens vers des articles que j'ai écrits sur ces films lorsque c'est le cas... J'en oublie forcément, mais ce n'est pas non plus la liste de l'île déserte, il ne faut pas tout confondre.

lundi 30 décembre 2024

Torticolis


Devant déplacer des poids lourds j'ai protégé mon dos en oubliant mon cou. Voilà donc une semaine que je suis terrassé par un torticolis aigu dont la douleur est permanente. Cela ne remonte pas à hier puisqu'en 1532 Rabelais l'écrivait déjà tortycolly ! Après être allé chercher une minerve en haut du placard j'ai pris mon mal en patience, le tramadol-paracétamol ne faisant étonnamment que peu d'effet, tout comme le massage à la gaulthérie couchée. J'ai tout essayé, le tube de Ketum et le bâton de moxa. Cela fait si mal, et sans interruption, que j'ai l'impression de vivre derrière un rideau de fumée, un filtre que tout, absolument tout, traverse, ouaté. Ma vue et mon ouïe s'en trouvent affectées. J'entends moins bien, comme éloigné de la réalité. Il m'est indispensable de me concentrer pour oublier la douleur lancinante, effort paradoxal puisque j'ai un mal fou à me concentrer sur quoi que ce soit. J'y pense et puis j'oublie, mais j'y pense beaucoup plus que je n'oublie. Il est étrange que la douleur aiguë à droite ait changé de côté pour devenir sourde à gauche. Je me fais l'effet d'un échassier, le cou raide, mon mètre de couturière s'étant métamorphosé en mètre pliant. La minerve me tient droit, mais je dois l'ôter la nuit où le moindre mouvement est particulièrement pénible. Étrange symptôme, la douleur se déplace de jour en jour, d'abord aiguë à droite elle a migré sourde à gauche, avant de produire de terribles crampes dans le cou. Mais elle ne passe pas. Je garde un calme olympien en attendant un rendez-vous osthéopathique, espérant qu'étudier la douleur l'apprivoise jusqu'à la faire disparaître, comme j'ai appris à le faire à vingt ans en lisant Bras cassé de Henri Michaux.

samedi 28 décembre 2024

La fin de Facebook ?


J'ignore si le réseau social est complice ou victime de sa récente dérive. Mon mur, probablement le votre, est depuis quelques semaines vampirisé par des annonces encyclopédiques qui noient les communications de mes "amis". Je bloque à tour de bras, mais deux mains n'y suffisent pas. Ce pourrait être de la publicité, mais ce sont des infos se voulant tantôt sensationnelles, tantôt informatives, plus ou moins en relation avec mes centres d'intérêt, sauf que je n'en ai rien à faire, me servant de Facebook essentiellement professionnellement. J'y recopie certes mon blog, drame.org/blog, mais ce n'est même pas son miroir qui se trouve dans les faits sur Mediapart.
Dans un premier temps je vais continuer à l'y afficher, en vous suggérant de me lire sur mon site comme le font de nombreux amis (sans guillemets cette fois) ou sur Mediapart (où je pense rassembler plus de lecteurs et lectrices). Dans les deux cas c'est toujours gratuit, sans avoir besoin de s'abonner. Plus tard je prévois de quitter FaceBook, voire Instagram (où je place aussi une autre copie de mes articles), le temps que vous changiez vos habitudes. Si, comme moi, vous êtes gavés par la dérive de FB, vous serez soulagés par cette mutation. Drame.org et Mediapart ont de plus l'immense avantage de proposer des hyperliens et de placer les illustrations aux bons endroits à l'intérieur du texte.
J'ignore quel moyen de communication vous choisirez pour nous tenir informés à votre tour, mais je ne vois plus vos informations sur mon mur, totalement noyées par ce flux gigantesque, probablement généré robotiquement. A moins que FaceBook réagisse en filtrant tout ce que nous n'avons pas demandé à voir, mais c'est de pire en pire.
Instagram ne vaut guère mieux, les stories sont éphémères, les mails sont également perdus parmi la pub et les spams. LE SYSTÈME S'ÉTOUFFE DE LUI-MÊME. C'était prévisible si l'on connaît les lois de l'entropie. Sans bouleversement les jours de Facebook sont comptés. Que pouvons-nous inventer pour nous y retrouver ?

vendredi 27 décembre 2024

La cinéphilie de Carlotta


J'ai mauvaise conscience lorsque s'accumulent les DVD ou Blu-Ray sans que j'ai le temps de les chroniquer. J'y arrive heureusement de temps en temps, mais je m'interdis généralement d'évoquer un coffret sans en avoir vu l'intégralité, bonus inclus, valeur ajoutée précieuse lorsqu'on s'intéresse vraiment au cinéma. Or un éditeur comme Carlotta (référence au film Vertigo d'Hitchcock) réalise un travail fabuleux et colossal pour un cinéphile. L'année ne dépassant que rarement 365 jours et les projections occupant essentiellement mes soirs, lorsque je ne travaille pas, ne sors pas au spectacle ou pour voir des amis, je suis coincé. J'écris cet article un peu paresseux alors que je combats un torticolis aigu en espérant arriver à me concentrer ! Je regarde évidemment beaucoup d'autres choses, anciennes ou récentes, films ou séries... Je n'ai pas le même problème avec les disques que j'écoute en journée et qui me prennent tout de même beaucoup moins de temps.
J'ai rassemblé six coffrets de grand intérêt, il y en a d'autres, alors que je n'ai fait que les effleurer. J'ai pourtant vu tous les films de Jean Eustache ou de Pier Paolo Pasolini dans le passé, mais il me serait indispensable de les revoir pour en parler avec un point de vue personnel qui a probablement évolué avec le temps. À signaler que tous ces films ont été superbement remasterisés. Le coffret Eustache est accompagné d'un livre de 160 pages, et tous les longs métrages et trois courts sont enrichis de 2 heures 30 d'archives télévisées et radiophoniques exclusives... [Correction : j'avais oublié que j'avais déjà chroniqué ce coffret ! Aïe aïe aïe, ça commence mal]...
Celui de Pasolini offre neuf films de 1961 à 1969 avec six heures de suppléments dont l'incontournable Cinéastes de notre Temps "Pasolini l'enragé" réalisé par Jean-André Fieschi (version longue de 98 minutes) ; y figurent mes préférés, La Ricotta et Des oiseaux petits et grands (Uccellacci e uccellini), mais je regrette l'absence de ses courts métrages de l'époque (comme La Terre vue de la Lune et Che cosa sono le nuvole ?) que j'adore tout autant, probablement grâce à la présence de Toto et Ninetto Davoli.
Le récent coffret consacré à Otar Iosseliani est carrément une intégrale en 9 Blu-Ray, soit plus d'une vingtaine de courts et longs métrages, documentaires et fictions, avec un livret de 220 pages. Il y a une poésie unique chez Iosseliani, une poésie d'anthropologue, la comédie agissant comme un antidote à l'absurdité de l'humanité.
Je suis moins sensible aux coffrets de Stanley Kwan et Shin'ya Tsukamoto, même s'ils m'intéressent également. Celui de Kwan présente quatre films dont une version Director'cut de 155 minutes de Center Stage et un documentaire sur le cinéma chinois axé sur le genre et la sexualité par Kwan lui-même. Romantisme hong-kongais et corrosivité nippone ! Le coffret de Tsukamoto propose huit longs métrages, deux moyens métrages et un livret de 80 pages toujours aussi soigné. Les suppléments débordent de l'un comme de l'autre. Je me demande parfois si je ne devrais pas essentiellement évoquer les bonus qu'on ne trouve évidemment pas ailleurs et qui font pour moi tout l'intérêt de ces riches rétrospectives. Mais j'avoue par exemple préférer Mizoguchi, Oshima ou Imamura que l'on retrouvera au catalogue.
Pour terminer, le coffret World Cinema Project présenté par Martin Scorsese offre huit découvertes du patrimoine cinématographique mondial dont j'avais chroniqué trois d'entre eux il y a douze ans (Les révoltés d'Alvarado, Transes, La flûte de roseau). Je m'y replongerai une des ces nuits, mais en attendant et en fonction de vos goûts, laissez vous séduire par ces festivals fantastiques qui permettent d'entrer dans le monde d'un cinéaste ou de découvrir des œuvres rares. Si les contrats d'édition étaient éternels, Carlotta pourrait jouer un rôle de cinémathèque domestique, mais certains films disparaissent hélas parfois de leur catalogue.

jeudi 26 décembre 2024

Avec Annie Ernaux, Katherine Mansfield, Sainte Thérèse d'Avila, Philippe Djian...


Il y a deux ans, à l'occasion du Prix Nobel de littérature attribué à Annie Ernaux, j'avais exhumé la cassette d'extraits de La place "lus par l'auteur". En 1987 je l'avais accompagnée musicalement avec Francis Gorgé à la guitare et Michèle Buirette à l'accordéon avec qui j'avais composé la partition. J'enregistrai aussi une cour de récréation, la campagne... Sinon je jouais essentiellement de l'échantillonneur. C'était le début de cet instrument qui peut utiliser des sons d'instruments préenregistrés. Cour de récréation / L'histoire commence / Marche de la vie / Clarinette basse / Accordéon / Campagne / Dispute / Ville / La vie / Dureté / Arpèges / Finale. J'assumais alors le rôle de directeur musical des Éditions Ducaté, une collection de cassettes audio littéraires à une époque où ce n'était pas encore à la mode.
De mon côté j'avais commencé les lectures en musique dès 1972. La liste des auteurs est longue : Arrabal, Philippe Soupault, Henri Pichette, Gilbert Lascault, Jean Vigo, Josef von Sternberg, Jules Verne, Edgar A. Poe, Michel Tournier, Régis Franc, Dino Buzzati, Alain Monvoisin, Dominique Meens, Michel Houellebecq, André Velter, Pierre Senges... J'en oublie beaucoup. Quant aux comédiens j'ai eu la chance de jouer avec Michael Lonsdale, Daniel Laloux, André Dussollier, Bernard-Pierre Donnadieu, Sapho, Guy Pannequin, Eric Houzelot, Claude Piéplu, Frank Royon Le Mée, Denis Lavant... Le K avec Richard Bohringer avait même été nominé aux Victoires de la Musique. J'ai aussi fait l'acteur en lisant du Pessoa !


En 1988, pour les éditions Ducaté, Jane Birkin lisait les Lettres de Katherine Mansfield que je ponctuai au piano entre chaque. Face A, les lettres à John Middleton Murry. Face B, celles à Richard Murry. Je retravaillerai avec Jane Birkin, comme avec Bulle Ogier, en 1995 pour le CD Sarajevo Suite sur des poèmes d'Abdulah Sidran. Pour l'album Le Chronatoscaphe j'écrivis les dialogues de Nathalie Richard et Laurent Poitrenaux. C'est Feodor Atkine qu'on entend dans mon court-métrage Le sniper...


Pour Le chemin de la perfection de Sainte Thérèse d'Avila lu par Ludmila Mikael je me souviens m'être demandé comment faire. J'étais allé enregistrer des bruits d'église à Notre Dame du Perpétuel Secours située à côté de chez nous, boulevard de Ménilmontant. Je jouais essentiellement de l'échantillonneur avec des voix, des cordes, des percussions...


La quatrième cassette n'est jamais parue. Philippe Djian s'était opposé à la publication de Maudit manège lu par Annie Girardot. Il détestait son interprétation. L'enregistrement de la comédienne n'avait pas été facile pour Claudine Ducaté. Cette fois la musique originale était signée Un Drame Musical Instantané, trio que je formais avec Bernard Vitet à la trompette et Francis Gorgé à la guitare électrique : Générique 1 / Attaque cardiaque / La mercédès file / Générique 2 / Générique 3 / Piano Jazz/ Piano Tragédie / Sprint des 2 petites filles / Attaque cardiaque / Générique 4.

mercredi 25 décembre 2024

Collage raisonné A


Comme je le racontais au début du mois en évoquant l'exposition de Sun Sun Yip, j'ai la chance d'avoir quelques amis plasticiens qui me font rêver. Deux de ces camarades qui me sont très chers nous ont récemment offert des tableaux à accrocher au mur. J'ai beau avoir une maison relativement grande, les surfaces ne sont pas extensibles et j'ai choisi d'en garder certaines immaculées, histoire de reposer mes yeux, de me laisser aller à la rêverie à partir du vide, d'y projeter de la lumière ou des films. Je venais de trouver la place du triptyque Dans le vent confus du voyage de mc gayffier quand me vint l'idée de placer l'impression Collage raisonné A d'Éric Vernhes sous l'oléarium du salon, derrière le divan rouge, près de tableaux possédant tous une dominante de cette couleur. L'oléarium est un une sorte d'aquarium rempli d'huile ayant servi de loupe devant un téléviseur des années 50 et utilisé par Raymond Sarti dans son décor du K de Dino Buzzati pour Un Drame Musical Instantané. Combien se sont fendus de grimaces en se plaçant de chaque côté de l'objet incrusté dans l'épaisseur du mur. À la droite de l'œuvre d'Éric Vernhes on peut en admirer d'autres de mc gayffier, Sun Sun Yip, Arlette Martin, Aldo Sperber... Dans le bas à droite de la photo apparaît l'ombre d'une oreille d'un Nabaztag.
Ayant déjà écrit plusieurs articles sur son travail et connaissant ses aptitudes incroyables à manier les techniques les plus primitives aux plus contemporaines, j'ai demandé à Éric comment il avait réalisé cette abstraction. Collage raisonné A est donc un arrêt sur image d'un assemblage de mèches d'un logiciel génératif qu'il a inventé. Me référant à d'autres de ses créations picturales j'y pressens une partition musicale d'une œuvre complexe où les textures sont rythmées par les surfaces. Comme toute représentation graphique sonore il faut s'approcher pour constater la précision des points (pixels ?), des à-plat et des brumes, et envisager de les interpréter.
Dans cette lointaine perspective, muni d'une perceuse, j'ai esquinté le mur de béton sans succès pour y visser un piton, optant finalement pour un scotch double face ne pouvant supporter le poids du cadre qui a glissé en brisant la vitre, heureusement sans abîmer le papier. Le verre indiquait de nouvelles lignes musicales, mais le danger de se couper et le respect de l'intégrité de l'œuvre m'obligèrent à mettre de côté cette collaboration artistique involontaire. Éric m'a rassuré en m'annonçant qu'il passerait avec une perceuse plus puissante et une vitre empêchant le papier de jaunir avec le temps. Je ne suis pas du tout bricoleur, même si je m'y colle régulièrement. Mes mains ne sont à l'aise que devant des claviers, qu'ils soient à écrire, à cuire ou à jouer, encore que je tape à deux doigts, fais ce que je peux sur les touches noires et blanches, improvisant sans cesse, soit rectifier le tir de la phrase précédente sans faire tilter le flipper. De quoi forcément perdre la boule lorsque je ne suis plus dans mon élément !

mardi 24 décembre 2024

Dans le vent confus du voyage


Il fallait bien que cela arrive un jour, j'ai accroché le triptyque sur toile Dans le vent confus du voyage dans l'escalier qui mène au premier étage alors que j'avais toujours évité de casser le blanc des murs. La plasticienne mc gayffier, "technicienne de surface" aux multiples talents, nous a fait ce somptueux cadeau pour nos anniversaires. Le texte est tiré du Livre d'heures de Rainer Maria Rilke tel que cité par Jean-Luc Godard dans ses indispensables Histoire(s) du cinéma. Du même réalisateur, huile cette fois plutôt qu'acrylique, Ces fleurs ont été cueillies dans Le livre d'images, son dernier chef d'œuvre (2019). Avec entre les rails, une autre huile, celle-ci reprenant le célèbre photogramme de Dziga Vertov dans L'homme à la caméra (1929), le triptyque est complet, recomposé, Ces fleurs entre les rails dans le vent confus du voyage. J'ai toujours adoré les photogrammes. Dans le passé nous n'avions qu'eux pour nous souvenir, la vidéo n'existant pas. Quant au son j'enregistrais dans les salles de cinéma avec un magnétophone à cassette. En les peignant mc gayffier rallonge le temps, arrêt sur image qui joue de l'éphémérité de la vie.

Les fleurs du jardin
Chaque soir ont du chagrin.
Oui, mais dès l'aurore
Tous leurs chagrins s'évaporent.
Quel est l'enchanteur
Qui guérit tant de douleurs,
Quel est ce magicien ?
C'est le soleil.

C'est la chanson que chacun, chacune, fredonne à tour de rôle dans Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir (1932). C'est encore plus clair avec le train qui fonce sur le caméraman. Les cadres en bois donnent également de l'épaisseur aux trois petites toiles. Tranches verte, noire ou pointillée comme les perforations d'un film en celluloïd. L'intertitre souligne la poésie de réel qui fricote avec l'imaginaire. Les temps confondus se mêlent parce qu'il n'y a ni passé, ni présent, ni futur pour un cinéphile. Juste des images. Les paroles de Renoir continuent, nous renvoyant à ce que nous avons de plus cher... Je pense ainsi au champ de marguerites repiquées dans Le plaisir de Max Ophüls (1952). Un anniversaire...

L'hiver dans les bois
Les oiseaux meurent de froid.
Leurs nuits dans les bois
Sont comme des tombes blanches.
Avril reparaît
Et soudain dans la forêt
Mille voix en même temps
Bénissent le printemps.
Mon printemps est mon sourire
Quand mon cœur souffre et soupire.
Ton sourire est mon printemps,
Mon printemps...

lundi 23 décembre 2024

Les sirènes d'Edgard Varèse


Lors du concert à la Philharmonie de Paris dit du « Grand soir Edgard Varèse » sous la direction enthousiasmante, toute en nuances, de Pierre Bleuse, mes pieds ne touchaient plus terre. Fasciné par l'énorme set de percussion joué par une douzaine de musiciens, je me déhanchais pour voir à quoi ressemblait la célèbre sirène que l'on entend dans Ionisation et Amériques, mais qui était à l'opposé de nous, tout au fond de la scène de la salle Pierre Boulez. Lors de la création de Ionisation à New York en 1933 sous la direction de Nicolas Slonimsky, dont je possède un enregistrement, Edgard Varèse était en charge de deux sirènes de type H à commande manuelle prêtées par la Sterling Siren Fire Alarm Company de Rochester, une claire et une grave (sur la partition originale Varèse précise "opérées à la main avec bouton d'arrêt instantané"), tandis que les compositeurs, entre autres membres de l'International Composers' Guild qu'il avait créée, lui prêtaient percussion forte, en l'occurrence Carlos Salzedo, Henry Cowell, Paul Creston, William Schumann, Albert Stoessel, Georges Barrère, Aldoph Weiss et Egon Kenton. En sortant de ce concert exceptionnel, j'eus donc la furieuse envie d'ajouter une sirène à mon instrumentation...


Je trouvai sur le site de Kolberg celle, électrique, que j'avais devinée lors du concert qui rassemblait Ionisation, Density 21,5, Octandre, Intégrales, Offrandes, Arcana et Amériques. Longtemps je n'avais possédé que les deux vinyles dirigés par Robert Craft. Le préposé à la sirène semblait soulever le couvercle d'une boîte parallélépipédique pour jouer les indispensables glissandi. Sacha Gattino m'avait indiqué le site du magasin allemand Kolberg spécialisé dans la percussion contemporaine, mais le prix de l'objet, soit 1646,38€ (plus le port !) ne correspondait pas à mon budget...


Je me risquai donc à commander une Qwork à manivelle en alliage d'aluminium, destinée aux usines, écoles et lieux publics, à 37,55€. Ses 110 dB font parfaitement l'affaire et je suis impatient de rendre hommage à l'un des initiateurs de ma musique, dont je redécouvre une certaine forme de romantisme avec l'interprétation de l'Ensemble Intercontemporain, l'Orchestre du Conservatoire de Paris et l'Ensemble NEXT réunis. Je réalisai à quel point la découverte en 1968 de la musique de Varèse m'avait influencé, comme plus tard celle de Charles Ives. Mais ça c'est une autre histoire...

vendredi 20 décembre 2024

Le pâté magique


Avant-hier soir j'étais aux fourneaux, et pour cause. [...] Comme le foie gras n'est pas à la portée de toutes les bourses, [voici] la recette de mon célèbre pâté, recette que je tiens de ma [regrettée] camarade Brigitte Dornès, et qui me vaut chaque fois tant de félicitations, nombreux convives le comparant à la gâterie évoquée plus haut. Toute proportion gardée, voilà donc facile, bon marché et du plus bel effet gustatif :
1. Faire cuire 500g de foies de volaille dans du vin blanc (il m'est arrivé de les remplacer par du foie de lapin et c'était drôlement bon, j'avais ajouté aussi une cuillerée à soupe de miel, miel que j'avais moi-même mis en pot à La Ciotat où le papa de Françoise possède quelques ruches).
2. Dans un mixeur, broyer les foies égouttés avec 400g de beurre salé, un peu de poivre, un petit verre de cognac, et le tour est joué ! A partir de là, on peut imaginer toutes les variations, en remplaçant le cognac, en ajoutant des herbes, etc.
3. Mettre le résultat au frigidaire, attendre 24 heures, ce méli-mélo peut se conserver facilement une ou deux semaines, mais il est très rare qu'un de ces pâtés vive aussi longtemps... Attention, c'est riche ! Mais tellement bon, vous n'en reviendrez pas et perdrez votre appétit d'oiseau, ne pouvant faire autrement que d'y revenir. Succès assuré. Cela fait [40] ans que je récolte les compliments de mes invités et qu'on me demande la recette. C'est si facile que c'en n'est pas croyable.
Bon appétit et joyeuses fêtes !

Article du 25 décembre 2012

jeudi 19 décembre 2024

La nuit du phoque sur Vimeo


À l’occasion du 600e numéro de Blow Up, l'actualité du cinéma (ou presque) - ARTE, l'irréductible Trufo a regardé vers le futur et tenté de faire un tour d’horizon des 600 prochains épisodes de sa chronique (ou presque) et, ô miracle inattendu, il cite mon premier film, coréalisé avec mon très regretté ami Bernard Mollerat, La nuit du phoque. Jadis piraté sur Vimeo, il avait disparu, de quoi le faire figurer parmi les 600 futurs introuvables (ou presque) Je l'y ai remis moi-même en ligne il y a deux jours. En 2009 j'avais écrit l'article suivant...

LIEN VERS LE FILM SUR VIMEO

Réalisé comme film de promotion à ma sortie de l'Idhec en 1974, je découvre maints détails qui m'avaient échappés comme l'annonce de la crise énergétique qui a depuis fait basculer le monde ou encore une série d'attentats aveugles... L'original en 16mm a fait l'objet d'une édition DVD en 2003 par Mio (Israël), puis d'une réédition en 2013 par Wah-Wah (Espagne), chaque fois couplée avec le disque culte Défense de de Birgé Gorgé Shiroc.

Chaque fois que j’ai cité ici mon premier film, La nuit du phoque, et que j’ai voulu créer un lien hypertexte, je me suis aperçu que je n’avais rien écrit... Stop. En une phrase je commets déjà trois erreurs. Ce n’est pas mon premier film, mais le neuvième exercice réalisé pendant les trois ans de ma scolarité à l’IDHEC, l’Institut des Hautes Études Cinématographiques, ancêtre de la FEMIS. Ensuite ce n’est pas mon film, mais celui de Bernard Mollerat et moi (photo n°1), une œuvre réalisée à quatre mains. Enfin j’ai déjà évoqué son histoire, directement en anglais, dans le livret du DVD publié par MIO Records. La nuit du phoque accompagnait la réédition de mon premier 33 tours 30 cm, Défense de, sous le nom de Birgé Gorgé Shiroc, avec 6 heures 30 de bonus inédits du même orchestre.

Au risque de me répéter pour certains passages (que mes lecteurs les plus fidèles me pardonnent !), je vais tenter de traduire ces notes de pochette en français, après avoir salué Francis Gorgé qui a numérisé le film lorsque je me suis rendu compte que la copie optique en ma possession commençait à virer au rouge, et Meidad Zaharia, producteur israélien, qui a soutenu ce projet fou en l’agrémentant de sous-titres anglais, français, hébreux et japonais ! Depuis, Meidad a fermé boutique. Le double-album n'a rencontré que très peu d'écho en France, mais il s'est arraché aux USA et au Japon.

Les journalistes de All Music, JazzMan, Paris Transatlantic, Brainwashed, Progressive Ears, Aquarius, etc. eurent la gentillesse de parler de ce film expérimental comme d'un Eraserhead à poils et bourré d'humour, le comparant à Buñuel pour le surréalisme, Godard pour la dénonciation, aux films expérimentaux américains pour le grain et le montage, citant le Rocky Horror Picture Show et Trout Mask Replica, selon les uns ou les autres, un film d'avant-garde politique, drôle, psychédélique.

J'y vois surtout les premiers pas d'un très jeune homme, j'avais seulement 21 ans, qui s'est beaucoup amusé avec son copain en travaillant comme des acharnés. Nous fûmes en effet les premiers à tourner de toute notre promo, ce qui nous donna de terribles avantages, d'autant que nous additionnions nos deux budgets ! Cinq semaines d'écriture, cinq semaines de préparation, cinq semaines de tournage, cinq semaines de montage.



La nuit du phoque est donc un film de 41 minutes « tourné en 16mm couleurs par Jean-Jacques Birgé et Bernard Mollerat », en 1974, un an avant Défense de, disque-culte depuis qu’il figure sur la Nurse With Wound list. Même époque, même ambiance, même rêve, même passion, même ferveur, l’enregistrement et le film réfléchissent une période dont le mot-clef était l’invention. Les deux projets sont des collaborations.


Mollerat et moi incarnions des extrêmes fondamentalement dissemblables à l’IDHEC. J’étais une sorte de hippie libertaire aux cheveux longs et à l’accoutrement psychédélique, non-violent bien qu’un pur représentant de l’esprit de mai 68 auquel j’avais pris part alors que je n'avais que 15 ans. Avec ma mobylette grise je participais au service d’ordre pendant les manifestations et je livrais les affiches des Beaux-Arts. Je vendais Action, le journal des comités d’action, à la Porte de Saint-Cloud. J’étais entouré de musique et de lumières, ayant commencé à gratter et brûler des diapositives dès mes 13 ans pour créer des spectacles audiovisuels. Je faisais de la musique depuis mon voyage initiatique aux États-Unis à l’été 68 [voir le roman augmenté USA 1968 deux enfants], juste après les Événements. Six mois après avoir entendu là-bas We’re Only In It For The Money des Mothers of Invention, j’étais sur scène avec Francis à la guitare. Je n’avais aucune notion de musique jusque là et n’ai jamais pris un seul cours de quoi que ce soit qui y ressemble. J’ai dû trouver seul le moyen de réaliser mon nouveau rêve. Je faisais pousser de l’herbe sur mon balcon avec des graines rapportées de San Francisco (je me souviens du Grateful Dead au Fillmore West) et commençais à lever le pied au lycée. Juste après le Bac, je réussis brillamment le concours d’entrée à l’IDHEC, ce qui n’était a priori ni mon intention ni mon ambition. Depuis, j’essaie de perpétuer la merveilleuse aventure qui dura trois ans, car ce furent des études comme nous avions tous rêvé et comme nous pourrions encore en rêver…

Bernard Mollerat et moi devînmes amis à la fin de la première année. Il était aussi cinglé que moi, sauf qu’il avait de meilleures raisons, issu d’une famille noble très catholique. Il était passé par le chemin de croix les genoux en sang, élevé par une maman qui ne pouvait pas aller aux toilettes sans emmener avec elle l'un de ses deux fils. Son véritable nom était Bernard de Mollerat vicomte du Jeu, mais lorsqu’il entra à l’IDHEC son père lui écrivit pour lui demander s’il avait trouvé un bon pseudonyme. Dans sa famille on était curé ou militaire. Il décida de laisser tomber les particules, se débarrassant du même coup des quolibets du style « ce n’est pas du jeu ». Le premier jour, quelques idiots ne manquèrent néanmoins pas de l’appeler « Soft Rat ». Comme il y avait deux Bernard dans notre promo, Descloseaux se fit surnommer « Léon » et Bernard « Gaston ». Avec fierté et énormément d’humour Bernard assumait son homosexualité, ce qui n’était pas courant à cette époque. Son coming out était emprunt d’un bon paquet de provocation, ce dont il ne se privait jamais, sans aucun autre signe ostentatoire que son humour "sophistiqué et glacé". Les cheveux courts comme un petit mouton, il portait un costume trois pièces gris à rayures fines, une chemise blanche et un parapluie pliant ! Je me souviens qu’il aimait la comédie musicale, les films de Jacques Demy et des trucs assez kitsch genre Pink Narcissus et Les 5000 doigts du Dr T que nous avions découverts ensemble à la Cinémathèque. De mon côté j’étais plus influencé par Easy Rider, Jean-Pierre Mocky et Luis Buñuel. Nous étions jeunes et tous deux adorions voir de nouveaux films sous la houlette de notre professeur d’analyse de films, le regretté Jean-André Fieschi. Nous aimions aller ensemble au théâtre, au concert, voir des ballets, voyager… L’amour, l'humour, l’action, l’aventure, "in one word, emotion", étaient notre lot quotidien. Pendant toute cette période, Bernard fut mon meilleur ami.


J’étais « la nuit » parce que je menais une vie de noctambule et Bernard était « le phoque » à cause d’une plaisanterie sur F.W.Murnau dont JAF avait dit qu’il était « pédé comme un foc ». Nos perspectives de vie marginales nous avaient rapprochés et nous avons commencé à bien nous amuser dès le début de la seconde année. À partir de là nous avons réalisé tous nos films ensemble, comme je le fis pour la musique avec Gorgé pendant dix-huit ans, et avec Bernard Vitet pendant 32 ans ! Hélas, la collaboration ne dura pas aussi longtemps avec Mollerat qui se suicida à l’âge de 24 ans. En vieillissant il craignait de perdre son pouvoir de séduction… Je pense souvent à lui, s’il avait attendu un tout petit peu, voir comment les choses évoluent, rien ne se passe jamais comme on l'a prévu. Il fit sauter tout son immeuble au gaz. La nuit du phoque est notre film. Pendant le montage il avait décidé de devenir monteur tandis que j’avais choisi la réalisation. Depuis sa disparition je n’ai jamais trouvé quiconque avec qui partager le plaisir d’imaginer et réaliser de nouveaux films.

(…) À cet endroit du texte original anglais j’évoque mes collaborations réussies dans le domaine de la musique et les films que je réaliserai ensuite.


La nuit du phoque était notre film de promotion. Nous avions décidé de tenter tout ce qui nous passait par la tête et que nous n’avions pas eu l’occasion d’essayer pendant nos trois ans d’études. C’était la dernière occasion d’apprendre quelque chose avant de quitter l’IDHEC. Nous avons dirigé des mômes et des animaux, des amateurs et des professionnels, nous avons éclairé une rue entière de nuit, filmé un groupe de rock à deux caméras, loué un travelling circulaire pour les scènes de nus olé-olé (qui nous valurent un prix à Belfort pour les raisons inverses de notre propos, le pastiche étant trop bien réalisé, photo n°3 !), nous avons joué avec les effets spéciaux, réalisé des animations, utilisé de la pellicule infra-rouge, cherché tous les écarts possibles entre son et image, etc. Je crois que Gaby et Marc, en charge des images, se sont bien amusés, comme tous ceux et toutes celles qui ont participé au tournage. Le film montre des actions plus que des caractères, chacune prenant son sens au contact des autres… Si j'en crois les spectateurs, le film reflète surtout bien son époque.


Le générique apparaît en plein milieu du film.

À l’écran :
Jean-Jacques Birgé – scénario et réalisation, son et musique, montage, discontinuité, production exécutive
Bernard Mollerat – scénario et réalisation, costumes et accessoires, chorégraphie, continuité, montage
Gabriel Glissant – lumière et 2ème caméra
Marc Cemin – caméra
Philippe Danton – titres et animation, il chante aussi (Le terroriste, photo n°5)
Thierry Dehesdin – photos infrarouges, et dans le rôle de Bölde
Roland Péquignot - machinerie
Alain Thuaut – électricité
ainsi que
André Bacq, Luc Barnier, Lucie et Louis Barnier, Mario Barroso, Richard Billeaud, Agnès Birgé, Geneviève et Jean Birgé (mon père dans le rôle de Isaac Newton, photo n°4), Danièle Bolleau, Alex Broutard, Gilles Cohen, Aude de Cornoulier, Dominique Dumesnil, Diane (photo n°3) et Philippe Dumont, Jeanine Eemans, Antoine Guerrero (photo n°2), Ivan Kozelka, Philippe Labat, Alain Lasfargues, Jean-Pierre Lentin, William Leroux, Geneviève Louveau, Laura Ngo Minh Hong, Pierre Rainer, Lucien Rohman, Albert Sarrasin, Patrick Sauvion, Michaela Watteaux, Jérôme Zajderman (photo n°6), M. Zana, les enfants Poitevin et Vienne, et beaucoup d’autres gens merveilleux.
Hors-champ :
Antoine Bonfanti - mixage
Louis Daquin – voix
Alexandre Martin - dressage des reptiles

mercredi 18 décembre 2024

Deux chefs d'œuvre de Brian de Palma


On répétait alors que Brian de Palma était une pâle copie d'Alfred Hitchcock. Comment avons-nous pu passer à côté de cet auteur dont les références ont le mérite d'être explicites, mais qui sut toujours se projeter corps et âme dans ses fictions palpitantes avec un style inimitable ? Les meilleurs artistes ont souvent forgé leur art en tentant de copier leurs aînés sans y arriver. Les bons élèves sont académiques. Les cancres accouchent de joyaux. Cette constatation ne se vérifie hélas qu'après coup. Combien de petits maîtres, d'artisans zélés, de ringards arrogants, de Kleenex à la mode passagère et de simplement mauvais pour un véritable auteur, avec un monde si personnel qu'il l'étoufferait s'il ne pouvait le partager ?

Carlotta [publia] deux DVD [aujourd'hui épuisés, mais on les trouve facilement d'occasion] regorgeant de bonus passionnants autour des films Pulsions (Dressed To Kill) et Blow Out, deux bijoux cruels enchaînés coup sur coup en 1980 et 1981. Brian de Palma tourne avec la précision maniaque d'un assassin, suffisamment tordue pour canaliser créativement ses pulsions névrotiques. Prenant son temps il sait jouir du suspense, l'attente est palpitante, la virtuosité toujours au service de l'émotion. S'il est macabre et pervers l'humour offre une distance critique variant l'angle d'attaque. Les provocations sexuelles dynamitent le politiquement correct. Ces deux thrillers sont exemplaires. Ils flanquent la chair de poule en nous faisant tourner la tête. La quadrature du cercle n'a rien de factice, elle bétonne les indices, renvoie le crime chez le psychanalyste en interrogeant la société qui l'a généré.

Pulsions réfléchit celles d'un tueur en série en quête d'identité comme celles d'une desesperate housewife sexuellement insatisfaite (magnifiquement jouée par Angie Dickinson), mais c'est encore le désir qui pousse à agir la jeune prostituée ou l'adolescent lunetteux. Même s'il s'agit d'un complot d'état comme dans Blow Out, Freud est tapi dans un coin. Si la musique de Pulsions est insupportable, le travail du son de Blow Out est le sublime moteur du récit. On pourra toujours citer Blow Up d'Antonioni et The Conversation de Coppola, le micro canon de John Travolta désigne l'apport inestimable du son au cinéma. Le casque sur les oreilles, l'ingénieur du son connaît la magie de l'espace. Comme un voyant, il déchiffre, il interprète, il révèle.

Ces deux films, travail d'orfèvre d'une inventivité rare et à l'élégance brutale, m'ont donné envie de me plonger dans la filmographie de Brian de Palma, de revoir certains films, d'aller à la pêche pour découvrir ceux que j'ai manqués. J'avais apprécié les récents Le dahlia noir et Redacted. Snake Eyes est palpitant, Raising Cain bien délirant, Body Double et Femme fatale de bons polars manipulateurs, Hi, Mom m'a un peu barbé, presqu'autant que les récents Go Go Tales (2007, dvd Capricci) et 4:44 - Last Day on Earth (2012) d'Abel Ferrara dont l'intérêt m'échappe totalement. Peut-être me faudra-t-il aussi du temps, mais ils m'apparaissent aujourd'hui improvisations fatiguées et désabusées. Retour à de Palma : le poussif Obsession justifie les critiques de pâle copie hitchcockienne. Comme je n'ai jamais accroché au Phantom of the Paradise et que je me souviens bien de Scarface j'ai sous le coude Greetings, Home Movies, Carrie, The Fury, mais aucun n'égale jusqu'ici les deux DVD (également en Blu-ray) [...]

Article du 19 novembre 2012

mardi 17 décembre 2024

Chiharu Shiota au Grand Palais


Le jeu de miroirs de Reflection of Space and Time semblait pourtant simple, mais je suis longtemps resté scotché par la distance spatio-temporelle que produit l'œuvre de Chiharu Shiota. Grâce aux fils qu'elle tend comme une toile d'araignée, l'artiste japonaise vous prend dans ses filets et, si la scénographie à sens unique ne vous y forçait pas, on serait tenté de revenir sans cesse sur ses pas pour être certain que l'on n'a pas rêvé. Livrer ici trois images de son exposition The Soul Trembles, inaugurée au Mori Art Museum de Tokyo en 2019 et plus ou moins reproduite et actualisée dans une aile du Grand Palais avant sa réouverture complète, pourrait gâcher le plaisir de la découverte, mais ces images font le tour du monde et celui de la Toile sans que l'on puisse en saisir la force réelle sans y pénétrer corps et âme.


J'ai évidemment été sensible à la salle de spectacle incendiée de In Silence avec le crapaud totalement brûlé qui trône en son centre. Si Chiharu Shiota se réclame de Christian Boltanski, Annette Messager et William Kentridge, cette installation immersive me fait forcément penser à leurs collègues Daniel Spoerri et Arman qui font partie d'un mouvement qui m'est très cher, probablement pour ses liens oniriques avec le cinéma de fiction.


Les fils de laine rouge de Uncertain Journey sont les plus connus de Chiharu Shiota, quitte à illustrer une affiche épouvantable de son exposition. Face au rouge sang et aux embarcations innavigables, il ne manque que les larmes. Feront-elles surface dans ses œuvres prochaines ?
J'ai aussi beaucoup aimé des œuvres plus petites comme Out of My Body en cuir de vache et bronze ou les petits jouets de récupération de Connecting Small Memories. La chair semble absente et pourtant c'est justement parce qu'elle fait défaut qu'elle est sensible. Sur Instagram j'ai mis en ligne l'envol des valises de Accumulation: Searching for Destination dont le son composé de vidéos d'enfants interviewés sur l'âme dans la même salle et surtout des voix des visiteurs donne l'impression d'être dans le hall d'un aéroport ou d'une gare. Cette visite a tout d'un voyage, ce qui me convient parfaitement puisque je reste là, avec vous...

→ Chiharu Shiota, exposition au Grand Palais jusqu'au 19 mars 2025

lundi 16 décembre 2024

Album en trio avec Catherine Delaunay et Roberto Negro


Ce sont Gabriel Bauret et Grégoire Solotareff qui ont appelé leur livre de photographies ALBUM. En 1995 je l'avais acheté pour ma fille qui avait dix ans. C'était du moins le prétexte que j'avais trouvé pour me l'offrir, comme parfois les beaux livres pour enfants qui me faisaient rêver ! Lorsque j'ai cherché une nouvelle idée pour tirer au hasard les thèmes du prochain APÉRO LABO que je devais réaliser avec la clarinettiste Catherine Delaunay et le pianiste Roberto Negro, j'y ai heureusement repensé, probablement parce que je savais que mon petit-fils qui a six ans et demi serait là et que je pourrais astucieusement le mettre à contribution. C'est tout à fait paradoxal, car les photographies illustrent incroyablement chacun des 113 mots du livre alors que pour les musiciens qui improvisent d'après elles ce ne sont que des prétextes donnant lieu à des divagations qui souvent s'éloignent du sujet ; au mieux ce sont des interprétations très libres de la photographie et du mot associé. Eliott a donc successivement tiré Un manège, Un chat, Des mariés, Un arbre, Une fourchette, Un garage, Une gare, Des lézards, Un lion, Une main. Je lui avais préparé de quoi dessiner pendant le concert, mais il avait terriblement envie de se joindre à nous, ce qu'il fit sur Un arbre avec une paire de hochets en forme de chevaux. Sur mon site drame.org j'ai reproduit les photographies en miniature, mais elles sont absentes de la version Bandcamp qui permet de télécharger les pièces de meilleure qualité.


Je n'avais donc jamais joué ni avec l'une ni avec l'autre, et eux ensemble non plus, mais comme souvent je connaissais bien leur travail, ou même leurs travaux tant ils peuvent être nombreux et variés. La rencontre reste pour autant un mystère tant qu'on n'a pas sauté à pieds joints dans la musique, voire tant qu'on n'a pas réécouté l'enregistrement que je réalise en public, soit une trentaine d'invités dans ces circonstances, car la présence du piano supprime quelques places. Je peux affirmer que mes deux camarades de jeu, cantonnés dans la cabine (ouverte) qui ressemble à un magasin de jouets, se sont bien amusés. Roberto Negro s'est saisi de petites percussions, d'un piano-jouet ou d'un rhombe quand il ne frappait pas mon U3. Il avait aussi apporté un petit synthétiseur qui lui servira de drone à deux reprises. Roberto était plutôt rythmique alors que Catherine Delaunay, qui s'était laissée exceptionnellement aller à la trompe ou aux percussions, surfait sur une veine mélodique dont les lignes directrices étaient particulièrement entraînantes. De mon côté, en plus de mon clavier principal dont les sons sont stockés sur trois disques durs, j'utilisai des synthétiseurs de différentes époques (VFX-SD d'Ensoniq, Wave XT de Waldorf, et trois récents du russe Soma : Terra, Enner, Lyra-8) ainsi que des instruments acoustiques (guimbardes, inanga, erhu, flûte, harmonica, baudruche, etc.).


De ce sixième APÉRO LABO, qui enthousiasma le public, je ponctionne l'une des dix pièces pour clore le volume 4 de la série de CD Pique-nique au labo. J'imagine que le disque sortira au printemps. En attendant, on peut écouter et télécharger gratuitement ALBUM sur drame.org ou Bandcamp.

vendredi 13 décembre 2024

La pilule de l'oubli


Je pensais avoir perdu la mémoire, j'avais perdu la vue. Hier matin, alors que je m'apprêtais à fêter mon anniversaire avec un peu de retard, je retrouve le petit sachet "Erase Your Past" accroché derrière la porte d'entrée à côté de trois petites gommes japonaises et d'un nazar bonzuğu, l’œil porte-bonheur turc. Comment est-il possible qu'il m'ait échappé depuis douze ans ? Il est pourtant en face de nous lorsque la porte est fermée. Et personne d'autre ne l'avait non plus remarqué. Je repense évidemment à Cocteau pour Les mariés de la Tour Eiffel : "Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur." Il n'empêche que l'objet est bien paradoxal, car je n'ai même pas eu besoin de l'avaler pour qu'il fasse effet !

Mon anniversaire de soixante ans [l'article date du 14 novembre 2012] m'a valu une pluie de cadeaux plus merveilleux les uns que les autres, mais la disparition de celui d'Élise Thiébaut m'a particulièrement énervé. Je l'ai cherché partout, sous les meubles, derrière les livres, dans la poubelle... Combien de fois ai-je vérifié qu'aucun coin de la maison ne m'avait échappé ? Sur le paquet en cellophane contenant une gélule noire était simplement stipulé "Effacez instantanément votre passé !". Un de mes amis l'aurait-il subrepticement dissoute dans mon verre ? Si c'est le cas jusqu'à quelle date l'effet se fait-il sentir ou plutôt ne se fait plus sentir ? J'en perds mon latin et la boule. Bonne nouvelle tout de même, le médicament miracle ne semble pas être une remise à zéro totale, sinon trouverais-je encore mes mots pour vous parler ? La chose appartient à la première série des Pilules et Remèdes, œuvre de Dana Wyse intitulée Jesus Had A Sister Productions 1996-2003 (Set complet) et sous-titrée Helping you to create your own reality since 1789... Voilà, un coup de Tippex et je ne retrouve plus rien. Le goberez-vous ? Dix ans après cette fantaisie, le propranolol est devenu chose sérieuse, susceptible, paraît-il, de soulager les chocs post-traumatiques.

jeudi 12 décembre 2024

Arts et métiers


La venue de mon petit-fils à Paris était une occasion rêver pour retourner au Musée des Arts et Métiers. À six ans et demi il faut un peu se battre pour qu'il regarde les objets plutôt que les vidéos qui les présentent en tout petit. La collection Transports avec les premières automobiles ou les premiers avions est évidemment plus attrayante pour lui qu'Instruments scientifiques, Matériaux, Énergie, Mécanique, Communication ou Construction. De mon côté j'avais l'impression d'avoir ouvert un livre de Jules Verne avec les illustrations de la collection Hetzel et d'y être tombé comme le lapin d'Alice au pays des Merveilles ou une bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu.


Dans l'église, sous un biplan ou l'aéroplane de Blériot oscille le pendule de Foucault. On voit la petite sphère légèrement floue derrière moi. Plus loin dans le musée est installé le laboratoire de Lavoisier. Les automates ne fonctionnent pas, mais de petits films les montrent en action. J'évoque évidemment ce qui accroche l'attention d'Eliott. Il faudra que j'y revienne sans lui ou lorsqu'il aura grandi !


Nous enchaînons avec un délicieux déjeuner coréen au Shodai Uji Matcha de la rue Volta, budae jjigae épicé et bibimbap accompagnés des indéfectibles pantan, en terminant par leur glace au thé vert matcha. Eliott adore ce qui est pimenté, cela tombe bien. Cette semaine mon rôle de grand-père ne me laisse pas beaucoup de temps pour écrire ou faire quoi que ce soit d'autre ! Je m'occupe des urgences. Le reste attendra.

mercredi 11 décembre 2024

Au cœur de la création


J’imagine que c’était là sans que j’y pense, mais jouer pour la première fois avec des musiciens ou des musiciennes dans le cadre d’improvisations libres permet de les rencontrer dans le plus simple appareil, entendre qu’ils se mettent à nu, sans avoir le temps de contrôler leurs désirs ou leurs réflexes musicaux. Ce partage ne peut être que généreux, échange sans contrainte où règne une bienveillance exceptionnelle. Notre âme d’enfant peut s’y exprimer facilement. Chaque matin j’espère ainsi retrouver la passion de mes débuts et j’y travaille, sans autre motivation que le plaisir, ici de jouer ensemble.

J'ai souvent raconté qu'après avoir éteint et rangé mes instruments je ne me souviens absolument plus de ce que je viens de jouer ou de ce que nous avons composé ensemble dans l'instant. C'est seulement au moment du mixage que j'en découvre à la fois l'ensemble et le moindre détail. Et enfin, à la réécoute, je peux en apprécier la teneur et plonger dans la musique comme le public en profita le jour du concert. Lors du mixage je ne me dépare pas pour autant d'une certaine transe créative qu'un ingénieur du son ne se permettrait pas. Cela n'est néanmoins possible que grâce à une préparation d'une extrême rigueur.

La petite cuisine commence d'abord avec l'installation de mes invités, musiciens et spectateurs, pour les uns placer les câbles et choisir les microphones, pour les autres les fauteuils ! À la balance je ne corrige presque jamais les réglages de chaque voie (potentiomètres à midi) ; le secret est d'avoir de bons micros et de les placer correctement devant les instruments acoustiques, confiant dans l'appréciation et le talent des instrumentistes. J'enregistre simultanément sur 3 voies stéréophoniques de l'application Cubase (j'ai commencé avec son ancêtre Pro 24) et en témoin sur un petit Nagra qui reprend éventuellement les réactions du public. Au mixage je n'ai pratiquement jamais non plus recours aux égalisations ; par contre je normalise alors toutes les voies pour pouvoir inventer un nouvel équilibre en fonction de ma nouvelle écoute. J'ajoute un peu de réverbération sur certains instruments, et selon les besoins un filtre anti-pop ou quelque bidouillage replaçant tel ou tel dans l'espace. Dans l'ensemble j'essaie d'être le plus fidèle possible à ce qui fut réalisé le jour du concert.

Ces réflexions suivent le sixième Apéro Labo enregistré dimanche dernier avec le pianiste Roberto Negro et la clarinettiste Catherine Delaunay, que je dois mixer dès que j'en aurai le temps et qui deviendra l'album intitulé tout simplement Album. Cette fantastique partie de plaisir me rappelle l'expression de Jean Renoir lorsqu'il disait ne pas filmer une tranche de vie, mais une tranche de gâteau !

mardi 10 décembre 2024

Bish Bosch de Scott Walker


Il y a quasiment douze ans jour pour jour que j'écrivis cet article le 7 décembre 2012 sur un artiste encore trop méconnu. Ce même 7 décembre, mais en 2020, je rappelais les 8 articles que j'avais dédié à Scott Walker depuis 2007, y compris celui rédigé pour Le Monde Diplomatique en 2015. Celui qui avait été le modèle de David Bowie ou Alain Bashung s'était éteint à Londres le 22 mars 2019.

Les albums qui sortent de l'ordinaire sont si rares qu'il est impossible d'échapper à ceux de Scott Walker. Je n'ai ressenti un tel choc qu'avec Captain Beefheart, Robert Wyatt, Björk, des voix comme celle de Jack Bruce chez Michael Mantler, ou sur notre continent Colette Magny, Brigitte Fontaine, Camille, Claire Diterzi, pour ne pas citer les éternels, tel Jacques Brel que Walker adapta scrupuleusement en anglais. De préférence chanteurs ayant dessiné leur univers musical en faisant fi de ce qui se fait ou pas. Si ses paysages sonores évoquent d'étranges scènes de film, la voix de Scott Walker, sorte de ténor déjanté ou de crooner emphatique, en dérange plus d'un/e. Il faudra parfois du temps pour s'habituer à cette manière de clamer sa rage ou sa douleur. Bish Bosch, son tout nouvel album, ne produit peut-être pas la même surprise qu'en leur temps Tilt et surtout The Drift, mais sa singularité, sa rigueur et son invention bousculent tout autant.

Bish Bosch signifie que le travail est terminé, il se réfère à la peinture torturée de Jérôme Bosch pleine de petites scènes cruelles et provocantes, et à l'argot de "putain". Ce mélange de sources réfléchit bien la démarche poétique de son auteur, maniant sans prérogatives le trivial et le sublime, le passé et le futur, le bien et le mal. Nous voyageons sur la même galère de la Grèce Antique à la Roumanie de Ceaușescu, de Hawaï aux Alpes, nous heurtant à des concepts de biologie moléculaire ou respirant de sulfureuses puanteurs fécales. Lorsque le mythe croise le quotidien on ne peut s'empêcher de penser à Pasolini, d'autant que Scott Walker ne se prive pas de citations bibliques et de références psychanalytiques. Ses textes nous bringuebalent sur des montagnes russes où il est pratiquement impossible de s'accrocher au garde-fou tant il se plait à changer brusquement de décors ou à convoquer d'historiques monstres au détour d'un vers.

Comme on le voyait dans le film 30th Century Man, il a beau inventer des sons inouïs avec toutes sortes d'objets ou d'instruments comme le Tubax, nouveau modèle de saxophone contrebasse, profonds ou aériens, tranchants ou veloutés, jamais la musique ne saurait produire le malaise que sa diction peut susciter. D'autant que cette fois il ne se prive pas de jouer de silences le laissant souvent a capella. Scott Walker est un minimaliste explosif. Les évènements se succèdent sans précipitation, mais avec une détermination effrayante. Le suspense est colossal. Chaque fois jusqu'à l'effondrement du majestueux et laborieux château de cartes. Si l'orchestre à cordes est utilisé pour des effets de vertige ou si les percussions martèlent l'espace comme dans le film Pola X de Leos Carax, les guitares électriques et les claviers numériques n'ont pas toujours l'efficacité dramatique de ses illustrations circonlocutoires, entendre que la poésie n'est jamais ici explicite, afin de générer des effets différents à chaque nouvelle écoute. Les envolées explicitement rock participent-elles au cut-up burroughsien des références ou sont-elles une tentative d'amadouer les oreilles rétives ?

Le graphisme de la pochette de Bish Bosch est aussi so(m)bre que les précédents. Il annonce la couleur ! De par son incontestable originalité, ses ambiances noires dont l'auteur se force pourtant à exclure tout cynisme, sa poésie hermétique truffée de connotations encyclopédiques, sa monotonie vocale aux intentions dramaturgiques, cet album ne plaira pas à tout le monde. Mais il comblera celles et ceux qui aiment les textures ciselées, les boutades incisives, les transpositions sonores inspirées par le sens des mots, la musique passionnée, et celles-ci comme ceux-là remettront encore et encore ce disque sur la platine pour s'en approcher chaque fois un peu plus, pour en varier les angles, pour en révéler les détails. Une œuvre !

Article du 7 décembre 2012

lundi 9 décembre 2024

L'Apéro Labo #6 marque la fin d'un nouveau cycle


Si l'une des pièces de l'Apéro Labo de hier soir dimanche clôturera le volume 4 de la série Pique-Nique au Labo, c'est aussi le sixième concert en public au Studio GRRR. Pour fêter cela, j'ai eu l'immense plaisir de vivre cette expérience avec la clarinettiste Catherine Delaunay et le pianiste Roberto Negro. Mes deux camarades avec que je n'avais jamais joué, eux non plus ensemble, ayant investi la cabine où réside mon merveilleux magasin de jouets, s'en donnèrent à cœur joie. Étant posté à l'autre bout de la salle je voyais bien que ça délirait sec là-bas et j'entendais bien que nous étions sur la même longueur d'ondes. Comme chaque fois il faudra que je réécoute nos compositions instantanées en les mixant pour savoir véritablement de quoi il retourne. Mon petit-fils Eliott, six ans et demi, choisissait leur thème en tournant au hasard les pages du livre de photographies choisies par Gabriel Bauret et Grégoire Solotareff intitulé Album. Ce sera évidemment le titre du nôtre, lorsque je le mettrai en ligne avant la fin de l'année. Pendant que nous interprétions très librement Un arbre, Un chat, Une fourchette, Un garage, Une gare, Des lézards, Un lion, Un manège, Des mariés, etc., il dessinait et me prêta même main forte tant l'envie de se joindre à nous le tiraillait. J'ai cru comprendre que ce n'était pas le seul, au vu et su de l'émoi des spectateurs et spectatrices réunies là, dont une huitaine de musicien/ne/s que j'admire particulièrement, amusés par l'entrain qui nous animait. À suivre donc, d'abord grâce à l'Album virtuel, ensuite pour un prochain CD sur le label GRRR.

vendredi 6 décembre 2024

The Queen of Versailles


The Queen of Versailles, prix du meilleur documentaire au Sundance Festival 2012, est une formidable parabole du rêve américain, une démonstration de son arrogance, une apothéose de sa ringardise, une illustration prophétique de sa décadence et de son déclin, avec le panache, la fantaisie et l'auto-dérision qui lui sont propres. La poupée Barbie épouse un milliardaire aux rêves de grandeur plus délirants que nature, mais la crise financière d'octobre 2008 les ruinera.


Lorsque Lauren Greenfield commence à tourner son film, l'ex Miss Floride a 43 ans et son mari, qui revendique la responsabilité de l'élection de George Bush par des méthodes peu légales, 74 ans. Jackie et David Siegel se font construire la plus grande maison des États-Unis, un palais de près de 90 000 m² inspiré du Château de Versailles que certains prononcent Ver-size ! Mais, deux ans plus tard, la crise spéculative pousse le milliardaire, qui est à la tête de Westgate Resorts mais a manqué de prévoyance, à la faillite. Versailles, mise en vente 75 millions de dollars encore à l'état de chantier [aujourd'hui 100 millions !], ne trouve pas d'acquéreur. L'orgueil ruine l'entrepreneur encore plus vite qu'il l'avait enrichi. Le couple et ses huit enfants n'en perdent pas pour autant leur sens de l'humour. La réalisatrice montre cette famille aussi sympathique et barjo que celle de tous les soaps américains, avec python en liberté dans les appartements et chiots qui chient sur les tapis anciens. Du botox au feu d'artifice, tout est bon pour la parade. Mais la façade se craquèle et l'Amérique révèle son vrai visage sous le fard. Le capitalisme est un ballon de baudruche qui finira par nous exploser à la figure. Au rayon des farces et attrapes certaines font très mal.

Photo © Lauren Greenfield

Depuis cet article du 7 novembre 2012, David Siegel a perdu le procès intenté contre Lauren Greenfield. Il a été condamné à lui verser 750 000$ de dommages et intérêts, et la comédie musicale s'inspirant du film, sortie le 16 juillet 2024, devrait se retrouver sur Broadway lors de la saison 2025-2026. Paroles et musique de Stephen Schwartz !

jeudi 5 décembre 2024

Salle des pas perdus

...
Petit reportage sonore au Palais de Justice pour un film d'architecture en 3D. Je ne me souvenais pas avoir passé un portique anti-métaux à ma dernière visite. Je divorçais [pour la première fois !]. C'est déjà loin. Vingt ans plus tôt [dans les années 70], j'avais vu un Maghrébin prendre six mois pour le vol d'un litre de lait ou quelque chose comme ça. J'avais compris ce que voulaient dire les camarades par justice de classe. Aujourd'hui il faut justement que j'enregistre le son du portique, le bruit des paniers sur les cylindres, mais j'ai surtout besoin d'ambiances, de grands halls où résonnent les pas et où s'étouffent les murmures des avocats et de leurs clients.

...
Dans la gigantesque salle des pas perdus, le long des couloirs interminables, aucun effet de manches, les robes vite repliées dans les serviettes contrastent avec l'inquiétude feutrée des convoqués. S'il n'est pas nécessaire de demander une autorisation pour y enregistrer, "c'est un espace public" m'en informe la directrice de la communication, il est par contre interdit de rapporter quoi que ce soit d'une audience même si elle est publique. Ni image, ni son : aucune autorisation ne peut être délivrée. Je devrai donc recréer certaines scènes avec des acteurs. [Ce qui fut fait.]
Le Palais de Justice est incroyablement grand, et pourtant il ne suffit pas puisque Renzo Piano en [construisit] un nouveau sur la Zac Clichy-Batignolles dans le XVIIe arrondissement. De l'autre côté de la rue, l'ascenseur du parking qui nous ramène au troisième sous-sol nous parle d'une voix féminine impersonnelle comme dans les films de science-fiction terriblement datés. Chaque automatisme est commenté. Sous la pluie les touristes font sagement la queue pour visiter la Sainte-Chapelle.


Les jours qui ont suivi cet article du 31 octobre 2012, j'ai composé la partition sonore du film en 3D pour le concours dont Renzo Piano était finaliste et qu'il gagnerait. Dans le passé il fallait construire des maquettes en balsa. Aujourd'hui les simulations vidéographiques sont telles qu'on a l'impression que le bâtiment existe déjà. Cela privilégie considérablement les grandes agences qui peuvent se le payer. Comme Platform [motion], ce sont de grosses équipes avec des spécialistes des espaces, des automobiles ou des personnages qui évoluent dans le décor. Pour le son, je devais être redoutablement précis. Mais l'ambiance de la salle des pas perdus ne convenait pas du tout à l'architecte qui la trouvait trop réverbérée malgré l'immense espace qu'il avait conçu, alors qu'il avait vendu l'idée qu'elle serait absolument mate ! J'ai recommencé en réenregistrant dans une petite salle de la médiathèque de Bagnolet ! Pour l'escalator j'étais désespéré par les existants qui produisent un bruit du XIXe siècle. Un matin que j'étais sur le trône, la chaudière s'est mise en marche à la cave deux étages plus bas avec le son de sa turbine remontant par la bonde de la douche. C'était exactement le son velouté que je cherchais. Il n'en reste de toute manière pas grand chose dans le mixage, mais c'est le fin du fin pour qu'on y croit. Comme je ne suis jamais allé dans le nouveau Palais de Justice, j'ignore comment il sonne vraiment !

mercredi 4 décembre 2024

Sacem + Spotify, cherchez l'erreur !


Devons-nous nous offusquer de la collision entre la SACEM et Spotify ? La société d'auteurs, compositeurs et éditeurs de musique invite ses adhérents à suivre un webinaire intitulé "Comment développer son parcours d'artiste sur Spotify ?". L'équipe Music de Spotify France vous expliquera les différentes étapes possibles de développement de vos projets sur la plateforme et des outils à votre disposition : de la découverte jusqu'à la conversion puis l'engagement de vos publics. Comment pitcher votre musique pour entrer en playlist, comment déployer son univers sur Spotify, comment toucher de nouveaux auditeurs ou réactiver des anciens fans et plus encore. Ce webinaire se terminera par une session questions / réponses en direct.
Si l'on fait abstraction de ce que représentent des plateformes comme Spotify ou Deezer pour les artistes et leur éventuel public cela pourrait sembler plutôt sympathique. D'un côté les dividendes touchés par les artistes dans ces conditions sont pitoyables, de l'autre le concept de playlist incarne un formatage en règle de la musique.
Selon les estimations, Spotify verse en moyenne entre 0,003 et 0,005 € par stream, mais ce n'est pas une règle stricte. Les revenus générés par les streams sont d'abord versés aux détenteurs des droits : maisons de disques, éditeurs, distributeurs et artistes (vous remarquerez qu'ils sont au bout de la chaîne). Un artiste indépendant touchera une plus grande part que s'il est sous contrat avec une maison de disques, car celle-ci prélève une part importante des revenus (voilà !). De toute manière, pour gagner 1 000 €, un artiste devrait accumuler environ 300 000 streams sur Spotify, en supposant un taux moyen de 0,004 € par stream, et qu'il n'ait pas à partager cette somme mirobolante entre tous les ayants droit. Faites le calcul en fonction des possibilités de vente pour des musiques comme le jazz, le rock, les musiques improvisée, contemporaine, traditionnelle, etc.). Si l'aspect pécuniaire est écarté, dans ces conditions, donc à moins de faire partie du mainstream, les artistes peuvent-ils espérer la moindre visibilité ? J'en doute, et pour cause...
En ce qui concerne le concept de playlist, l'écoute revient à subir un flux incessant basé sur un format chanson. On ne sait plus ce qu'on écoute. Un robot va jusqu'à choisir pour vous le style que vous aimez. Au diable la moindre incartade que pourrait offrir la curiosité ! Lorsqu'on sait qu'une écoute attentive excède difficilement vingt minutes (le temps d'une face des vinyles par exemple), le résultat sur l'auditeur n'est pas loin de la muzak, ce flot ininterrompu qui s'écoule dans les supermarchés, les ascenseurs et les stations service, produit essentiellement pour anesthésier l'auditeur, enfin libre de consommer, en l'entraînant vers le fond légèrement incliné du magasin. D'ailleurs, en mode freemium une publicité est jouée périodiquement par le lecteur en moyenne toutes les dix minutes ! En soirée il m'arrive de demander au DJ ce qu'on écoute, la réponse la plus courante est "je n'en sais rien, c'est dans ma playlist." ! J'ai construit ma culture en recopiant le dos des pochettes, pas seulement les titres et le nom des musiciens, mais les notes explicatives lorsqu'elles représentaient quelque intérêt. La musique actuelle devient ainsi une marchandise qui profite essentiellement au support, ici Spotify. En ce qui me concerne je refuse de placer mes disques sur ces plateformes qui, de plus, nient la notion d'album en mélangeant tout dans un chapeau à la taille de la planète. Les artistes ont peu à y gagner, si ce n'est à entrer dans le grand marché de la consommation où eux-mêmes sont transformés en produit. J'avoue préférer Bandcamp qui, jusqu'ici, respecte les artistes et les auditeurs, en payant correctement et en conservant la notion d'album.
La SACEM tombe une fois de plus dans le panneau en agitant des chimères, probablement pour faire jeune, et continue de perpétuer des inégalités en défendant les gros au détriment des petits. Cette société appartient pourtant à tous ses auteurs, même si les éditeurs et les majors ont la puissance de dicter les usages.

mardi 3 décembre 2024

Say Nothing


Parmi les séries TV récentes Say Nothing (Ne dis rien) bénéficie d'une excellente réalisation. Il y en a tant que je n'ai évidemment pas le temps de tout essayer. Je me fie aux critiques et ne partage pas toujours leurs coups de cœur. Ainsi j'ai trouvé La Mesías particulièrement boursoufflée et cul béni sous des apparences insolentes, la comédie A Man on the Inside (Espion à l'ancienne) ridicule, Disclaimer complètement bidon et ennuyeuse, et comme Silo, tirant à l'épisode (comme on dit d'un bouquin qu'il tire à la ligne quand on fait inutilement durer le "plaisir"). La saison 2 de The Diplomat est à l'égale de la première, pas mal. Et j'ai tenu les neuf épisodes de Say Nothing, même si ce n'est pas un chef d'œuvre comme il en existe dans l'histoire des séries depuis Twin Peaks, Six Feet Under, The Wire, etc.


Say Nothing a le grand mérite de ne pas être manichéenne, renvoyant la violence de l'IRA à ses contradictions pendant les trente années (de 1969 à 1998) qu'ont duré les affrontements de Belfast entre catholiques indépendantistes et protestants pro-occupants britanniques. Le portrait des sœurs Price est évidemment touchant, la question de la fidélité et des trahisons cruciale.
En 1993, l'agence de presse audiovisuelle Point du Jour m'avait proposé d'aller filmer le conflit en Irlande du Nord, mais après avoir étudié le dossier j'avais décliné l'offre, marquant mon retour à la composition musicale après une année bien chargée qui ne m'avait pas épargné. Après avoir tourné en Algérie (très chaud) et en Afrique du Sud (période pré-Mandela) pour le film Idir et Johnny Clegg a capella, j'avais échoué à Sarajevo pendant le Siège, ce qui s'était soldé pour notre équipe de réalisateurs par un British Acacademy Award (BAFTA) et le Prix du Jury à Locarno, et plus particulièrement pour moi la réalisation du court métrage Le Sniper qui fut montré dans 1000 salles en France et sur quasiment toutes les chaînes de télévision possibles et impossibles. Après ces épreuves je rêvais plutôt qu'on m'envoie là où la mer est bleue turquoise et où poussent calmement des palmiers. Mon regard critique sur la guerre des boutons en Irlande où s'affrontaient puérilement catholiques et protestants me semblait dangereux pour les deux côtés. C'était évidemment autrement plus complexe que Sarajevo où les très méchants étaient clairement identifiés. En Afrique du Sud j'avais aussi été confronté à mes a priori, bouleversé par la violence culturelle de ceux que je pensais les justes et par les différences de pensée colonisatrice entre les Anglais et les Boers.
La question de la violence révolutionnaire m'a toujours préoccupé, constatant que si elle avait souvent semblé indispensable, les dérives qui en découlaient chaque fois me faisaient froid dans le dos. Je n'ai jamais renié mes jeunes années Peace & Love qui avaient commencé à 11 ans par mon adhésion aux Citoyens du Monde, même si j'avais participé aux Évènements de mai 68 tout en étant incapable du moindre acte violent. Ces limites continuent de me hanter lorsque je constate les dégâts criminels du capitalisme, qu'il soit privé ou d'état, mettant en danger la planète elle-même. Comment stopper les puissants qui mettent l'humanité et les autres espèces sous coupe réglée sans leur couper la tête ? Comment libérer les peuples du colonialisme le plus vicieux en soutenant leur indépendance sans sombrer dans la violence ? Quelle impuissance guide les hommes avilissant les femmes depuis la nuit des temps ? J'avoue que l'humanité reste pour moi un mystère que j'ai souvent exprimé en disant que j'avais mal à l'Homme.

lundi 2 décembre 2024

Mother de Yip


J'ai la chance d'avoir quelques amis plasticiens qui me font rêver. Parmi eux les peintres sont les moins bien lotis. À moins d'être une star, chose rare de nos jours, ou un produit de spéculation promue par une bande organisée dont les fondations tiennent le haut du pavé, la peinture m'apparaît souvent comme un sacerdoce. Le matériel est cher et le processus parfois long, d'où la relative cherté des œuvres, ajoutez que les galeries sont limitées et le statut social pourri. Si en plus on est dans le figuratif, on peut rapidement comparer sa vie à celle d'un moine. mc gayffier organise régulièrement des portes ouvertes, associant souvent texte et peinture. D'elle je possède deux tableaux, deux assemblages et de merveilleux petits fascicules où les mots ressemblent à des coups de pinceau portés sans les gants. Ella & Pitr sont ceux qui s'en sortent le mieux, se servant avec malice des ressorts de la communication et trouvant leur équilibre entre de généreuses interventions en plein air et la vente en galerie. Ils ont collé un ange déchu dans mon escalier, peint un trompettiste sans tête sur la façade de ma maison et deux scènes sur le porte-vélos.
En trente ans de pratique assidue Sun Sun Yip a souvent changé de support, passant de la gravure à la programmation algorithmique, de la sculpture sur bois ou en mousse expansée à la peinture à l'huile. Bobby Lapointe chantait : "La peinture à l'huile c'est bien difficile, mais c'est bien plus beau que la peinture à l'eau." Sun Sun prépare ses toiles un an à l'avance, il soigne ses fonds comme on le faisait à la Renaissance ou chez les Hollandais. Si sa précédente exposition représentait des quartiers de viande, la nouvelle est consacrée à la végétation et à l'océan. Dans la philosophie chinoise le sens des choses n'a rien à voir avec notre perception. Ses titres en attestent, comme Un jour mon prince viendra, Murmure ou Jungle Fantasy, éclairant les œuvres d'une lumière que je ne connaissais pas. Le petit tableau de viande accroché dans mon salon s'intitule Première pierre ! Cette difficulté à saisir leur essence produit un mystère qui pourrait à terme le sortir de l'ombre.


Son exposition Mother renvoie explicitement à la nature, plus intimement au souvenir d'une mère récemment disparue. Les sous-bois cachent une vérité indicible, les vagues recopient cent fois le verbe aimer (dirait Cocteau), les lianes se dénouent si l'on plonge dans la forêt. En chinois Yip signifie feuille. L'huile semble se diluer comme une aquarelle dans ces paysages aussi réels qu'imaginaires. Ce va-et-vient est le secret des poètes. L'inspiration vient autant en dormant qu'en se réveillant. Saturé d'art conceptuel duchampoin et d'abstraction picassiette, les tableaux figuratifs apportent un apaisement qu'il n'est pas forcément nécessaire d'aller piocher dans le passé. Il suffit d'ouvrir les yeux pour qu'ils chantent à nos oreilles. Par quel miracle ai-je senti les embruns et l'humus dans les tableaux de Sun Sun Yip ?

→ Sun Sun Yip, Mother, exposition à l'Espace Culturel Bertin Poirée, jusqu'au 7 décembre 2024