Ella & Pitr ont choisi l'indépendance pour rester libres d'inventer des histoires à dormir debout qu'ils mettent en images sur les murs des villes ou par terre, des cimaises de musées ou des toiles de tableaux, des T-shirts ou des plaquettes de chocolat, des briquets ou des savons, et même des livres. J'ai la chance d'en posséder toute une collection, y compris un ange encollé qui tombe dans mon escalier, un support de bicyclettes, une fresque à dix mètres au-dessus de ma porte d'entrée et la pochette du vinyle Fictions avec Lionel Martin. Toute surface ou volume est bon/ne à prendre si cela leur permet d'inventer quelque chose, une anamorphose, un flip-book ou un spectacle entier comme Fermez les yeux vous y verrez plus clair qu'ils ont créé à la Comédie de Saint-Étienne et avec lequel ils partiront en tournée à partir de ce printemps, une féérie graphique un poil (de pinceau) circassienne qui ne ressemble à rien d'autre.


Le duo d'artistes plasticiens fait preuve d'un humour poétique et d'une tendresse œcuménique qui rend leurs œuvres particulièrement attachantes. Ils n'ont pas encore mis de détachant sur le marché, mais leurs éponges sous blister effacent déjà la mémoire. Où en étais-je ? Ah oui. L'indépendance. J'ai commencé comme cela. L'indépendance permet de faire ce qui leur plaît et d'en vivre, mais elle restreint fatalement leur rayon d'action. Lorsque Gallimard publie leur rétrospectif Comme des fourmis on peut le trouver pratiquement partout, mais lorsqu'ils choisissent d'éditer leurs derniers livres à compte d'auteurs, en en soignant chaque détail, de la mise en pages à la fabrication, il faut passer par leur site Superbalais. C'est par exemple le cas pour le tout nouveau, tout chaud, Klaxonnés (même si ce sont des rapides !). Ce volume de 320 pages format A4 pesant pas moins de 1,657kg revient sur les derniers dix ans de créations plus dingues les unes que les autres. Toitures géantes, murs édifiants, anamorphoses incroyables, collages et dessins sont cette fois accompagnés de textes de Jonathan Roze, Sabine Bledniak, Emile Parlefort, Camille Boitel, Jeanne Vimal, David Demougeot... Ella & Pitr aiment les objets dérivés, mais pour eux tous leurs objets sont dérivés, qu'ils collent dans la rue, peignent le toit d'un building ou un barrage toute hauteur, une toile pour la galerie ou leurs petits cahiers dans lesquels ils n'arrêtent jamais de griffonner, ils dérivent comme un bateau en papier dans le ruisseau de mon enfance. Devenus hyperréalistes, leurs Plis et replis donnent envie de s'y emmitoufler comme dans la robe de chambre en laine des Pyrénées de ma grand-mère.


Leurs images, minimalistes, provocatrices, généreuses, font rêver. Elles leur permettent d'abord à eux de s'évader. S'évader des clichés et des tiroirs bien rangés dans lesquels on serait tenté de les enfermer. Il y a toujours un avant et un après, comme une case de bande dessinée, un tableau pris sur le vif, un instantané figé dans le temps. Où que j'ouvre par exemple Klaxonnés je tombe sur une question que leur imagination a concrétisée sous la forme d'une bribe. À chacun ensuite de se faire son cinéma. Que l'on préfère l'abstraction ou la figuration, le conceptuel ou le réalisme, on tombe facilement sous le charme de ces créations graphiques à quatre mains où le vertige et la farce sont les maîtres du jeu.