Des familles comme les nôtres
Par Jean-Jacques Birgé, vendredi 17 janvier 2025 à 01:48 :: Cinéma & DVD :: #5806 :: rss

Je pensais que la série danoise Families like Ours traitait du dérèglement climatique, mais la submersion du Danemark n'est qu'un McGuffin, prétexte à une sorte de soap opera, un mélodrame familial où des bourgeois européens remplacent les pauvres migrants d'Asie centrale ou d'Afrique. Cela part d'un bon sentiment : cela pourrait nous arriver à tous. Mais c'est faire abstraction de la réalité sociale de nombreux réfugiés climatiques ou politiques qui ne sont pas forcément des paysans ou des prolétaires dépenaillés comme on les présente trop souvent. On peut voir cela comme un aspect positif de cette mini-série en sept épisodes. Mais le scénario de Thomas Vinterberg, réalisateur de Festen, La Chasse (Jagten), Drunk (Druk), etc., est truffé de morale chrétienne, sempiternels regrets qui suivent les mauvais choix, du manichéisme qui divise le monde en gentils idiots et méchants idiots (non, Les idiots est un film de Lars von Trier, un autre Danois porté sur l'allégorie christique !), et de références bibliques grosses comme les somptueuses demeures que ces nantis doivent abandonner avant qu'elles aient les pieds dans l'eau.
Je préfère mille fois le dernier long métrage de la polonaise Agnieszka Holland, La frontière verte (Zielona granica), que j'évoquais l'an passé en ces termes :
Si La frontière verte (Zielona granica) d'Agnieszka Holland est indispensable, c'est un film très dur (mais je suis une petite nature). Le sort des migrants violemment bringuebalés entre la Biélorussie et la Pologne est insupportable. D'un côté le dictateur Alexandre Loukachenko les pousse vers l'Union Européenne pour l'affaiblir après les sanctions dont la Biélorussie est victime, de l'autre les Polonais les repoussent, motivés par un racisme historique ou mandatés par une Europe barbelée. Ces familles viennent d'Irak, d'Afghanistan, d'Afrique et espèrent trouver refuge en Suède ou ailleurs, dans une Europe fantasmée, prétendument protectrice des Droits de l'Homme. Depuis quarante ans, nous avons tout perdu, en France évidemment, mais nos voisins ne valent guère mieux.
Agnieszka Holland est attaquée par le ministre polonais de la justice, Zbigniew Ziobro, qui a comparé son film, instrumentalisé par le parti d'extrême droite PiS lors de la campagne électorales de 2023, à de la propagande nazie, comme du temps où « les Allemands, durant le IIIe Reich, produisaient des films de propagande montrant les Polonais comme des bandits et des meurtriers ». Polonaise en partie d'origine juive, Holland n'a jamais laissé son pays oublier ses exactions passées. Lors de ses précédents films elle n'a pas été plus tendre envers le régime nazi ou les exactions staliniennes. Avec son dernier film, qui a reçu le Prix spécial du Jury à la Mostra de Venise, forcément dérangeant pour la Pologne, la Biélorussie, mais fondamentalement pour l'Europe, elle attise envers elle une haine antisémite ou anticommuniste. Elle ne fait qu'annoncer ce qui se prépare face à une crise migratoire inévitable qui ne fera qu'augmenter et dans des proportions autrement plus importantes, que ce soit pour des raisons politiques ou climatiques. 30 000 ont déjà péri en cherchant la liberté, sur terre, sur mer et dans la forêt où l'on meurt toujours tandis que je tape ces mots. Ce qui se profile fait froid dans le dos et devrait nous révolter. Le monde part à vau l'eau. Comme toujours et partout il y a des résistants, des activistes, et face à eux l'absurdité et la violence de polices plus sauvages les unes que les autres, obéissant aveuglément aux ordres avec délectation. J'ai souvent l'impression que dans ce genre de situation ou de période, il y a 5% de salauds, 5% de résistants et le reste qui fait semblant de ne pas savoir.
Agnieszka Holland renvoie la Pologne à son hypocrisie catholique et l'Europe à son inutilité, si ce n'est dans sa politique dictée par des intérêts strictement économiques, donc mortifères. Son film est très fort. Il met en scène des êtres humains, aux langues si différentes les unes des autres, heureusement pas que dans l'immonderie, mais dans leur beauté et leur solidarité. Si la forêt verte tourne dès les premières secondes au noir et blanc, c'est à la fois pour lui donner une impression d'actualités et parce qu'une mise en couleurs risquerait d'en faire un spectacle, tant le cinéma de divertissement rend l'horreur fictionnellle, voire fictive. Comme Cocteau le proclamait dans une Histoire féline, magnifique chapitre du Journal d'un inconnu évoquant les poètes témoins de l'impossible : "ne pas être admiré, être cru." La frontière verte est un no man's land, la terre d'aucun homme, une zone invivable où s'embourbent les réfugiés, mais surtout l'humanité tout entière.
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