Lettre à un jeune artiste interviewé
Par Jean-Jacques Birgé, vendredi 24 janvier 2025 à 03:19 :: Humeurs & opinions :: #5811 :: rss

Salut,
Est-il encore d'usage de commencer une lettre par cette exclamation de bienvenue ? Déjà mon titre au masculin est d'une autre époque. Les temps changent, les rapports évoluent ou régressent, mais tout, absolument tout ce qui est vivant, obéit toujours à la loi des cycles, et pour accrocher le lecteur il faut y mettre du sien. Du sien, c'est de soi qu'il s'agit. S'agiter, c'est secouer l'arbre pour que tombent les branches mortes et les fruits trop mûrs. Faire le mur pour échapper aux propos convenus. Les conventions sont fondamentalement soporifiques. On s'endort devant la répétition des justifications partagées par tous. Les revendications possèdent au moins l'avantage de mettre les pieds dans le plat. Alors on évitera la platitude du politiquement correct, sans trop la ramener, mais avec l'aplomb d'assumer que l'on pense par soi-même. La soie sauvage constitue le plus doux de mes ensembles. Ensemble, parce qu'on ne s'en sort jamais seul, du moins sur la distance. En d'autres termes, le temps. C'était l'idée. Afficher à l'écran des propos cent fois tenus, une fois pour toutes, puisqu'on ne couche plus sur le papier, même par consentement mutuel, pour éviter la répétition et ressasser inlassablement. Passer à autre chose, tourner la page. Alors pour vous, taper quelques conseils pour que vos propos nous réveillent quelle que soit la qualité de celle ou celui qui vous interroge.
Commencez par noter trois idées directrices auxquelles vous tenez particulièrement et débrouillez-vous pour les placer coûte que coûte dans le cours de la conversation, peu importent les questions. Au pire ou au mieux, c'est la qualité du "oui, mais". Sans cette gymnastique vous risquez de rentrer chez vous en vous mortifiant de ne pas avoir dit l'essentiel. Trois, c'est un bon chiffre. Rappelez-vous les meilleures dissertations, fussent-elles scolaires. Introduction, trois parties, conclusion. Un artiste doit savoir commencer et terminer. L'attaque est l'accroche. Le fondu au noir constitue une facilité vous privant du plaisir de la coda. Cela ne vous interdit pas les ouvertures à tiroirs et les fausses fins. Le plaisir de surprendre. Quant aux trois parties, elles vous obligent à trouver trois bonnes raisons d'être là. Une ou deux, viennent toutes seules, mais c'est la troisième qui valorise l'ensemble. Et puis, selon qui vous avez en face, vous pourrez être complice ou impertinent... En tout cas soyez vous-même, c'est le plus simple et le plus confortable !
Développez. Forcez-vous. Faites marcher votre mémoire. Les anecdotes donnent du corps aux intentions. Elles font passer la théorie à la pratique. Le lecteur aime qu'on lui raconte des histoires. Si elles peuvent alimenter son sommeil, elles ne l'endormiront pas, bien au contraire. On s'y projette. Le phénomène d'identification n'est pas seulement le nerf du cinématographe, c'est la clef de toute la littérature, peut-être même de la vie tout court. Pour qu'elles tiennent debout ces anecdotes doivent faire sens, aller dans celui de votre propos. Relisez le paragraphe précédent ! Idem pour les détails. Rester vague est du domaine de la banalité. Le discours de la méthode est passionnant... À condition de bien expliquer en restant autant que possible à la portée de tous.
Nommez celles et ceux avec qui vous partagez le chemin. Comme les remerciements, cela ne coûte rien et c'est une juste reconnaissance. Vous éviterez des rancœurs, stupidement générées par votre maladresse. Comme vos références historiques, ce sont autant d'entrées vers qui vous êtes, vers votre travail. N'oubliez jamais que "toute œuvre est une morale". Pour citer encore Jean Cocteau, pensez "ne pas être admiré, être cru". Plus jeune, je voulais toujours être original et Bernard Vitet me reprenait : "pas original, mais personnel". Chaque individu devrait pouvoir le revendiquer, un artiste a fortiori. La sincérité devrait représenter l'étalon de votre art. Oubliez les marchands. Je m'écarte du sujet de cette lettre, mais pensez à dire que vous les aimez à celles et ceux que vous adulez. Et lorsque c'est vous qui posez des questions, choisissez les bonnes.
Donc tout cela se prépare. On n'y va pas les mains dans les poches et l'on ne confie pas à un quidam le soin de faire l'article. C'est comme le reste, comme les vers, les notes, les couleurs... Que ce soit inné ou mûrement réfléchi, il faut donner du grain à moudre à votre interlocuteur, et par extension à celles et ceux qui vous liront ou vous écouteront.
Je ne sais pas si je dois vous souhaiter bonne chance ou vous dire merde. Dans le premier vinyle d'Un Drame Musical Instantané, en 1977, pour la coda de notre improvisation Au pied de la lettre basée sur un texte inédit de Jean Vigo, tandis que je scandais "tout homme détient dans ses mains son destin" Bernard Vitet clamait "un coup de dés jamais n'abolira le hasard", sans que nous nous soyons concertés et absolument ensemble.
Salut et fraternité
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