Nous étions très critiques avec la world music produite par Peter Gabriel sur son label Real World parce qu'elle édulcorait les musiques du monde en les récupérant par une pop trop séduisante pour être honnête. De retour dans leurs pays respectifs les musiciens du tiers monde faisaient figure d'Oncle Tom, devenus des étrangers à leurs communautés. En France un label de disques comme Silex cherchait par contre la contemporanéité dans les musiques traditionnelles. J'évite d'évoquer les musiques folkloriques, figées dans le temps. Il est question ici de mixité, du grand mix qu'offre la musique, une sorte d'espéranto qui permet à des musiciens qui ne parlent pas la même langue d'échanger sur un pied d'égalité. Le pigeon voyageur au vélo jaune me dépose le même jour deux disques qui mêle jazz, rock, et pour l'un la musique carnatique indienne et un rap féminin engagé de Mumbai, pour l'autre un éthiojazz aux accents quasi hard rock !
Bombay Experience d'Alexandre Herer surprend dès les premières mesures. Pour quelle raison le spoken word de la chanteuse Manmeet Kaur me rappelle-t-il les facéties vocales de Frank Zappa dans 200 Motels ? L'aspect social de ses paroles imposerait-il une forme à ses prouesses rythmiques ? Avant que j'ai le temps de répondre, le percussionniste B.C. Manjunath, virtuose du mridangam, entame un konnakol me rappelant la première fois que j'ai entendu Alla Rakha accompagner Ravi Shankar en 1969, excitation quasi psychédélique de la voix imitant la percussion. J'adore ça. Mais le flow de la rappeuse reprend aussitôt, tout aussi entraînant. Et l'orchestre mené par le claviériste, au Fender Rhodes et au synthé, d'habiller tout cela de magnifiques tuniques jazzy, probablement cousues en Inde, mais cela n'est pas dit, avec Gaël Petrina à la basse et Pierre Mangeard à la batterie. L'enregistrement a en fait été réalisé à Villetaneuse par Pierre Favrez. Les textes slamés en anglais questionneraient "le capitalisme, les traditions figées, les contradictions humaines, tout en célébrant la beauté du quotidien, l'échange sincère et la résilience", mais j'aurais besoin des notes de pochette pour en apprécier la teneur, or le CD envoyé à la presse sous sa forme la plus réduite m'apparaît toujours aussi absurde d'un point de vue promotionnel. Cela ne m'empêche pas d'apprécier l'énergie laissant entrécouter une magnifique rencontre musicale.
Evil Plan, sixième album du groupe Ukandanz, porte bien son nom. L'orchestre accompagnant le chanteur éthiopien Asnake Gebreyes est plus puissant que jamais, enfonçant le clou jusqu'à la tête en reprenant même War Pigs de Black Sabbath ! Si le ténor de Lionel Martin s'envole plus free que jamais, d'une rage folle, le trio formé par le bassiste et guitariste Damien Cluzel, auteur des arrangements, du claviériste Fred Escoffier et du batteur Thomas Pierre est rock dur. La transe est assurée, comme la dédicace du dernier morceau à Francis Falceto, le producteur qui nous a fait connaître l'éthiojazz il y a 40 ans. Il n'y a pas à dire, juste à danser, ces deux disques vous font bouger les jambes, ou le ciboulot si vous préférez, comme moi, marcher sur la tête.

→ Alexandre Herer, Bombay Experience, CD Onze Heures Onze, dist. L'autre distribution, sortie le 13 juin 2025
→ Ukandanz, Evil Plan, LP/CD/Numérique Label 4000, dist. Inouïe, sortie le 18 avril 2025