J'ai l'habitude d'appeler mes découvertes "des biscuits pour l'hiver", mais pas question d'attendre le froid pour profiter des deux disques de Denman Maroney qu'il m'a offert la semaine dernière lors d'un repas organisé par mon amie Pascale Labbé. Elle savait évidemment que nous nous entendrions à merveille. Denman était venu accompagné de sa femme, Erin Martin, ancienne ballerine à l'American Ballet Theatre et chez Jerome Robbins. Les évocations de Bronislava Nijinska, Charles Ives, John Cage, Guillaume Orti ou Benoît Delbecq agrémentent le repas ensoleillé que Pascale a concocté. Comment avais-je pu passer à côté de ce compositeur fantastique, sorte de Conlon Nancarrow qui swinguerait comme Thelonious Monk, retour à l'envoyeur où le jazz se réapproprierait ses polyrythmies et ses polytemporalités complexes ? Denman Maroney joue de ce qu'il appelle son hyperpiano avec ses deux mains quand Nancarrow ne composait que pour pianos mécaniques. Une sur les touches, l'autre dans les cordes, le pianiste, qui a rapporté en France son Steinway O de 1918 depuis le New Jersey, a enregistré 60 disques dont la moitié sont heureusement sur Bandcamp, avec de nombreux musiciens que j'apprécie particulièrement comme Mark Dresser, Shelley Hirsch, Tim Hodgkinson, Leroy Jenkins, Dave Douglas, Barre Phillips ou le poète Steve Dalachinsky.
La conversation va d'Henry Cowell à Frank Zappa en passant par Olivier Messiaen et Monk dont Maroney livre une passionnante interprétation de Stuffy Turkey dans le double CD The Air-Conditionned Nightmare avec son quintet composé du saxophoniste ténor Robin Fincker, du bassiste Scott Walton, du batteur Samuel Silvant et dans le premier disque de la chanteuse Émilie Lesbros. Sur son site le compositeur met généreusement en ligne partitions, exemples de polytemporalités et les techniques de son hyperpiano qui se fond incroyablement au timbre de l'orchestre comme l'anche à l'archet ou les marteaux à la batterie. L'instrument n'est pas préparé, mais frotté, frappé, pincé, etc. avec toutes sortes d'objets.
En opposition à ces compositions remarquablement agencées, O KOΣMOΣ META n'est qu'improvisations de Maroney avec Scott Walton et le batteur Denis Fournier. Ce "monde d'après" date de juin 2021, après le confinement, utopie merveilleuse de la parfaite entente entre trois musiciens exceptionnels. Improvisation ou composition instantanée, la question peut se poser. Le jazz marque sa place, moins de répétitions, autant de variations, la (relative) brièveté des pièces permettant de contenir les inspirations. On sait toujours commencer, mais comment finir ? Fournier ne noie jamais l'ensemble avec ses cymbales, préférant les peaux ou de drôles de métaux. La basse assume son rôle sévère, souvent en pizz. L'hyperpiano, tout en élégance, mène la danse, danse de Saint-Guy néanmoins contenue, maîtrisée ! Retour au premier disque plus proche de mes aspirations, je m'offre ainsi un second tour.

→ Denman Maroney Quintet, The Air-Conditionned Nightmare, 2 CD Neuma Records
→ Denman Maroney - Scott Walton - Denis Fournier, O KOΣMOΣ META, CD RogueArt