70 mai 2025 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

samedi 31 mai 2025

Pause d'une semaine


Petite pause d'une grosse semaine. Reprise du blog mercredi 11 juin. Plusieurs raisons à cela. La première est technique. J'ignore encore si mon ordinateur sur lequel j'écris quotidiennement, sur lequel je joue régulièrement et sur lequel je compte trop souvent se réveillera de son profond coma, son pronostique vital étant engagé. Un nouveau-né fera son entrée dans la famille, évidemment plus performant que tous les autres. Mais chacun a son utilité. Le plus ancien en activité est un iBook blanc qui me permet de regarder ma collection de CD-Roms tels qu'ils ont été conçus, bien que je ne le fasse pratiquement jamais. Le second est voué aux copies de CD et DVD, ce qui est devenu extrêmement rare. Le troisième est crucial puisqu'une application y a indexé l'énorme bibliothèque de CD-R avec mes anciens travaux et tout ce qui date de Mathusalem et qui n'a pas été transféré sur disque dur. Le quatrième sert de lecteur pour les films que je regarde dans une salle consacrée au cinéma. Le cinquième, aujourd'hui salvateur, tient essentiellement le rôle d'enregistreur du studio GRRR et est connecté le plus souvent à la Toile. J'ignore à quoi servira celui qui a probablement rendu l'âme à cette heure-ci et sera remplacé par un M4 tout neuf à la mi-juin. Je ne compte ni l'iPhone, ni les deux vieux iPads qui me rendent bien service de temps en temps. J'espère seulement que je pourrai récupérer mes données via Time Machine et que j'arriverai à reconstituer le mois manquant.


La seconde raison est aussi déterminante, car je dois jouer le rôle de grand-père de garde pendant que leurs parents montent le Spat' sonore au Théâtre Dunois. Si vous n'avez jamais vu l'engin, je vous conseille sérieusement d'aller y voir le spectacle Näcken, avec vos enfants si vous en avez, vendredi 6 juin à 20h, samedi 7 à 18h ou dimanche 8 à 11h. Deux compagnies se sont unies pour cette création épatante, Spat' Sonore & SÖTA SÄLTA, avec Elsa Birgé, Nina Daigremont, Nicolas Chedmail, Linda Edsjö et Philippe Bord. De mon côté, même si j'y serai de temps en temps pour m'occuper des mouflets, j'ai préparé quelques activités zoologiques, muséographiques, acrobatiques, cinématographiques, ludiques, qui risquent de me mettre à plat en bout de course, après avoir été à quatre pattes, mais quel plaisir ! On verra bien ensuite si elles donnent lieu ou pas à quelque récit...

vendredi 30 mai 2025

Découvertes du label Neuma (2)


J'ai continué à écouter les disques Neuma envoyés du Minnesota par Philip Blackburn qui en a d'ailleurs enregistrés sept, lui-même, en marge des 700 qu'il a produits sur innova et Neuma depuis trente ans. ORDO, son plus récent, double CD de 2023, expose une tentative d'ordonner le chaos. Pour Weft Sutra, Nirmala Rajasekar à la veena se pose sur un nuage composé de six guitaristes électriques à l'archet. On la retrouve avec le chanteur Ryland Angel sur le texte Why You Want a Physicist at Your Funeral d'Aaron Freeman avec Blackburn pour un drone cosmique électronique. Plus d'électricité ni d'électronique pour The Song of the Earth, mais l'une des harpes éoliennes du jardin de Blackburn et Patti Cudd au vibraphone. Ce sont des musiques de recueillement comme The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees où le compositeur dirige le NO EXIT New Music Ensemble, ou Lilacs and Lightning avec le pianiste Emanuele Arciuli et des rythmes programmés. Albi est interprété par le Quatuor Mänk, A Cambridge Musick: solve et coagula par le Trio Galan (clavecin, violon, violoncelle), Dimitris Kountouras au flageolet et Dimitris Azorakos au tambour, où l'on retrouve le propos initial de la mise en ordre. Over Again, avec l'enregistrement de la voix du pilote de chasse Warren Ward pendant l'Opération Tempête du désert en Irak et deux percussionnistes, les Quey, est dédié à Harry Partch, sur lequel Blackburn a rédigé Enclosure Three: Harry Partch pour lequel il a été primé. Sur More Fools than Wise huit cornes de brume accompagnent la soprano Carrie Henneman Shaw sur un texte d'Orlando Gibbons. Sa Sonata Homophobia exige un dispositif incluant la flûte de Zachery Meier, un discours haineux d'extrême-droite et des contrôles cérébraux ! Huit improvisateurs accompagnent la voix de Chris Mann sur Unearthing ou pour Stuck l'UCCS Creative Music Ensemble celle d'une automobile !! Plus simplement, Gunnar Owen Hirthe à la clarinette et Nicholas Underhill au piano jouent Air: Air, Canary, New Ground d'après Purcell. Le bonus est une mise en scène où une lettre enregistrée en italien par Kenneth Gaburo pour son maître Goffredo Petrassi est accompagnée à l'orgue par Gary Verkade sur une seule note. L'ensemble tient à la fois du minimalisme et du drone avec de nombreuses références à la musique baroque et à la musique contemporaine, interrogeant le rapport au passé pour espérer un avenir meilleur.


Dans de nombreuses créations nord-américaines on retrouve l'influence grandissante du minimalisme, même lorsqu'il s'agit de jazz. Pour Arkinetiks le batteur Dan Kurfirst a d'abord enregistré en trio avec le bassiste Damon Banks et Alexis Marcelo au Fender Rhodes. Il a ensuite ajouté le tabla de Roshni Samlal et enfin il a demandé au trompettiste-saxophoniste-flûtiste Daniel Carter d'improviser sur l'ensemble qui sonne un peu comme du jazz-rock qui aurait flashé sur l'Inde, méditation comprise ! Les parties que je préfère sont celles où l'on entend des extraits de la conférence You don't know what you want because you have it already d'Alan Watts. Je remarque aussi qu'il y a souvent des voix parlées sur les disques du label...

Et un calme olympien, ou du moins la recherche d'un certain bien-être, que l'on retrouve encore dans l'album Radiance Within de Phillip Schroeder, qu'il soit seul au piano ou accompagné par sa femme, la violoniste Margaret Jones ou les gongs d'Alan Zimmerman. Le minimalisme américain est fortement lié aux transcendantalistes qui ont inspiré tous les retours à la terre. Les grands espaces états-uniens n'y sont pas pour rien. C'est le bon côté de ce pays qui s'est construit sur un génocide et a assuré son hégémonie sur le reste du monde en ne cessant jamais d'y faire la guerre. La résistance s'y est plus souvent exprimée par un repli vers la nature que par des mouvements revendicatifs révolutionnaires. Quand ce fut le cas ils furent durement réprimés, mais on a la mémoire courte.

Du texte récité encore sur Woolf at the Door de Duncan & Woolf. Emily Duncan interprète à la flûte des compositions de Randall Woolf. S'y joignent le comédien Rinde Eckert sur un texte de David Foster Wallace, la voix échantillonnée de Sara Wendt, un quintet à cordes ou la voix enregistrée et manipulée du compositeur récemment disparu Scott Johnson, fortement influencé par les premières pièces de Steve Reich. Intéressante rencontre du beatbox de la flûtiste avec les cordes sur Native Tongues.

Emphatic Now de l'Ewart Asplund Ricks Trio est un disque d'improvisations plus proche de ce qui se pratique aujourd'hui en Europe, surtout par des polyinstrumentistes. Douglas R. Ewart joue des bois, du didgeridoo, des percussions, du texte (!) ; Christian Asplund est au violon alto et au piano ; Steven Ricks passe du trombone aux instruments électroniques. Le jeu se focalise sur les timbres plutôt que sur la mélodie et le rythme, ce qui est typique de ce genre de rencontres.


En fait, j'avais été surtout impressionné par les albums Borderless Flows du PAN Project Ensemble, et DVXNS de Dan Roman and Cuarteto Latinoamericano, que m'avait signalés Blackburn, mais qui ne figuraient pas dans le paquet-poste, en plus de The Noonan Trio, Hypercube jouant Louis Andriessen, Jeannine Wagar, tous les trois sélectionnés par hasard sur mon premier article consacré au label Neuma. Le Pan Project Ensemble réunissant ici des artistes américains (dont Ned Rothenberg et Jeff Roberts), coréens, indien et iranien, le résultat est forcément surprenant, d'autant qu'ils utilisent des instruments traditionnels (piri, saenghwang, guqin, shakuhachi, sarangi, gayageum, qanun) en plus de leurs voix. Ils montrent tout simplement la possible universalité de la musique. Quant à DVXNS, j'adore l'énergie de ce quatuor à cordes qui me rappelle évidemment le Kronos jouant du Reich ou d'autres minimalistes énervés. Dan Román est un compositeur portoricain né en 1974, mais le quatuor est mexicain et il revendique l'influence du son trash du groupe de heavy metal Metallica !

jeudi 29 mai 2025

Découvertes du label Neuma (1)


Petit colis arrivé de Saint Paul dans le Minnesota, la ville jumelle de Minneapolis. Philip Blackburn, producteur du label Neuma, m'avait contacté après mon article sur Denman Maroney.
J'attrape au hasard l'un des sept CD récents. Into The Night est la première incursion de Jeannine Wagar dans le domaine de l'orchestre viirtuel. La compositrice et cheffe d'orchestre, pianiste et organiste, basée en Arkansas, a travaillé avec des orchestres comme Bang On A Can (c'est le seul que je connaisse de son pédigrée). Sa musique m'accroche instantanément, peut-être parce qu'elle ressemble à des choses que j'ai adoré enregistrer pour des projets de commande, comme lorsque j'étais directeur musical des Soirées des Rencontres d'Arles. Les instruments que nous utilisons, leur approche physique car la mécanique obéit à des réflexes humains, ont forcément une influence sur ce que nous jouons. Confrontée à elle-même et non à des instrumentistes comme elle en a l'habitude, Jeannine Wagar évoque une approche émotionnelle, comme si elle passait de la lumière à l'obscurité, du jour à la nuit. L'orchestre virtuel nous renvoie en effet au brouillard de l'inconscient, comme lorsque nous composons pour autrui, mais cette extraversion devient triviale au contact de la réalité.

The Force for Good de l'ensemble new-yorkais Hypercube, le second disque que je mets sur la platine, présente Hout (1991) de Louis Andriessen et The Force for Good (2020) de l'un de ses élèves, Michael Fiday. La saxophoniste Erin Rogers au ténor, le guitariste électrique Jay Sorce, la pianiste Andrea Lodge et le percussionniste Chris Graham ont choisi une pièce iconique d'Andriessen créée à l'origine pour l'enseble LOOS, "une mélodie à l'unisson avec des ramifications", particulièrement virtuose. Son "canon rapproché" à la double-croche l'associe évidemment aux minimalistes ou répétitifs. Son instrumentation inspira ensuite de nombreuses œuvres à d'autres compositeurs. Ainsi la pièce de Fiday qui s'inspire du Giant Steps de John Coltrane commence rythmiquement dans le corps du piano pour passer à une forme contemporaine plus jazzy qui flirte avec le vertige.

Inherit A Memory est le fruit d'un autre trio, basé à Londres, celui du batteur-récitant Sean Noonan avec Matthew Bourne au piano et Michael Bardon à la contrebasse, nettement plus jazz dans sa véhémence et son swing sautillant, mais c'est l'usage du sprechgesang, rythmé, répété, délayé, murmuré, qui le caractérise particulièrement. Noonan revendique l'influence de Nancarrow, Zappa, Milford Graves et du biologiste bergsonien et lamarckiste anglais Rupert Sheldrake, auteur de la « résonance morphique ». Il est compréhensible que la création artistique puisse inspirer une approche magique de la perception du monde. Pour des esprits éclairés le sacré y trouve probablement plus de confort que la religion. La confrontation avec la question sans réponse peut pousser à imaginer qu'il en existe une sous la forme d'un point d'interrogation aussi immense que l'univers. En tout cas, The Noonan Trio livre un jazz libre, savoureux et allumé.

La suite au prochain numéro...

mercredi 28 mai 2025

Catastrophe


La catastrophe n'arrive jamais d'où on l'attend. Je me souviens que notre appartement était entouré de mezzanines à certains endroits sans garde-corps. J'avais fait peindre une ligne jaune continue et expliqué à notre fille qui était encore toute petite qu'il était strictement interdit de la franchir. Obéissante, elle fit toujours très attention. Combien d'amis nous firent remarquer que nous étions totalement inconscients ! Un jour qu'elle se dirigeait vers l'escalier pour monter nous rejoindre, elle a trébuché et s'est ouvert le front sur la première marche. J'aurais pu citer d'autres exemples, mais celui-ci m'avait particulièrement marqué. On a beau prendre toutes les précautions, "shit happens!".
Oh, ce n'est pas si grave cette fois, mais je suis paralysé. Comme un grand trou noir de l'instant de la catastrophe jusqu'aux heures qui suivirent. Le soir j'ai quitté un concert au milieu. Comme disait Bernard : "on est fragile". En rentrant je regarde avec tendresse les mauvaises herbes qui poussent le long des maisons. Je pense au monde entier pour relativiser, je pense au génocide qui se perpétue à Gaza, je pense aux gens qui meurent de faim et de froid, je pense à ceux à qui on vient d'annoncer qu'ils ont une maladie grave, voire incurable, histoire de relativiser. Dans ces cas-là ma maman avait l'habitude de dire qu'il n'y avait pas mort d'homme. Elle avait évidemment raison, mais cela n'empêche pas que ce soit très contrariant.
Arrivés vers sept heures, les terrassiers terminaient leur travail devant la maison. Le trou était immense. Le bruit avait fait fuir les chats. J'avais déjà pris mon petit-déjeuner, et même fait ma demi-heure de vélo en Arizona. Je me laisse téléporter en regardant l'écran fixé à la machine. Il faisait frisquet à cette heure matinale, mais l'exercice me faisait suer. Sur Radio Libertaire s'étaient succédés Brigitte Fontaine, Bashung, Brassens, Vian et Bobby Lapointe. Bonne cuvée ! Redescendu je prenais note des mails arrivés pendant la nuit. Et c'est arrivé très vite.
J'ai l'habitude de ne laisser aucun liquide à proximité de mon ordinateur. En attrapant ma tasse de thé j'en ai un peu renversé sur le clavier. J'ai vite épongé avec mon mouchoir, mais j'aurais mieux fait de retourner la machine vers le bas pour éviter que cela pénètre à l'intérieur. Tout s'est éteint. Pas moyen de rallumer. Il ne me restait plus qu'à aller le porter chez SOS Master dont la réputation n'est plus à faire. J'ai donc enfourché ma vraie bicyclette et pédalé jusqu'à République... Les nouvelles sont mauvaises. Heureusement ma dernière sauvegarde date d'il y a un mois. Mais un mois pour moi c'est beaucoup. Incapable de travailler, j'ai tapé ces lignes en espérant être capable ensuite de penser à autre chose en attendant le bilan qui peut mettre deux ou trois jours. Si c'est réparable ce n'est que de l'argent. Si c'est mort, c'est beaucoup plus d'argent et ma phrase précédente ne vaut pas tripette. Et du temps, beaucoup de temps. Je ne m'en veux même pas. On a beau faire attention, on n'échappe jamais aux mauvaises nouvelles. On peut juste espérer qu'elles s'équilibreront avec de bonnes, mais alors de vraiment bonnes...

mardi 27 mai 2025

Le clip-vidéo des Déments avec Denis Lavant


Sonia Cruchon a réalisé un clip-vidéo pour accompagner la sortie du double CD "Les déments" avec Denis Lavant, le saxophoniste Lionel Martin et moi-même au clavier et plein d'autres trucs qui font du bruit. Nous avons choisi un extrait de 2 minutes 36 secondes du premier morceau, M'accorderez-vous ?, que nous avons envoyé à Sonia en la laissant libre de l'interpréter à sa façon... Je tiens à préciser que la mise en sons de chaque pièce par notre trio est radicalement différente...


Lionel avait filmé un court moment où Denis tournait sur mon spun au milieu de la cuisine pendant que je préparais le déjeuner. Pas étonnant de sa part lorsque l'on connaît ses prouesses acrobatiques en plus de sa remarquable diction qu'il ait cédé à la rotation ! Sonia a ensuite fait des miracles en utilisant l'idée de Lionel d'associer ce tourniquet au texte de Marcel Moreau ; elle m'a aussi demandé de photographier la pochette d'Ella & Pitr dans le spun.

Les déments, double CD GRRR+OUCH!, dist. Inouïe, et sur Bandcamp

lundi 26 mai 2025

Eastern (western de l'est parisien)


Les terrassiers qui défoncent notre rue ont beaucoup d'humour si j'en crois les tuyaux entassés devant notre porte d'entrée. Je devrais plutôt écrire de sortie, même si l'opération semble hasardeuse. Les ouvriers remplacent les tubes en grès gris de plus d'un siècle que les mouvements de terrain ont fendus ou cassés. Les eaux usées s'en allaient dans le sol. Ce ne sont pas seulement ceux d'assainissement qui laissent échapper des tonnes d'eau. On ne peut imaginer la quantité d'eau potable gaspillée ainsi. Aujourd'hui les fuites se décèlent néanmoins facilement avec un micro et un casque sur les oreilles. Dans notre rue, enfouis à trois mètres cinquante, à proximité d'un monstrueux tuyau de gaz qui s'il explosait rayerait le quartier de la carte et d'une ligne électrique de 225 000 volts alimentant la capitale, ils exigent une expertise minutieuse et des machines capables de creuser aussi profondément. À propos de catastrophe, dans la pièce Des haricots la fin sur le disque Qui vive ? j'avais intégré le bouleversant reportage en direct de l'explosion de la rue Raynouard le 17 février 1978. Une fuite d’eau y aurait justement provoqué l’affaissement du trottoir et le percement de la canalisation de gaz située sous la chaussée, bilan douze morts et une soixantaine de blessés dont plusieurs sapeurs-pompiers. Ce ne fut pas la seule à Paris, cela s'est encore produit rue de Trévise en 2019 et rue Saint-Jacques en 2023. Ici le plus dangereux serait un affaissement de terrain pendant que les ouvriers sont au fond. Il n'y a pas que l'asphyxie. Le responsable m'explique que les enfants qui s'enfouissent sur la plage risquent une compression de la cage thoracique sous le poids du sable. Pour un billet d'humour, vous repasserez ! Enfin, certains le prennent autrement...


Avec surprise je découvre sur FaceBook une photo de mon chat où il est stipulé que c'est le "boss" de la rue. Il a profité des travaux et de l'absence automobile pour poser devant Brahim. Il ne manque que l'accompagnement musical d'Ennio Morricone pour que Django soigne son rôle ! Devant les nombreux like qu'il engendre je me dis ne plus avoir à m'inquiéter quand il s'aventure dans le quartier, entre autres à chasser les rongeurs qu'il rapporte généreusement à la maison, maintenant que le gros gris est connu comme le loup blanc.

dimanche 25 mai 2025

Drame.org cité en référence

bntoine

Lire la suite

samedi 24 mai 2025

Première chronique française sur LES DÉMENTS


Une journée de studio autour de textes choisis par Denis Lavant. Des textes d’auteurs libres comme l’air ou le langage émancipé, qui ont en commun une force d’expression explosive. Les déments, du Breton Xavier Grall vibre comme une sorte d’égarement fantastique. Cantode de Lobélisque, du pataphysicien André Martel, sème des pépites lexicales inédites à chaque vers. M’accorderez-vous ? , de l’écrivain belge Marcel Moreau, fait d’une invitation à la danse un théâtre de mots en tourbillon chorégraphique. Quant au Petit chien sans ficelle (CD 2), texte du chanteur-poète André Schlesser, cofondateur du légendaire cabaret L’écluse (qui accueillit à leurs débuts Brel, Barbara….), il nous conte une sorte de récit initiatique qui frôle l’épopée. Dans tous ces textes la parole est intense, recueillie ou violente, d’une beauté convulsive ou mystérieuse. La présence de Denis Lavant crève un écran imaginaire par sa seule voix. Et la musique de Jean-Jacques Birgé et Lionel Martin tisse une sorte de dramaturgie qui magnifie texte et diction. Une très belle réussite d’art sonore et poétique, à découvrir !
Xavier Prévost dans LDNJ

Un avant-ouïr sur Youtube

DENIS LAVANT / JEAN-JACQUES BIRGÉ / LIONEL MARTIN «Les déments»
Denis Lavant (récitant),
Lionel Martin (saxophone ténor),
Jean-Jacques Birgé (claviers, shahi baaja, percussion, flûte, guimbarde, harmonica)
Bagnolet, 21 novembre 2024
GRRR+Ouch 2040/41 / Inouïe distribution (double CD)
Sur Bandcamp

vendredi 23 mai 2025

L'homme à la caméra par Un Drame Musical Instantané (1983)


Quarante-et-un ans déjà, et cet article du 20 février 2013, mais quatre-vingt-seize pour Dziga Vertov puisque L'homme à la caméra date de 1929. Nous avions choisi son Laboratoire de l'Ouïe comme modèle à nos élucubrations. Plutôt qu'illustrer platement le film nous avions préféré inventer de nouvelles formes, dévorant le livre de Georges Sadoul et, surtout, les écrits du cinéaste. Si la création eut lieu à l'occasion du Festival Musica à Strasbourg le 5 octobre 1983, le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané enregistra notre partition originale le 14 février 1984 au Théâtre À Déjazet à Paris lors de la quatrième représentation. Avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, nous partagions la direction de l'orchestre composé de quinze musiciens et musiciennes. L'électronique se mêlait aux vents, aux cordes, aux percussions et à une lutherie originale inventée par la flûtiste Hélène Sage et Bernard. J'avais même écrit des chansons pour lui, pour la contrebassiste Geneviève Cabannes, et pour le violoncelliste Didier Petit dont c'était la première vocale. Le document n'est pas d'une qualité exceptionnelle, mais sa rareté et son antériorité sur nombreuses compositions qui suivirent m'ont semblé justifier sa mise en ligne. J'avais publié une répétition de l'orchestre datant de 1986, mais l'archive présentée ici était passée à la trappe. N'ayant pu filmer le spectacle dont la première partie consistait en la partition seule sans le film suivie du ciné-concert, j'avais à l'époque remonté la musique directement sur la VHS avec le bouton de pause afin de la resynchroniser. La copie 16mm avait été projetée sur le mur du salon ! Le résultat est là, 1h06mn :



Je n'aurais jamais imaginé exhumer cette archive si une étudiante en Master Recherche en Musicologie ne m'avait interrogé sur ses difficultés à synchroniser notre disque avec le film. Je crois comprendre que son travail consiste à comparer les différentes versions que ce chef d'œuvre cinématographique inspira. Un vinyle 33 tours 30 cm ne pouvant contenir toute la partition, nous avions été obligés de couper. Notre mémoire n'avait retenu que l'enregistrement discographique laissant dans l'ombre nombreuses parties.

La composition musicale était signée du Drame, soit Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi-même, sauf une petite séquence due à Hélène Sage. L'orchestre était donc composé de Francis Gorgé (direction, guitare électrique, frein), Bernard Vitet (trompettes, trompette à anche, double bombarde, flûte, voix) et moi (direction, synthèse numérique en temps réel, reportages, piano, trompette à anche, flûtes, guimbarde, mélodica, voix), plus Youenn Le Berre (flûtes, flûte électrique, basson, saxophone ténor), Magali Viallefond (hautbois, cor anglais, flûte, tôle à voix, orgue de cristal), Hélène Sage (flûtes, voix, clarinette basse, glissarinette, bouilloire, bazar), Patrice Petitdidier (cor d'harmonie), Philippe Legris (tuba), Jacques Marugg (vibraphone, marimba, percussion), Gérard Siracusa (percussion, marimba), Bruno Barré (violon, violon à pavillon), Nathalie Baudoin (alto), Marie-Noëlle Sabatelli (violoncelle), Didier Petit (violoncelle, voix), Geneviève Cabannes (contrebasse, clavier, voix). Daniel Deshays enregistrait le son, Serge Autogue l'amplifiait.

En 1971, L'homme à la caméra est le premier film qui nous fut montré un matin à la Cinémathèque Française lorsque j'entrai à l'Idhec. Dans la grande salle du Trocadéro quasiment vide mes gargouillis dans le ventre me semblaient briser son mortel silence et m'empêchèrent de jouir du spectacle. C'est probablement de cette expérience douloureuse qu'est née chez moi l'idée d'accompagner les films muets par de la musique jouée en direct, comme nous le fîmes dès 1976 avec plus d'une vingtaine à notre répertoire. Je ne compris que plus tard l'immense influence que le chef d'œuvre de Vertov eut sur moi, tant dans ma musique que sur ma vie.

En 2024 L'homme à la caméra augmenté de La glace à trois faces est sorti en CD sur le label autrichien KlangGalerie.

jeudi 22 mai 2025

Tom Bourgeois, Space Galvachers, Mozes & Kaltenecker sur BMC


Née dans une famille de musiciens, Lili Boulanger était la sœur cadette de Nadia Boulanger. Toutes deux étaient compositrices, mais Lili est décédée à 24 ans en 1918, tandis que Nadia vécut jusqu'à 92 ans, soit jusqu'en 1979. Celle-ci, également pianiste, organiste, cheffe d'orchestre, fut surtout connue pour ses mémorables leçons dont profitèrent quelque 1200 élèves dont Aaron Copland, George Gershwin, Grażyna Bacewicz, Elliott Carter, Michel Legrand, Lalo Schifrin, Astor Piazzolla, Quincy Jones, Dalton Baldwin, Daniel Barenboim et Philip Glass ! Quant à Lili, première femme à obtenir le prix de Rome de composition musicale en 1913, ses œuvres commencent seulement à être jouées. Il est passionnant d'entendre une adaptation de ses pièces pour piano, chorales ou vocales, par un orchestre de jazz contemporain comme celui du saxophoniste belge Tom Bourgeois, parfois à la clarinette basse, qui avait déjà adapté le quatuor de Ravel en 2018. Son quartet composé de compatriotes, Alex Koo au piano, Lennart Heyndels à la contrebasse, Théo Lanau à la batterie, est augmenté sur quelques pièces du violoncelliste français Vincent Courtois et de la chanteuse hongroise Veronika Harcsa qui a écrit des paroles pour l'Hymne au soleil et Attente. La musique offre des espaces d'improvisation, sans ne jamais quitter le lyrisme d'une musique délicate, probablement remède aux souffrances de la compositrice dues à sa maladie décelée depuis l'enfance. Si l'on aime comprendre "comment l'on en est arrivé là", le disque Lili montre la filiation que peu imaginent entre la musique française du début du XXe siècle et le jazz mélodique.

Il faut une grande maîtrise du seaboard pour en jouer comme Zsolt Kaltenecker. J'en sais quelque chose pour en posséder un petit modèle ! Il s'agit d'un clavier 5D plutôt mou, permettant de glisser les doigts horizontalement ou verticalement sur les touches, autorisant ainsi par exemple le vibrato, de filtrer chaque touche en jouant sur sa longueur ou produire des glissandi comme avec les ondes Martenot. Les timbres dépendent ensuite des synthétiseurs et échantillonneurs acceptant le protocole MPE (MIDI Polyphonic Expression). Sans aucun overdub, c'est-à-dire en une seule prise, il accompagne la chanteuse-pianiste Tamara Mozes sur des pièces pop-jazz avec un toucher extrêmement dynamique, ressemblant souvent au slap d'une basse. Les deux Hongrois reprennent Come To Me de Björk et Summertime des Gershwin à côté de compositions originales où le swing à l'européenne est toujours présent. Sub Rosa est un disque aussi agréable que le précédent.

Il y a cinq ans j'avais chroniqué l'album Sounds of Brelok des Space Galvachers. Leurs Folk Songs est mon préféré des trois nouveautés du label BMC. Ils reprennent, évidemment très librement, neuf chansons traditionnelles du Morvan sans les paroles, mais avec les pas de la danse. Comme pour le précédent album, le trio fait si corps qu'on en oublie qu'ils sont trois, leurs notes se mêlant les unes aux autres. Le violoncelle de Clément Petit arrache, le violon de Clément Janinet tournoie et Benjamin Flament frappe ses percussions de métal pour créer des chansons de gestes où la gravité est parfois prise à la légère, où l'air est lourd de sens et où le bourguignon se déguste bien arrosé.

→ Tom Bourgois Quartet feat. Vincent Courtois & Veronika Harcsa, Lili, CD BMC, sortie en juin 2025
→ Mozes & Kaltenecker, Sub Rosa, CD BMC, sortie le 30 mai 2025
→ Space Galvachers (Clément Janinet / Clément Petit / Benjamin Flament), Folk Songs, CD BMC, sortie le 23 mai 2025

mercredi 21 mai 2025

Basil Kirchin, un génie méconnu


Les révélations musicales sont des moments rares d'euphorie contenue, émotions si fortes qu'il faut les digérer et prendre le temps de savoir comment faire avec. La première, en ce qui me concerne, fut l'étincelle qui mit le feu à mes poudres de perlimpinpin lorsque j'entendis par hasard, à Cincinnati en juillet 1968, We're Only In It For The Money des Mothers of Invention. Ce disque décida de mon avenir sans que j'en compris tout de suite l'énormité. J'avais 15 ans et la musique m'apparut une évidence alors que je n'y connaissais absolument rien. Avant la fin de l'année je bricolai des sons sur le petit magnétophone qui me servait à enregistrer les émissions de radio, essentiellement Le Pop Club de José Artur, où passaient de la musique pop, du jazz et de la musique contemporaine. Je me souviens m'être levé un matin à 5 heures, tel un somnambule, avant de partir en classe, et avoir enregistré une de mes premières pièces, pour ondes courtes et pompe à vélo ! Suivraient rapidement Captain Beefheart, Edgard Varèse, Soft Machine, Charles Ives, Sun Ra, Harry Partch, etc. Je passe sur mes propres compositions, qu'elles soient de l'ordre instantané ou du désordre de la composition préalable, qui m'obligèrent à théoriser après avoir pratiqué pour comprendre comment j'en étais arrivé là. Aidé par mes camarades jouant généreusement le rôle de rabatteurs, j'avancerai de découverte en découverte. Il y a une vingtaine d'années Frank Vigroux me fit ainsi connaître Scott Walker et Fausto Romitelli. Dans les crédits du site drame.org je remercie particulièrement Frank Zappa, John Cage, Robert Wyatt, Michel Portal dont les encouragements furent précieux à mes débuts, et évidemment mes deux acolytes d'Un Drame Musical Instantané, Francis Gorgé avec qui j'étais monté sur scène la première fois et avec qui je prépare un prochain disque, et Bernard Vitet dont le compagnonnage quotidien dura près de 35 ans. Depuis toujours je cherche des pères à mon imagination pour légitimer mes drôles d'idées. Comme j'ai fini par construire mon arbre généalogique, arrivé à mon âge je suis plutôt à l'affût de frères dont les créations artistiques me semblent proches de mes préoccupations ou de ma pratique. Au fil des années je collaborai ainsi avec Hélène Sage, Sacha Gattino, Amandine Casadamont ou Lionel Martin.


Récemment je faisais la rencontre du compositeur et pianiste Denman Maroney dont j'ignorais l'existence malgré ses 60 albums, et la semaine dernière je découvris Basil Kirchin en lisant le volume 2 de la bande dessinée d'Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, Underground. Bien qu'il soit né en 1927, vingt-cinq ans avant moi, Basil Kirchinsky, dit Basil Kirchin, jouait comme moi à la même époque sur la vitesse du magnétophone pour faire entrer les sons dans une autre dimension. Avant même l'avènement du cinéma parlant, le cinéaste et lyrosophe Jean Epstein avait déjà inventé le gros plan sonore en ralentissant le son de certains plans. Mais la complicité ne s'arrête pas là. Au fur et à mesure que je dévore l'intégralité de la discographie du compositeur anglais, je reconnais ma chanson de gestes, évidemment très différente, même si les coïncidences sont nombreuses. J'adore le mélange des cris animaliers, souvent ralentis, aux instruments de musique, une sorte d'exotica très cinématographique (States of Mind, 1968 / Charcoal Sketches, 1970) et lorsque le free jazz de Evan Parker, Derek Bailey ou Kenny Wheeler conversent avec le reste de la bande-son ou qu'elle se transforme en chaos dronatique plein de volatiles, je suis estomaqué (Worlds Within Worlds, chef d'œuvre de 1971-1973). Je me sens nettement plus proche de son bestiaire imaginé que des transpositions mélodiques d'Olivier Messiaen. Plus j'en écoute, plus je suis enthousiaste : la musique de film pour orchestre avec la sonothèque De Wolfe Music et John Coleman (Mind on The Run, 1966), le tendre Wildlife en collaboration avec Jack Nathan (1979) probablement encore de la musique de film comme il en composa une quinzaine (tels Primitive London, 1965 - I Start Counting, 1969 - The Abominable Dr. Phibes, 1971) ou pour une sonothèque (tel Abstractions of the Industrial North, 2005), puis trente ans plus tard Quantum - A Journey Through Sound In Two Parts où l'on retrouve son melting pot incroyablement inventif (2003), ainsi que, mais à titre posthume Basil Kirchin étant mort sans le sou en 2005 après un cancer l'ayant beaucoup affecté, Particles (2007), Everyday Madness (2020), ainsi que le best of biographique Basil Kirchin Is My Friend (2017) où s'entrechoquent des voix lynchiennes ou hystériques, des ritournelles charmantes et des petites fanfares sardoniques, des sons électroniques et des bruitages, de la pop anglaise et du jazz le plus libre, de la noise et de l'easy listening. C'est évidemment cet aspect de sa musique qui m'intéresse le plus, un cousinage avec 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song de Crass ou Agitation de Ilhan Mimaroğlu.


Terminons cette plongée avec Mind on the Run: The Basil Kirchin Story, documentaire aux abondants témoignages réalisé par Alan Jones & Matt Stephenson permettant de mieux comprendre ce compositeur marginal en avance sur son temps, encensé par Brian Eno comme le père de l'ambient, considéré comme fou par ses contemporains parce qu'il s'imagine dans la quatrième dimension et qu'il est défoncé à la marijuana la plupart du temps. À ses débuts c'est un batteur peu conventionnel dans l'orchestre de son père, fasciné par le rythme en 6/4, puis par la musique indienne après un séjour là-bas, dix ans avant les Beatles. Il imite gauchement des tas de musiques au point d'en faire un style, enregistre les oiseaux ou les voix d'enfants autistes avec son Nagra en en ralentissant la vitesse, renverse le son des cordes, dirige pourtant les sessions d'une main de fer, entièrement dévoué à son art. J'aurais adoré discuter avec ce génial olibrius, mais voilà, ils sont nombreux les morts qui me parlent sans que je puisse leur répondre autrement qu'en faisant du bruit... En tout cas, c'est vraiment merveilleux de faire encore de telles découvertes.

mardi 20 mai 2025

Après la bataille


J'arrive après la bataille, car l'exposition Arpenteurs du souvenir, 80 ans après d'Ethel Buisson et Claude Philippot se termine après un an de présence au Mémorial de la Résistance en Vercors. Ces "dialogues photographiques" montrent comment le paysage porte l'Histoire. J'ai toujours pensé que la géographie et l'histoire figuraient les abscisses et les ordonnées du même repère. Dans leur noir et blanc d'éternité ou dans les couleurs de la nature les images suspendues sont aussi magnifiques qu'émouvantes. La carte s'efface lentement sous nos pas, mais les signes restent. Ils représentent les vestiges de notre mémoire. Les martyrs d'hier s'adressent aux jeunes d'aujourd'hui. Je me souviens des dernières paroles de Jean Cayrol à la fin du film de 1955 Nuit et brouillard d'Alain Resnais : "[nous] feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin." Je me rappelle aussi de celles d'un responsable de mission humanitaire qui revenait alors du Rwanda : "il y a des justes, mais ce ne sont pas toujours les mêmes." Voilà qui est terriblement d'actualité, me poussant plus que jamais à défendre les peuples opprimés, occupés, colonisés avec la plus grande violence. Les évocations de l'exposition ont pour moi le goût du jour.


J'arrive après la bataille, parce que les Résistants des maquis du Vercors ont fait le travail à l'époque, se battant contre l'occupant, ne baissant pas les armes devant la vermine fasciste. Ils en ont certes payé un prix très lourd. C'est celui de la liberté. La visite du Mémorial de la Résistance en Vercors est une expérience fantastique. C'est rare qu'une scénographie muséale soit aussi en adéquation avec son sujet. Nous avançons entre reconstitutions fictionnelles et documentaires. La traversée des salles aux murs de béton se fait un casque près des oreilles, mais pas sur les oreilles, car le mixage entre ce que nous y entendons et la musique diffusée par de discrets haut-parleurs donne un effet de perspective à la déambulation, perspective qui joue là encore entre l'histoire et la géographie. Le muséographe Jean-Pierre Laurent, le scénographe Max Schoendorff et le designer sonore Nicolas Deflache me semblent les principaux auteurs de cette visite immersive qui nous permet de voyager dans le passé comme si nous y étions, certes en spectateurs impuissants, mais vibrant en sympathie avec celles et ceux qui l'ont bâti.


Édifié à 1300 mètres d'altitude, le Mémorial offre un panorama imprenable sur la plaine de Vassieux et le massif du Vercors. Son architecture de bunker contraste avec la beauté naturelle du site. Il n'y a que le petit Mémorial des martyrs de la déportation situé au bout de l'île de la Cité à Paris qui m'ait fait cette impression, avec une scénographie qui permet à la fiction d'aujourd'hui d'évoquer au plus près le drame d'hier. Comme Ethel Buisson arpentant le camp de concentration de Birkenau sur les traces de son grand-père ou celles des maquis du Vercors...

lundi 19 mai 2025

Underground 2


Encore une fois j'ai dévoré la nouvelle bande dessinée d'Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, le volume 2 de leur panthéon Underground. L'euphorie vient d'abord de découvrir des artistes hors normes dont j'ignorais tout. Leurs évocations sont particulièrement bien documentées, des histoires de vie résumées en une demi-douzaine de planches. De parfaits inconnus côtoient des artistes reconnus, mais tous et toutes sortent résolument de l'ordinaire. Si l'on croise Björk, Ennio Morricone, Brian Eno, Fela Kuti, Erik Satie, je suis excité de découvrir les œuvres de Basil Kirchin (là je suis scotché), Jun Togawa, Tangela Tricoli, Ros Serey Sothea ou Jandek. Sont également croqués le flux (drone, new age...), l'école de Canterbury, le grindcore ou l'époque des 78 tours. Les deux auteurs ont adopté la forme du premier volume, avec une nouvelle discographie fournie dans les dernières pages (il y en 336 dans ce gros pavé), ajoutant une passionnante playlist généreuse de 101 titres accessible sur Internet. Le parti-pris graphique en à plat contrasté noir et blanc est dynamique, conférant une homogénéité à cette belle brochette d'hétérogénéités. Seulement quatre Français y ont trouvé leur place, Gilbert Artman, Catherine Ribeiro, Les Rita Mitsouko et Anne Sylvestre, ce qui me rend particulièrement fier d'avoir été choisi avec mon groupe Un Drame Musical Instantané dans le premier volume sous-titré Rockers maudits & Grands prêtres du son (également paru en anglais), aux côtés de Brigitte Fontaine, Colette Magny, Eliane Radigue et Boris Vian. Ayant également joué avec Gilbert, Brigitte et Colette, je me sens bien en famille avec tous ces fous du son, qu'ils et elles soient folk ou punk, rock ou jazz, minimalistes ou maximalistes, chanteurs ou compositeurs, d'ici ou d'ailleurs, et certain/e/s ont ostensiblement débarqué d'une autre planète.

→ Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, Underground 2 - Derviches tourneuses & Punks cosmiques, ed. Glénat, 30€

vendredi 16 mai 2025

Grand Bazar chez l'habitant


Revenir en arrière, voyager dans le passé, est essentiel pour apprécier le chemin parcouru. Il s'agit souvent pour moi de comprendre comment on en est arrivés là. Depuis cet article du 27 octobre 2012, Ève et Antonin ont fait du chemin. De temps en temps ils remettent un nouveau Grand Bazar. Pour tous les artistes, le plus difficile est d'avancer sans perdre l'innocence inventive des débuts...

Le 30 septembre 2012, Ève Risser et Antonin-Tri Hoang me demandèrent de filmer quelques extraits de leur spectacle offert aux amis à l'issue des Portes Ouvertes de Bagnolet chez la peintre mc gayffier. Emballé, j'en captai l'intégralité avec mon petit Lumix, y compris plusieurs pièces interprétées dans la quasi obscurité. Le lendemain, je sélectionnai quelques passages lumineux, mais fus incapable de réduire le montage à moins de 15 minutes. Pour l'EPK (Electronic Press Kit) on verra plus tard ! Prenez le temps de ce retour en enfance projeté dans le futur. Délicieusement régressif et furieusement prometteur.


"Créé en octobre 2011 à la Dynamo Banlieues Bleues, ce Grand Bazar est un véritable spectacle, une invitation dans la chambre de deux musiciens. Tout y est organisé selon une logique mystérieuse, des règles établies par ces deux enfants terribles qui ont choisi de se servir dans le répertoire de quatre compositeurs : Ligeti, J.-S. Bach, Carla Bley et Aphex Twin, moins comme hommage que comme jouets à assembler, déconstruire, casser, réinventer."
Ève Risser (piano, piano préparé, harpsichord, piano-jouet, flûte) et Antonin-Tri Hoang (saxophone alto, clarinette, clarinette basse, flûte) sont rejoints au final par la violoniste Lucie Laricq et le flûtiste Jocelyn Mienniel...

jeudi 15 mai 2025

Fermez les yeux, vous y verrez plus clair


Nous avons pris le train jusqu’à Dunkerque pour voir le spectacle d’Ella & Pitr au Bateau Feu et cela valait vraiment le jus. Le couple de plasticiens prend systématiquement le risque de changer régulièrement de support, passant des affiches collées dans les rues aux fresques si gigantesques qu’elles en ont le record sur le Guinness, sans parler des leporellos, flip-books, savon noir, T-shirt, etc., et des livres graphiques plus épatants les uns que les autres. Pendant deux ans ils ont donc décliné les commandes pour se consacrer au spectacle Fermez les yeux, vous y verrez plus clair où ils peignent en direct, mais ce n’est qu’un aspect de ce théâtre magique réglé comme sur du papier à musique.


Apparitions, disparitions, lumière et obscurité, humour et beauté, un véritable spectacle vivant sur le fil du rasoir, les artistes peignent à une vitesse folle avec des pinceaux géants, des vaporisateurs, des serpillières, des drapés trempés dans l’encre… La vitesse est d’autant déterminante qu’ils jouent sur une lenteur japonaise ou sur des effets si rapides qu’ils rappellent ceux des transformistes. La musique et les effets sonores de Lucas Descombes, composée à partir de sons domestiques enregistrés chez les plasticiens, participent à cet enchantement qui ravit petits et grands. Ella & Pitr sont aussi épaulés sur scène par Myrtillle Lévêque et à la régie et lumière par Benoit Brégeault. On peut prédire un beau succès à ce spectacle aussi drôle que poétique qui tournera véritablement qu’à partir de l’année prochaine.


Mais aller à Dunkerque sans aller à Malo-Plage eut été dommage. Si j’avais emporté mon maillot j’aurais bien rejoint les courageux se baignant dans la mer du Nord. Je me suis consolé avec une gaufre dans ce pays où les gens sont si gentils. Il faut dire que le ciel était bleu et que les Anglais avaient eu la rare délicatesse de nous envoyer un grand soleil.

mercredi 14 mai 2025

Jean-Hubert Martin réfléchit


Certains pourraient penser que j'ai la collectionnite aiguë. Il est vrai que lorsqu'un artiste ou un sujet me plaisent vraiment, que d'une certaine manière je m'y reconnais, comme lorsqu'on est amoureux et que l'on prononce étonnamment les mêmes mots exactement ensemble, j'ai tendance à acquérir tout ce qui les concerne. J'ai commencé avec Frank Zappa qui est à l'origine de ma passion pour la musique, j'ai continué avec Captain Beefheart, Robert Wyatt, Charles Ives, Edgard Varèse, Roland Kirk, Michael Mantler, Harry Partch, Conlon Nancarrow, Steve Reich, le Kronos Quartet, Scott Walker, Fausto Romitelli, Colette Magny, Brigitte Fontaine, les producteurs Hal Willner ou Jean Rochard, et quelques autres dont je possède l'intégralité de la discographie, d'autant que certains parmi eux ont beaucoup produit ! Il en va de même pour les livres qui leur sont consacrés comme des disques. Du côté de la littérature, Jean Cocteau (pour lui dans tous les champs de la création), C.F. Ramuz, Arthur Schnitzler, Vercors, fut-elle dessinée comme avec Francis Masse ou Marc-Antoine Mathieu, frisent l'intégralité. Ma cinéphilie, elle, n'a carrément pas de limite. Cette manie est probablement liée à une peur du manque si j'en juge par les réserves de nourriture que j'accumule, mes tiroirs à épices ou le nombre de parfums de crèmes glacées. Né sept ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, j'ai appris à laisser mon assiette propre comme un sou neuf, pas question de gâcher. Je pourrais aussi évoquer mes 6000 articles, mes 2000 compositions musicales ou le reste de mes activités artistiques. C'est le vertige jubilatoire, la sympathie, que me procure le sentiment de ne pas être seul à penser comme je le fais qui me pousse à l'exhaustivité lorsqu'un artiste me parle.

Jean-Hubert Martin n'est pas un artiste, mais un curateur qui s'en préoccupe et s'en occupe ardemment. Chamboulé en 1989 par l'exposition Les Magiciens de la Terre au Centre Pompidou et à La Villette, et ayant chroniqué en 2013 Théâtre du Monde à la Maison Rouge dont il était aussi le commissaire et en 2014 son recueil de textes L'Art au large, j'avais eu le courage de lui demander à le rencontrer pour discuter de l'absence de son dans ses manifestations. Il m'avait gentiment reçu et mes pieds ne touchaient plus terre à l'écouter évoquer son travail. Dix-huit mois plus tard, je recevais un coup de téléphone de la Réunion des Musées Nationaux m'expliquant que Monsieur Martin les tannait depuis pour que je compose la musique de Carambolages, sa nouvelle exposition au Grand Palais. Je sonorisai ainsi ses 27 salles (hélas uniquement sous casque audio, mais on peut encore suivre son somptueux catalogue avec l'application dédiée), le bonheur absolu pour un compositeur qui aime les transpositions poétiques et les évocations radiophoniques ou cinématographiques, tout en cherchant la complémentarité et fuyant l'illustration. J'ai continué à suivre le travail de Jean-Hubert Martin, retournant par exemple l'année dernière au Château d'Oiron arpenter Le Grand Bazar.


La lecture récente d'un petit fascicule publié par ArtPress en 2017, dans sa série Les grands entretiens, avec Jean-Hubert Martin m'a donné envie de cet article lorsque j'ai lu ses propos de juin 2011 concernant la globalisation. Je cite pour l'exemple :
"La mondialisation est un phénomène d'intensification et d'accélération des relations humaines. Elle a par conséquent des effets positifs autant que pervers. Dans la mesure où elle se résume à l'exploitation des richesses naturelles et humaines par le capitalisme occidental et ses vassaux, elle est dévastatrice et destructrice : standardisation des produits industriels et uniformisation de l'architecture urbaine par exemple. Mais elle véhicule l'amélioration du bien-être matériel, ainsi que des contre-pouvoirs permettant de résister à cette exploitation. Elle est un peu plus efficace pour lutter contre les dégâts matériels (famine, etc.) que pour préserver des cultures traditionnelles. Là aussi, tout n'est pas noir et blanc, car elle peut accompagner l'évolution de certaines de ces cultures qui savent s'adapter et profiter de la dialectique qu'il leur est offerte. La peinture a été un vecteur important pour les Aborigènes australiens dans leur lutte pour la reconnaissance de leurs droits. Une mondialisation en faveur d'une reconnaissance de la diversité et de l'originalité des cultures et de leur respect mutuel est un objectif majeur d'aujourd'hui. Elle implique que des manquements aux droits de l'homme soient corrigés par une pédagogie qui prend du temps, et non par des règles imposées de l'extérieur."
Plus loin (en 2014 au moment de Carambolages) je lis une réponse qui correspond parfaitement à mes propres critères de sélection lorsqu'il s'agit de ce que j'aime, recherche, crée ou chronique : "l'originalité et l'invention par rapport au contexte culturel, la relation de l'artiste à son milieu environnant, qui peut être d'adhésion ou de critique, l'adéquation de l'artiste et de l'œuvre, son énergie et la radicalité de ses propositions."

Toutes ces lectures m'abreuvent, comme les deux catalogues récemment acquis, faute d'être allé en Suisse il y a trois ans voir les expositions qu'ils réfléchissent. Le double sens de "réfléchir" est aussi adapté à tout ce qui m'intéresse. Picabia pique à Ingres dissèque l'influence du maître de Montauban sur le provocateur dadaïste, lui qui disait aller "chercher dans les musées ce que les conservateurs y ont enterré". Le va-et-vient est passionnant (Musée Ingres Bourdelle). Pour Pas besoin d'un dessin, Jean-Hubert Martin propose une relecture des collections du Musée d'art et d'histoire de la ville de Genève (MAH), réorganisant beaux-arts, arts graphiques, arts appliqués, archéologie, horlogerie, miniatures, numismatique, bijouterie en thématiques narratives sur le principe de la comptine Trois p'tits chats... qui rappelle celui de Carambolages : De la croix au globe, De l'ambiguïté à l'énigme, De l'arnaque à la décapitation... Je dévore tout cela tant les textes sont intelligents et les illustrations éloquentes, autant d'ouvertures pour mon imaginaire en constante formation.

mardi 13 mai 2025

La Collection Pinault, corps et âme(s)


Critique du marché de l'art et des spéculations entretenues par les milliardaires collectionneurs, j'avais résisté à aller voir une exposition de la Collection Pinault. Nullement à l'abri d'une contradiction, j'avais pourtant visité plusieurs fois son homologue Vuitton, mais j'y allais toujours à reculons. Curieux d'admirer l'architecture de l'ancienne Bourse de Commerce de Paris, je suis finalement revenu sur mes réticences et me suis fait violence en jetant mon dévolu sur Corps et âmes. Le résultat est conforme à mes préjugés, qu'ils soient négatifs ou positifs.


En levant la tête vers la fresque marouflée qui entoure la coupole de la Bourse de Commerce, on constate que le colonialisme était bien la base des échanges, esclavagisme à peine dissimulé. Temple du capitalisme, il est logique que l’homme d'affaires François Pinault et sa famille y montrent quelques fleurons d'une collection revendiquée de 10 000 œuvres (Wikipédia d'argumenter entre 4350 et 5000, mais il est certain que ces dernières années leur ont été particulièrement profitables !). Sympa d'en partager quelques uns avec nous plutôt que de garder tout au coffre. Cocasse et parfaitement dans la logique de l'endroit, le choix prépondérant très en vogue d'artistes noirs me laisse pantois. Le politiquement correct y trouve son juste équilibre. Manière très ambiguë de classer les artistes, comme dans Paris Noir actuellement au Centre Pompidou. (Tout de même moins pire que le honteux Black Label à La Villette, avec Joey Starr qui aboie son texte sans y penser et une absence de mise en scène). Cela n'empêche pas que d'une part le lieu réaménagé par l'architecte Tadao Andō est somptueux avec des salles plus propices aux expos que chez Vuitton où seule la terrasse dessinée par Frank Gehry me semble réussie, et que d'autre part on peut y admirer certaines belles œuvres devenues privées grâce à la fortune de ces messieurs et aux avantages financiers dont ils bénéficient à coups d'exonération d'impôts. Petit a-parte pour rappeler que pour faire monter la cotte d'un artiste on peut se racheter les pièces les uns aux autres, car entre milliardaires il faut se serrer les coudes.


Beaucoup de belles œuvres heureusement. Pas question de bouder mon plaisir pour autant avec Kerry James Marshall, Kara Walker (belle expo en 2007 au Musée d'Art Moderne), Ana Mandieta, William Kentridge, Marlene Dumas, sans parler de Niki de Saint-Phalle (en 2014 au Grand Palais), Georg Baselitz (superbe rétrospective en 2019 à la Gallerie dell’Accademia à Venise), Rodin, Brancusi, etc. Pourtant aucun tableau, aucune photographie, aucune sculpture ne me remue comme il arrive parfois. Peut-être sent-on trop les intentions politiques de dédouanement moral dans leur choix ? Il faudra que j'y retourne pour une autre exposition qui ne revendique pas cyniquement "corps et âmes", car pour les corps ils s'y entendent, mais quant aux âmes comment les affranchir ?

→ Exposition Corps et âmes, Collection Pinault à la Bourse de Commerce, jusqu'au 25 août 2025
Illustrations : Georg Baselitz Avignon Series 2014 / Kerry James Marshall Beauty Examined 1993

lundi 12 mai 2025

Le jazz en 101 citations


Si vous n'y connaissez rien, le petit livre écrit à quatre mains par Jean Rochard et Pierre Tenne n'est pas fait pour vous. Mieux vaut vous diriger vers Le jazz pour les nuls. Mais si le sujet vous intéresse, s'il vous est arrivé de remuer les jambes ou d'avoir été transporté par cette musique qu'il serait juste de conjuguer au pluriel, alors vous dévorerez d'une traite Le jazz en 101 citations, sorte de déambulation des origines (de ce qu'on appelle le jazz) à nos jours où les 101 citations sont autant d'ouvertures sur des pensées poétiques et politiques qui sont l'essence même de la chose. Ma phrase est longue, mais on n'arrête difficilement le soliste avant la fin de son chorus. C'est ce qui le différencie radicalement du rock, musique de groupe. Entendre que les citations sont des prétextes pour les deux auteurs à poser jalons sur son passé et interrogations sur son avenir. En tête du chapitre Dans l'océan des sons (chacun est comme une chanson), à la page 46 (il y en a 84), citation n°59, je suis agréablement surpris de me lire : "Je n'ai de nostalgie que du futur.", propos rapporté par Franpi Barriaux in Citizen Jazz du 2 septembre 2018, mais rabâchage dont je suis coutumier, d'autant que chaque jour se pose la question. Cela part dans tous les sens, pour tous les sens, melting pot typique du jazz où toute tentative d'encadrement est vouée à l'échec. Allez essayer de marcher au pas sur les compositions des musiciens cités et vous m'en direz des nouvelles ! Donc petit glossaire rebelle recommandé pour accompagner une sieste au soleil, un voyage en train ou prendre des notes pour imaginer quoi écouter ensuite.

→ Jean Rochard & Pierre Tenne, Le jazz en 101 citations, Éditions i, 8,50€

vendredi 9 mai 2025

Sortie officielle du double CD des Déments avec Denis Lavant, Lionel Martin et JJB


Voilà, notre petit bijou sort enfin officiellement aujourd'hui et nous en sommes très fiers tous les trois. On peut trouver le double CD chez les bons disquaires distribué par Inouïe, le commander sur Bandcamp en numérique ou en dur avec le magnifique travail graphique d'Ella & Pitr. Alors qu'il ne sort officiellement qu'aujourd'hui il est déjà presque épuisé.
Pour l'évoquer, le plus simple est pour moi de recopier ici l'annonce que j'en faisais il y a deux mois. Entre temps Denis Lavant a reçu le "Molière du comédien dans un spectacle de théâtre public" pour Fin de partie de Samuel Beckett, Lionel Martin a vu Evil Plan, son sixième disque d'ethiopian jazz avec Ukandanz, salué par la critique, et j'ai publié le quatrième volume des séances de Pique-nique au labo avec seize nouveaux invités.

« Ode à la vie, mélange des sons, force et beauté des mots sublimés par la puissance et le charisme du comédien Denis Lavant en transe avec le saxophone de Lionel Martin (dit Madsaxx) sur la musique débridée et sans frontières de Jean-Jacques Birgé. Liturgie rock 'n roll ! ». Après notre vinyle Fictions inspiré par Jose Luis Borges, publié sur le label OUCH! en 2022, Lionel Martin et moi-même avons invité Denis Lavant à se joindre à nous le temps d’une journée pour improviser ensemble sur des textes choisis par le comédien.

Je ne connaissais aucun des auteurs. Marcel Moreau (1933-2020), écrivain francophone belge, correcteur dans divers quotidiens, fut l’ami de Roland Topor, Anaïs Nin, Jean Dubuffet et Jean Paulhan. L’écrivain et poète André Martel (1893-1976), régent du Collège de Pataphysique, inventeur d’une langue dérivée du français, le paralloïdre, fut secrétaire de Jean Dubuffet. Xavier Grall (1930-1981) est un poète, écrivain et journaliste breton, ami d’Alain Gruel et Glenmor. D’origine gitane, André Schlesser (1914-1985), chanteur et cabarettiste, travailla avec Jean Vilar, chanta en duo avec Marc Chevalier sous le nom Marc et André, cofonda le cabaret L’écluse, écrivit Souvenance pour Barbara, et finit sa vie avec Maria Casarès qu’il épousa.

Nous avons travaillé sans filet. Nous ignorions quels textes Denis apporterait, les découvrant dans le feu de l'action. Je lui demandais simplement de quoi il était question. Lionel ne voulait rien savoir non plus des sons et des instruments que je sélectionnais en fonction. Il avait simplement apporté son saxophone ténor et une petite panoplie de pédales, alors que je bénéficiais de toutes les ressources du studio GRRR (claviers, synthés, shahi-baaja, flûtes, harmonica, guimbarde, percussion). Nous n'avons rien eu besoin de nous dire en amont. Denis laissait respirer la musique comme si tout était écrit, prévu. Nous accompagnions son récit en osmose ou contrepoint de manière à créer un décor, souligner une émotion, incarner la réplique. Le résultat est un trio, soudé, rebondissant, vibrant en sympathie comme si nous nous étions toujours connus.


De mon côté je pratique ce sport depuis longtemps en créant de très nombreux spectacles avec des comédiens. J'avais commencé les lectures en musique dès 1972. La liste des auteurs est longue : Arrabal, Philippe Soupault, Henri Pichette, Gilbert Lascault, Jean Vigo, Josef von Sternberg, Jules Verne, Edgar A. Poe, Michel Tournier, Régis Franc, Dino Buzzati, Alain Monvoisin, Dominique Meens, Charlie Mingus, Michel Houellebecq, André Velter, Pierre Senges... J'en oublie. Quant aux comédiens j'ai eu la chance de jouer avec Pierre Peyrou, Arlette Thomas, Michael Lonsdale, Daniel Laloux, André Dussollier, Bernard-Pierre Donnadieu, Sapho, Guy Pannequin, Eric Houzelot, Abdulah Sidran, Claude Piéplu, Frank Royon Le Mée... En 1988, j'assumai le rôle de directeur musical pour les cassettes des éditions Ducaté, Annie Ernaux lisait La place, Jane Birkin les Lettres de Katherine Mansfield, Ludmila Mikael Le chemin de la perfection de Sainte Thérèse d'Avila, Annie Girardot Maudit manège de Philippe Djian. Pour l'album Le Chronatoscaphe célébrant les 25 ans du label nato j'écrivis les dialogues de Nathalie Richard et Laurent Poitrenaux, et c'est Feodor Atkine qu'on entend dans mon court-métrage Le sniper... J'ai même fait l'acteur en lisant du Pessoa, ou même doublé Ninetto Davoli chez Pasolini et Aaron de Schönberg pour Patrick Roudier ! La première version scénique du K et Jeune fille qui tombe, tombe... fut créée avec Michael Lonsdale et Un Drame Musical Instantané en 1985, avant d'être reprise en alternance par Richard Bohringer ou Daniel Laloux. Publié en CD, Le K avec Richard Bohringer fut nommé aux Victoires de la Musique en 1992, Daniel Laloux enregistrant Jeune fille... pour le label in situ. En 1996 j'enregistrai deux CD avec Michel Houellebecq, l'un pour Radio France, l'autre, Établissement d'un ciel d'alternance, dont l'auteur dit que "c'est sa seule collaboration réussie avec un musicien", sur le label GRRR.

Quant à Lionel Martin, il accompagne la poète Samira Negrouche depuis quelques années. Il a composé la musique d'un documentaire sur Patrick Chamoiseau, collabore intensément avec le metteur-en-scène Laurent Frechuret au théatre autour de Rimbaud, etc. Il a toujours adoré se produire avec de la poésie ou du texte dit, chanté ou hurlé comme avec le slameur Mehdi Kruger depuis 2010, et bien entendu au sein de No Suicide Act, acte théâtral performé avec le chanteur des ex-Bérurier Noir...


Et puis, même si sa notoriété est liée aux films de Leos Carax, Denis Lavant est avant tout un homme de théâtre, se définissant comme un saltimbanque. Il a aussi enregistré quelques disques fameux dont certains avec des musiciens comme Thierry Müller, Quentin Rollet, Sylvain Kassap, Ramon Lopez, Claude Tchamitchian, Serge Teyssot-Gay, Jérôme Voisin, Sylvain Lemêtre, Serge Bertocchi et d'autres.


Chaque fois l'enjeu réside pour moi à mettre en valeur le texte sans reléguer la musique à un fond sonore. Comme dans un film, l'acteur principal n'oblitère pas les autres protagonistes, le décor, la lumière, le montage, etc. Les évocations radiophoniques comme Les maîtres du mystère que j'écoutais enfant m'ont certainement marqué. Je connais encore par cœur les adaptations sonores de La marque jaune ou Buffalo Bill, mais ce sont certainement L'histoire du soldat de Ramuz et Stravinski, Un survivant de Varsovie d'Arnold Schönberg, les opéras du début du XXe siècle qui m'ont donné le goût de cette rencontre entre musique et littérature.

Voilà donc l'objet imprimé sur du carton retourné, une partie de plaisir vécue un jour où la neige tombait sur Paris. Ella & Pitr, qui avaient déjà réalisé la pochette du vinyle Fictions pour Lionel et moi, ont réitéré, avec des taches projetées sur un mur, avec des yeux comme deux oreilles sortant de chaque côté du digisleeve trois volets.

→ Denis Lavant, Lionel Martin, Jean-Jacques Birgé, Les déments, double CD GRRR+OUCH!, dist. Inouïe

jeudi 8 mai 2025

Petit guignol et grand guignol du Munstrum


Le Théâtre Public de Montreuil affiche complet pour les représentations de Makbeth par le Munstrum Théâtre. Il faut probablement être abonné pour être certain d'avoir des places. La file de celles et ceux qui s'inscrivent sur la liste d'attente une heure avant le spectacle est longue. Ce sont essentiellement des jeunes, plutôt une bonne nouvelle. Le spectacle s'adresse explicitement à eux, farce parodique bourrée de références qui leur parlent, humour régressif qui va chercher tant dans la petite enfance que dans leurs passions adolescentes. Loin de Shakespeare dont il ne reste que l'intrigue, il convoque Guignol et Game of Thrones avec effets sonores puissants à base de basses puissantes, chansons pop américaines et effets très réussis de lumière et de fumée. Le premier quart d'heure est une scène de bataille saignante dans l'obscurité où les rideaux de fumigènes jouent les ellipses. La paranoïa, si elle exprime la méfiance et la suspicion, s'appuie sur une mégalomanie où les instincts de pouvoir sont contrariés par des signes irrationnels. Celle de Makbeth renvoie évidemment à Netanyahou, Poutine ou Trump. Avec ce dernier la rivalité clownesque est difficilement surpassable, mais ici l'on rit. Je pense au Dictateur de Chaplin. "Tuons-les tous avant qu'ils nous tuent !" est leur moteur. Le Munstrum fait gicler le sang en veux-tu en voilà. Il n'y a pas de limites. J'ai ri quand la victime est un des techniciens de plateau. Leurs masques les rend androgynes, voire plutôt mâles, on s'en aperçoit quand vient le salut qui se cachait derrière. L'énergie chorégraphique des comédiens exige aussi une jeunesse des corps.


Dans ce spectacle de poudre et de salpêtre le public retrouve la grandiloquence des blockbusters américains revue par une poésie critique typiquement européenne. Il est probable que relire Bienvenue dans le désert du réel de Slavoj Žižek m'apporterait une analyse plus fine de ce spectacle qui mêle le petit Guignol et le Grand Guignol. Les spectateurs rient aux mimiques les plus caricaturales, au jeu grossier, mais la violence est celle de notre époque, sans plus aucun rempart, sans plus aucune justice, sans plus aucune morale. C'est aussi celle de l'humanité. La fascination se confronte à la révulsion. La fréquentation du théâtre est une bonne nouvelle. Elle offre une distance que le cinéma n'apporte pas toujours. Le phénomène d'identification y est moins prenant, moins hypnotique, et la distanciation s'y exerce plus facilement.

À la fin de son article de mardi dans Mediapart, Jean-Pierre Thibaudat rappelle que Makbeth a été créé à Chateauvallon en février, le spectacle poursuit sa tournée au Théâtre Public de Montreuil jusqu’au 15 mai, puis les 22 et 23 mai à La Filature de Mulhouse et du 10 au 13 juin au Théâtre du Nord de Lille. D’autres dates suivront dont à Paris le Théâtre du Rond Point cet automne.

mercredi 7 mai 2025

Sept psychopathes et un bipolaire


Deux films qui m'avaient plu, mais que j'avais oublié depuis cet article du 30 janvier 2013 !...

Il était une fois... Un thriller hors du commun où le scénario mêle la fiction avec la fiction, celui du film s'écrivant au jour le jour sans que l'on sache ce qui est de l'ordre de l'imagination ou pas. Brouiller les cartes, ici de saignants valets de carreau, permet à l'histoire tordue de se construire et au spectateur de s'amuser de cette farce abracadabrante et hilarante contée par le réalisateur de In Bruges (Bons baisers de Bruges), film qui nous avait déjà surpris par son ton original et insolent. 7 psychopathes, le second long métrage de Martin McDonagh possède un humour noir british encore plus décapant que le précédent. Son architecture, sorte de film dans le film à la sauce peyotl et fausse mise en abîme, est un modèle du genre. De plus, la distribution permet de savourer cette fois le jeu ébouriffant de Colin Farrell (déjà excellent dans In Bruges), Sam Rockwell, Woody Harrelson, Tom Waits, Harry Dean Stanton et, last but not least, le "danseur" Christopher Walken. L'un des meilleurs films de ce début 2013 !


N'en restons pas là, lorsque sortent des films vraiment réjouissants qui nous réconcilient avec le cinéma quand la presse tant spécialisée que généraliste continue de se gargariser avec les pan-pan-boum-boum de Tarantino, Bigelow, Affleck, les exercices de nostalgie moderne de Ferrara, Gomes et consorts, ou le verbeux et laborieux Lincoln... On devait à David O. Russell un film dont l'affiche nous avait fuir, mais dont les dialogues et la réalisation nous avait épatés, Three Kings (Les rois du désert), chasse au trésor en pleine guerre d'Irak avec Clooney, Jonze, Wahlberg et Ice Cube. Le revoici avec une nouvelle comédie dramatique, Happiness Therapy, parfois présentée sous le titre Silver Linings Playbook. Histoire de fous également, mettant en scène un prof dont la bipolarité a fait tout perdre, mais qu'une rencontre va transformer. Si Bradley Cooper, Jennifer Lawrence, Robert De Niro et toute la distribution sont là encore remarquables, c'est au montage que l'on peut immédiatement repérer les films qui sortent de l'ordinaire. La succession des plans n'y illustre pas la progression du scénario, mais crée des émotions, leur rythme s'appuyant sur les ellipses générées par les coupes. Si les conventions musicales ne viennent pas tout saccager on a des chances de tomber sur l'oiseau rare... À l'opposé, de belles images font rarement un bon film, même si cela ne gâche pas le reste ! Happiness Therapy réussit à montrer avec beaucoup d'humour la folie ordinaire, là où la plupart des cinéastes tracent une ligne caricaturale entre les souffrants et les bien portants. Le happy end attendu n'est hélas pas du niveau de la première heure [...].

mardi 6 mai 2025

Massacre à la tronçonneuse


J'ai la chance d'avoir des voisins hyper sympas qui me donnent un coup de main lorsque ce ne serait plus du tout raisonnable que je m'y colle seul. Je ne pourrai jamais leur rendre la pareille puisque dans vingt ans ils auront l'âge que j'ai aujourd'hui. J'espère seulement qu'ils auront de nouveaux bras quand il faudra poser un linoleum à la cave ou abattre un arbre comme dimanche. Heureusement il y a mille et une manières de s'entraider. Je m'y emploie. La grêle de samedi n'avait pas fait trop de dégâts, il avait juste fallu balayer les feuilles cisaillées et les fleurs coupées, ce qui représente plus de boulot qu'on ne peut l'imaginer. Le bouleau ayant rendu l'âme à la dernière sécheresse, le charme se portant fidèle à lui-même, les bambous accusant le coup, nous nous sommes attaqués au tamaris bien mal en point pour la première fois en vingt-cinq ans. Éric s'est donc emparé de la tronçonneuse et s'est mis à trancher à tout-va. Mais tout ne va pas si bien si l'on sectionne la fibre qui me relie à Internet ! Je l'avais pourtant averti de faire attention, mais le câble ressemble à une des dizaines de brindilles qui sautent comme un feu d'artifice sous la lame. Donc le soir vers 22 heures je m'aperçois que la box affiche un trait blanc qui ne dit rien de bon, plus de réseau ! Perché sur un escabeau je constate les dégâts à la lampe de poche et laisse un message aussitôt à Orange dont l'excellent service après-vente explique peut-être que le prix de l'abonnement est nettement plus élevé que chez Free. Le lendemain matin leur technicien vint armé d'une cliveuse de fibre optique, d'une soudeuse idoine, d'un nettoyant à alcool isopropylique, de manchons de protection thermorétractables et d'un boîtier d'épissure. Encore fallait-il qu'il y ait assez de mou (pas pour les chats qui s'en fichent comme du déclin de l'empire américain, même s'ils passent une partie de la journée perchés en haut du mur), soit environ 30 centimètres de chaque côté. C'était juste, mais la connexion avec le monde est revenue, d'autant que j'en avais sérieusement besoin pour diverses tâches dont l'envoi à Sonia de la musique du second épisode sur la cybersécurité que je terminai de ce pas pour un site web destiné aux 13-18 ans.

lundi 5 mai 2025

Rien de trop beau pour les dieux


Agnostique, il m'aura fallu tout ce temps pour que j'accepte la notion de sacré que tant d'amis ont tenté en vain de me faire admettre. Il aura suffi que je lise le texte de Jean-Hubert Martin dans le catalogue de l'exposition Rien de trop beau pour les dieux pour m'ouvrir les yeux sur ce qui me chiffonnait et que je sentais pourtant évident. Il faut dire que mon père avait fait fort en me répétant la phrase qu'il tenait de Georges Arnaud, écrivain qu'il avait découvert lorsqu'il était agent littéraire : " Si Dieu existait, ce serait un tel salaud qu'il ferait mieux de ne pas s'en vanter !". Je n'avais que cinq ans et cela m'évita toute crise mystique. J-H M rappelle que "à l'exception de quelques artistes qui se sont préoccupés de Dieu, comme Boltanski, Beuys (tentant de ranimer un lièvre) et Nitsch (aspergeant ses comparses de sang), la très grande majorité d'entre eux est totalement étrangère aux questions que soulèvent les religions... Hegel alla jusqu'à défendre l'idée que tout art véritable est sacré... Force est de constater que même notre société matérialiste se détournant du christianisme ne peut se passer d'une forme de transcendance et de spiritualité. On peut postuler que la science et le rationalisme viendront à bout de tous les phénomènes inexpliqués, ils en sont encore loin...". J'admets que la notion d'infini et la question sans réponse ont toujours satisfait mon extrême curiosité. "Il est pourtant un domaine où l'esprit rejoint la matière, c'est celui de l'art. Comment expliquer les prix extravagants qu'atteignent actuellement certaines œuvres, sinon qu'elles sont le réceptacle de qualités transcendantales que nous leur attribuons... Le culte du beau autrefois pratiqué par de nombreux souverains n'est pas uniquement une démonstration de pouvoir, comme on l'entend sans cesse ressasser aujourd'hui, mais aussi une structure intellectuelle et spirituelle qui confère un ordre et un apaisement de l'esprit s'opposant au chaos du monde. Le musée et le lieu où le public vient pratiquer le culte des ancêtres et pour une certaine strate sociale découvrir les œuvres des artistes actuels permettant à la sensibilité d'y trouver le plaisir d'une plénitude et un miroir à l'imaginaire. De ce fait, on parle souvent de sacré concernant les œuvres de musées. Il est vrai que le musée du XIXe siècle singe les temples antiques avec fronton et colonnes, mais il s'agit là une fois encore d'un sacré laïc d'inspiration républicaine. Or, ce dont il est question dans cette exposition, n'est pas de l'ordre de cette spiritualité athée qui baigne l'art, mais bien au contraire de rituels, issus de religions et de croyances diverses qui s'infiltrent de plus en plus dans le monde de l'art contemporain." J'avais peut-être oublié tout cela, bien que je l'évoquais dans mon article du 4 septembre 2014 sur son livre L'art au large. J'ai parfois la tête dure.


Je cite vite fait Jean-Hubert Martin dont je loue le travail depuis 1989 où l'exposition Les magiciens de la Terre révolutionna l'espace muséal. J'eus ensuite l'immense chance de sonoriser les vingt-six salles de son expo Carambolages au Grand Palais. L'historien et curateur, qui mit en avant la notion de plaisir plutôt que la sempiternelle leçon sur fond chronologique, place toutes les œuvres sur le même pied, qu'elles que soient leurs origines géographiques ou historiques, signées ou pas, art brut ou contemporain, etc. Donc, en 2016, j'achetai tout ce que je trouvais sur l'un de mes héros, souvent décrié pour iconoclastie (un comble !), catalogues que la RMN ne réimprime jamais lorsqu'ils sont épuisés et qui atteignent parfois des prix astronomiques. Venu écouter l'un de mes Apéro Labo et apercevant dans ma bibliothèque Le théâtre du Monde, Le Château d'Oiron et son cabinet de curiosités, Grand Bazar, La mort n'en saura rien, Une image peut en cacher une autre, Dali, Ilya & Emilia Kabakov, Altäre (Autels), Africa Remix, etc., Jean-Hubert me dit qu'il pourrait se croire "chez lui" ! Alors, ne pouvant me rendre à Crans en Suisse à la Fondation Opale, qui lui avait laissé carte blanche, où venait de se terminer Rien de trop beau pour les dieux (Autels et création contemporaine), j'achetai son catalogue que je dévorai aussitôt.


Soixante œuvres étaient présentées en trois étapes : "autels issus de cultures du monde entier, au carrefour de l’architecture sacrée et de l’objet mobilier à activer lors de cérémonies / artistes souvent marginalisé·e·s, né·e·s dans la première moitié du XXème siècle qui se réfèrent directement à leur croyance et revendiquent cette double appartenance à la religion et à l’art moderne voire à l’avant-garde / nouvelle génération d’artistes décomplexée par rapport à la colonisation, qui milite en faveur de la reconnaissance de leur culture, en particulier celles autochtones, et la mise en valeur des aspects religieux, qu’ils soient dogmatiques, chamaniques ou animistes. L'exposition propose une réflexion sur le lien entre l’art, la spiritualité et la culture. En élargissant le champ de ce que nous considérons comme « art », les visiteur·euse·s sont invité·e·s à se confronter à la manière dont les institutions occidentales ont historiquement défini et limité cette notion... L’exposition cherche à lever le voile sur les expressions visuelles des cultures autochtones, souvent ignorées dans le contexte de l’art contemporain, et à révéler leur pertinence actuelle." Le catalogue est découpé par continent. Que dire de mieux, il faut le voir, le texte de présentation est remarquable, les images font rêver, ouvertures vers autant de possibles que d'impossibles. Le rêve, sans aucun doute.

Illustrations : catalogue Fondation Opale 35€ / Affiche de Carambolages, anonyme flamand (1520-1530) / Hervé Youmbi et son masque Scream © Muriel Maalouf

vendredi 2 mai 2025

Le Modèle Standard de Masse


Suis-je seul dans l'univers à vouer un culte à Francis Masse ?
Suis-je seul dans l'univers à vouer un culte ?
Suis-je seul dans l'univers ?
Suis-je seul ?
Suis-je ?
Gloups !

Les matheux s'en donneront à cœur joie, les poètes s'envoleront vers les étoiles, les amateurs de BD en auront pour leur compte et tous finiront par se marrer. En déménageant de Grenoble vers l'Hérault, Francis Masse a fait exploser le carcan de la bande dessinée, il a construit, sculpté, sérigraphié et le voici de retour avec un nouveau concept, le dessin d'humour scientifique ! Sur chaque page, un dessin, une légende (en français et en anglais !), presque un modèle standard... Les mots compliqués pour les rétifs à la théorie de la relativité sont en italiques et clairement expliqués dans un petit glossaire à la fin de l'ouvrage. Car le Modèle Standard avec des capitales renvoie à la physique des particules. Fan de ses courts métrages hirsutes où Albrecht Dürer croise le flaire avec Luis Buñuel je retrouve en une seule vignette la profondeur philosophique de ses sagas d'aimant ciel, s'appuyant toujours sur le réel d'après-demain, sorte de surréel spéculatif où l'humour ne se moque jamais de la science, bien au contraire, mais la souligne en allégories loufoques sans entamer la rigueur de l'analyse. Si les équations vous rebutent vous pourrez toujours apprécier l'adéquation entre les superbes images à la plume et au pinceau et les évocations quantiques et cosmologiques de ce bel ouvrage de 112 pages édité par Le Chant des Muses. Et Masse de conclure dans sa préface : « Maintenant, il est trop tard, le trou noir (de chine) nous absorbe… Accrochez-vous au pinceau, dans ces pages, les échelles se dérobent… »

A part cet article du 4 février 2013, on trouvera sur cet auteur Retour de Masse (30 avril 2007), La nouvelle encyclopédie de Masse (17 novembre 2014) et Volume 2 de Masse (5 mai 2015). J'en profite pour acquérir deux petits fascicules qui manquent à ma collection, Les deux du dock et La dernière séance.

jeudi 1 mai 2025

Sun Ra aux Nuits de la Fondation Maeght


Le label anglais Strut Records publie un coffret exceptionnel de Sun Ra et son Arkestra aux mythiques Nuits de la Fondation Maeght. Jusqu'ici n'existaient que deux vinyles du label Shandar sortis en 1971. Le coffret de 4 CD (ou 6 vinyles) offre l'intégralité (pratiquement quatre fois plus) des deux nuits incroyables auxquelles j'assistai, avec ma petite sœur Agnès, alors que je n'avais pas dix-huit ans. En l'écoutant j'ai la rare impression de faire un voyage dans le temps, la musique me rappelant des émotions et sensations oubliées, des images exclusivement mentales n'ayant pas forcément trait à la musique. Le 16 septembre 2011 j'avais rédigé un petit article à l'occasion de la découverte au grenier de diapositives que j'avais prises le premier soir, car il y eut deux représentations, les 3 et 5 août 1970. L'enregistrement public donne un magnifique témoignage de l'invention et de la diversité des compositions dont mon souvenir est mélangé puisque j'assistai aussi à toutes les répétitions. Sun Ra joue évidemment du piano, de l'orgue électrique, mais aussi du synthétiseur, un Minimoog, d'une manière très personnelle à l'époque, totalement free. Quant à l'orchestre, un peu décalqué par le voyage depuis New York, il respire une fraîcheur inouïe, entre fanfare mélodique d'où sort la voix de June Tyson et interventions hirsutes des merveilleux saxophonistes Marshall Allen, John Gilmore, Pat Patrick, Danny Ray Thompson et Danny Davis. Je suis par contre étonné par les silences entre les morceaux ; gommer les applaudissements ou les bruits du public casse l'ambiance.




Nous étions donc le 3 août 1970 à la Fondation Maeght et le Sun Ra Arkestra venait d'arriver des États Unis, dans lequel le contrebassiste Alan Silva jouait du violon coincé entre les genoux. On l'aperçoit derrière le Maître, c'est ainsi que l'appelaient ses musiciens intergalactiques, dans la photo en bas à gauche. Mes clichés ne valent évidemment pas ceux de Louis Grivot dit Horace ou de Philippe Gras qui étaient sur place avec Yasmina, la "black woman" chantée par Archie Shepp. Yasmina remonta ensuite à Paris en auto-stop avec ma petite sœur à leurs risques et périls puisqu'elles frôlèrent le viol sur l'autoroute du soleil.
J'ai déjà raconté comment Agnès et moi avions joué le rôle de mascottes de l'Arkestra au tout début des années 70. Assistant aux répétitions des Nuits de la Fondation Maeght sous un chapiteau gonflable, nous avons tout de suite été adoptés par le percussionniste Nimrod Hunt (Carl S. Malone) qui nous a présentés au reste de l'Arkestra. Alan Silva taquinait ma petite sœur en évoquant la comédienne Agnes Moorhead connue pour son rôle de mère acariâtre de Samantha dans la série télévisée Ma sorcière bien-aimée. Après de nombreux concerts, je réussis une seule fois à interroger "le maître". Il était, sinon, inapprochable, planant au-dessus de la mêlée comme un être déplacé, on dira littéralement sur une autre planète !
Quelques jours plus tard j'allais être à l'origine des retrouvailles d'Alan Silva et Frank Wright, mais je ne me souvenais pas de ces photos ni des sculptures dans les jardins de la Fondation que je redécouvre en compulsant mes archives. J'arrive à reconnaître Nimrod Hunt et John Gilmore, difficilement les autres. Dans Le silence, les couleurs du prisme & la mécanique du temps qui passe, Daniel Caux a merveilleusement raconté les Nuits passées là-bas, avec Albert Ayler et La Monte Young... Mes images rendent pourtant bien la folie de Sun Ra et son pétillant carnaval.
Trois ans plus tard j'achèterai le même orgue, sans le savoir, un Farfisa Professional qui marquera ma véritable entrée en musique. Je le revendrai pour mon ARP 2600, le rachèterai, le revendrai, vendrai aussi mon ARP. Probablement deux bêtises de ma part. Plus jamais je ne revendrai mes instruments de cœur.

→ Sun Ra & His Inter-Galactic Research Arkestra, Nuits de la Fondation Maeght, 4CD avec un livret de 36 pages (ou coffret 6 LP avec livret 12 pages), Strut Records