Le label anglais Strut Records publie un coffret exceptionnel de Sun Ra et son Arkestra aux mythiques Nuits de la Fondation Maeght. Jusqu'ici n'existaient que deux vinyles du label Shandar sortis en 1971. Le coffret de 4 CD (ou 6 vinyles) offre l'intégralité (pratiquement quatre fois plus) des deux nuits incroyables auxquelles j'assistai, avec ma petite sœur Agnès, alors que je n'avais pas dix-huit ans. En l'écoutant j'ai la rare impression de faire un voyage dans le temps, la musique me rappelant des émotions et sensations oubliées, des images exclusivement mentales n'ayant pas forcément trait à la musique. Le 16 septembre 2011 j'avais rédigé un petit article à l'occasion de la découverte au grenier de diapositives que j'avais prises le premier soir, car il y eut deux représentations, les 3 et 5 août 1970. L'enregistrement public donne un magnifique témoignage de l'invention et de la diversité des compositions dont mon souvenir est mélangé puisque j'assistai aussi à toutes les répétitions. Sun Ra joue évidemment du piano, de l'orgue électrique, mais aussi du synthétiseur, un Minimoog, d'une manière très personnelle à l'époque, totalement free. Quant à l'orchestre, un peu décalqué par le voyage depuis New York, il respire une fraîcheur inouïe, entre fanfare mélodique d'où sort la voix de June Tyson et interventions hirsutes des merveilleux saxophonistes Marshall Allen, John Gilmore, Pat Patrick, Danny Ray Thompson et Danny Davis. Je suis par contre étonné par les silences entre les morceaux ; gommer les applaudissements ou les bruits du public casse l'ambiance.




Nous étions donc le 3 août 1970 à la Fondation Maeght et le Sun Ra Arkestra venait d'arriver des États Unis, dans lequel le contrebassiste Alan Silva jouait du violon coincé entre les genoux. On l'aperçoit derrière le Maître, c'est ainsi que l'appelaient ses musiciens intergalactiques, dans la photo en bas à gauche. Mes clichés ne valent évidemment pas ceux de Louis Grivot dit Horace ou de Philippe Gras qui étaient sur place avec Yasmina, la "black woman" chantée par Archie Shepp. Yasmina remonta ensuite à Paris en auto-stop avec ma petite sœur à leurs risques et périls puisqu'elles frôlèrent le viol sur l'autoroute du soleil.
J'ai déjà raconté comment Agnès et moi avions joué le rôle de mascottes de l'Arkestra au tout début des années 70. Assistant aux répétitions des Nuits de la Fondation Maeght sous un chapiteau gonflable, nous avons tout de suite été adoptés par le percussionniste Nimrod Hunt (Carl S. Malone) qui nous a présentés au reste de l'Arkestra. Alan Silva taquinait ma petite sœur en évoquant la comédienne Agnes Moorhead connue pour son rôle de mère acariâtre de Samantha dans la série télévisée Ma sorcière bien-aimée. Après de nombreux concerts, je réussis une seule fois à interroger "le maître". Il était, sinon, inapprochable, planant au-dessus de la mêlée comme un être déplacé, on dira littéralement sur une autre planète !
Quelques jours plus tard j'allais être à l'origine des retrouvailles d'Alan Silva et Frank Wright, mais je ne me souvenais pas de ces photos ni des sculptures dans les jardins de la Fondation que je redécouvre en compulsant mes archives. J'arrive à reconnaître Nimrod Hunt et John Gilmore, difficilement les autres. Dans Le silence, les couleurs du prisme & la mécanique du temps qui passe, Daniel Caux a merveilleusement raconté les Nuits passées là-bas, avec Albert Ayler et La Monte Young... Mes images rendent pourtant bien la folie de Sun Ra et son pétillant carnaval.
Trois ans plus tard j'achèterai le même orgue, sans le savoir, un Farfisa Professional qui marquera ma véritable entrée en musique. Je le revendrai pour mon ARP 2600, le rachèterai, le revendrai, vendrai aussi mon ARP. Probablement deux bêtises de ma part. Plus jamais je ne revendrai mes instruments de cœur.

→ Sun Ra & His Inter-Galactic Research Arkestra, Nuits de la Fondation Maeght, 4CD avec un livret de 36 pages (ou coffret 6 LP avec livret 12 pages), Strut Records