Agnostique, il m'aura fallu tout ce temps pour que j'accepte la notion de sacré que tant d'amis ont tenté en vain de me faire admettre. Il aura suffi que je lise le texte de Jean-Hubert Martin dans le catalogue de l'exposition Rien de trop beau pour les dieux pour m'ouvrir les yeux sur ce qui me chiffonnait et que je sentais pourtant évident. Il faut dire que mon père avait fait fort en me répétant la phrase qu'il tenait de Georges Arnaud, écrivain qu'il avait découvert lorsqu'il était agent littéraire : " Si Dieu existait, ce serait un tel salaud qu'il ferait mieux de ne pas s'en vanter !". Je n'avais que cinq ans et cela m'évita toute crise mystique. J-H M rappelle que "à l'exception de quelques artistes qui se sont préoccupés de Dieu, comme Boltanski, Beuys (tentant de ranimer un lièvre) et Nitsch (aspergeant ses comparses de sang), la très grande majorité d'entre eux est totalement étrangère aux questions que soulèvent les religions... Hegel alla jusqu'à défendre l'idée que tout art véritable est sacré... Force est de constater que même notre société matérialiste se détournant du christianisme ne peut se passer d'une forme de transcendance et de spiritualité. On peut postuler que la science et le rationalisme viendront à bout de tous les phénomènes inexpliqués, ils en sont encore loin...". J'admets que la notion d'infini et la question sans réponse ont toujours satisfait mon extrême curiosité. "Il est pourtant un domaine où l'esprit rejoint la matière, c'est celui de l'art. Comment expliquer les prix extravagants qu'atteignent actuellement certaines œuvres, sinon qu'elles sont le réceptacle de qualités transcendantales que nous leur attribuons... Le culte du beau autrefois pratiqué par de nombreux souverains n'est pas uniquement une démonstration de pouvoir, comme on l'entend sans cesse ressasser aujourd'hui, mais aussi une structure intellectuelle et spirituelle qui confère un ordre et un apaisement de l'esprit s'opposant au chaos du monde. Le musée et le lieu où le public vient pratiquer le culte des ancêtres et pour une certaine strate sociale découvrir les œuvres des artistes actuels permettant à la sensibilité d'y trouver le plaisir d'une plénitude et un miroir à l'imaginaire. De ce fait, on parle souvent de sacré concernant les œuvres de musées. Il est vrai que le musée du XIXe siècle singe les temples antiques avec fronton et colonnes, mais il s'agit là une fois encore d'un sacré laïc d'inspiration républicaine. Or, ce dont il est question dans cette exposition, n'est pas de l'ordre de cette spiritualité athée qui baigne l'art, mais bien au contraire de rituels, issus de religions et de croyances diverses qui s'infiltrent de plus en plus dans le monde de l'art contemporain." J'avais peut-être oublié tout cela, bien que je l'évoquais dans mon article du 4 septembre 2014 sur son livre L'art au large. J'ai parfois la tête dure.


Je cite vite fait Jean-Hubert Martin dont je loue le travail depuis 1989 où l'exposition Les magiciens de la Terre révolutionna l'espace muséal. J'eus ensuite l'immense chance de sonoriser les vingt-six salles de son expo Carambolages au Grand Palais. L'historien et curateur, qui mit en avant la notion de plaisir plutôt que la sempiternelle leçon sur fond chronologique, place toutes les œuvres sur le même pied, qu'elles que soient leurs origines géographiques ou historiques, signées ou pas, art brut ou contemporain, etc. Donc, en 2016, j'achetai tout ce que je trouvais sur l'un de mes héros, souvent décrié pour iconoclastie (un comble !), catalogues que la RMN ne réimprime jamais lorsqu'ils sont épuisés et qui atteignent parfois des prix astronomiques. Venu écouter l'un de mes Apéro Labo et apercevant dans ma bibliothèque Le théâtre du Monde, Le Château d'Oiron et son cabinet de curiosités, Grand Bazar, La mort n'en saura rien, Une image peut en cacher une autre, Dali, Ilya & Emilia Kabakov, Altäre (Autels), Africa Remix, etc., Jean-Hubert me dit qu'il pourrait se croire "chez lui" ! Alors, ne pouvant me rendre à Crans en Suisse à la Fondation Opale, qui lui avait laissé carte blanche, où venait de se terminer Rien de trop beau pour les dieux (Autels et création contemporaine), j'achetai son catalogue que je dévorai aussitôt.


Soixante œuvres étaient présentées en trois étapes : "autels issus de cultures du monde entier, au carrefour de l’architecture sacrée et de l’objet mobilier à activer lors de cérémonies / artistes souvent marginalisé·e·s, né·e·s dans la première moitié du XXème siècle qui se réfèrent directement à leur croyance et revendiquent cette double appartenance à la religion et à l’art moderne voire à l’avant-garde / nouvelle génération d’artistes décomplexée par rapport à la colonisation, qui milite en faveur de la reconnaissance de leur culture, en particulier celles autochtones, et la mise en valeur des aspects religieux, qu’ils soient dogmatiques, chamaniques ou animistes. L'exposition propose une réflexion sur le lien entre l’art, la spiritualité et la culture. En élargissant le champ de ce que nous considérons comme « art », les visiteur·euse·s sont invité·e·s à se confronter à la manière dont les institutions occidentales ont historiquement défini et limité cette notion... L’exposition cherche à lever le voile sur les expressions visuelles des cultures autochtones, souvent ignorées dans le contexte de l’art contemporain, et à révéler leur pertinence actuelle." Le catalogue est découpé par continent. Que dire de mieux, il faut le voir, le texte de présentation est remarquable, les images font rêver, ouvertures vers autant de possibles que d'impossibles. Le rêve, sans aucun doute.

Illustrations : catalogue Fondation Opale 35€ / Affiche de Carambolages, anonyme flamand (1520-1530) / Hervé Youmbi et son masque Scream © Muriel Maalouf