Basil Kirchin, un génie méconnu
Par Jean-Jacques Birgé, mercredi 21 mai 2025 à 07:22 :: Musique :: #5902 :: rss

Les révélations musicales sont des moments rares d'euphorie contenue, émotions si fortes qu'il faut les digérer et prendre le temps de savoir comment faire avec. La première, en ce qui me concerne, fut l'étincelle qui mit le feu à mes poudres de perlimpinpin lorsque j'entendis par hasard, à Cincinnati en juillet 1968, We're Only In It For The Money des Mothers of Invention. Ce disque décida de mon avenir sans que j'en compris tout de suite l'énormité. J'avais 15 ans et la musique m'apparut une évidence alors que je n'y connaissais absolument rien. Avant la fin de l'année je bricolai des sons sur le petit magnétophone qui me servait à enregistrer les émissions de radio, essentiellement Le Pop Club de José Artur, où passaient de la musique pop, du jazz et de la musique contemporaine. Je me souviens m'être levé un matin à 5 heures, tel un somnambule, avant de partir en classe, et avoir enregistré une de mes premières pièces, pour ondes courtes et pompe à vélo ! Suivraient rapidement Captain Beefheart, Edgard Varèse, Soft Machine, Charles Ives, Sun Ra, Harry Partch, etc. Je passe sur mes propres compositions, qu'elles soient de l'ordre instantané ou du désordre de la composition préalable, qui m'obligèrent à théoriser après avoir pratiqué pour comprendre comment j'en étais arrivé là. Aidé par mes camarades jouant généreusement le rôle de rabatteurs, j'avancerai de découverte en découverte. Il y a une vingtaine d'années Frank Vigroux me fit ainsi connaître Scott Walker et Fausto Romitelli. Dans les crédits du site drame.org je remercie particulièrement Frank Zappa, John Cage, Robert Wyatt, Michel Portal dont les encouragements furent précieux à mes débuts, et évidemment mes deux acolytes d'Un Drame Musical Instantané, Francis Gorgé avec qui j'étais monté sur scène la première fois et avec qui je prépare un prochain disque, et Bernard Vitet dont le compagnonnage quotidien dura près de 35 ans. Depuis toujours je cherche des pères à mon imagination pour légitimer mes drôles d'idées. Comme j'ai fini par construire mon arbre généalogique, arrivé à mon âge je suis plutôt à l'affût de frères dont les créations artistiques me semblent proches de mes préoccupations ou de ma pratique. Au fil des années je collaborai ainsi avec Hélène Sage, Sacha Gattino, Amandine Casadamont ou Lionel Martin.

Récemment je faisais la rencontre du compositeur et pianiste Denman Maroney dont j'ignorais l'existence malgré ses 60 albums, et la semaine dernière je découvris Basil Kirchin en lisant le volume 2 de la bande dessinée d'Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, Underground. Bien qu'il soit né en 1927, vingt-cinq ans avant moi, Basil Kirchinsky, dit Basil Kirchin, jouait comme moi à la même époque sur la vitesse du magnétophone pour faire entrer les sons dans une autre dimension. Avant même l'avènement du cinéma parlant, le cinéaste et lyrosophe Jean Epstein avait déjà inventé le gros plan sonore en ralentissant le son de certains plans. Mais la complicité ne s'arrête pas là. Au fur et à mesure que je dévore l'intégralité de la discographie du compositeur anglais, je reconnais ma chanson de gestes, évidemment très différente, même si les coïncidences sont nombreuses. J'adore le mélange des cris animaliers, souvent ralentis, aux instruments de musique, une sorte d'exotica très cinématographique (States of Mind, 1968 / Charcoal Sketches, 1970) et lorsque le free jazz de Evan Parker, Derek Bailey ou Kenny Wheeler conversent avec le reste de la bande-son ou qu'elle se transforme en chaos dronatique plein de volatiles, je suis estomaqué (Worlds Within Worlds, chef d'œuvre de 1971-1973). Je me sens nettement plus proche de son bestiaire imaginé que des transpositions mélodiques d'Olivier Messiaen. Plus j'en écoute, plus je suis enthousiaste : la musique de film pour orchestre avec la sonothèque De Wolfe Music et John Coleman (Mind on The Run, 1966), le tendre Wildlife en collaboration avec Jack Nathan (1979) probablement encore de la musique de film comme il en composa une quinzaine (tels Primitive London, 1965 - I Start Counting, 1969 - The Abominable Dr. Phibes, 1971) ou pour une sonothèque (tel Abstractions of the Industrial North, 2005), puis trente ans plus tard Quantum - A Journey Through Sound In Two Parts où l'on retrouve son melting pot incroyablement inventif (2003), ainsi que, mais à titre posthume Basil Kirchin étant mort sans le sou en 2005 après un cancer l'ayant beaucoup affecté, Particles (2007), Everyday Madness (2020), ainsi que le best of biographique Basil Kirchin Is My Friend (2017) où s'entrechoquent des voix lynchiennes ou hystériques, des ritournelles charmantes et des petites fanfares sardoniques, des sons électroniques et des bruitages, de la pop anglaise et du jazz le plus libre, de la noise et de l'easy listening. C'est évidemment cet aspect de sa musique qui m'intéresse le plus, un cousinage avec 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song de Crass ou Agitation de Ilhan Mimaroğlu.
Terminons cette plongée avec Mind on the Run: The Basil Kirchin Story, documentaire aux abondants témoignages réalisé par Alan Jones & Matt Stephenson permettant de mieux comprendre ce compositeur marginal en avance sur son temps, encensé par Brian Eno comme le père de l'ambient, considéré comme fou par ses contemporains parce qu'il s'imagine dans la quatrième dimension et qu'il est défoncé à la marijuana la plupart du temps. À ses débuts c'est un batteur peu conventionnel dans l'orchestre de son père, fasciné par le rythme en 6/4, puis par la musique indienne après un séjour là-bas, dix ans avant les Beatles. Il imite gauchement des tas de musiques au point d'en faire un style, enregistre les oiseaux ou les voix d'enfants autistes avec son Nagra en en ralentissant la vitesse, renverse le son des cordes, dirige pourtant les sessions d'une main de fer, entièrement dévoué à son art. J'aurais adoré discuter avec ce génial olibrius, mais voilà, ils sont nombreux les morts qui me parlent sans que je puisse leur répondre autrement qu'en faisant du bruit... En tout cas, c'est vraiment merveilleux de faire encore de telles découvertes.
Commentaires
Désactivés, mais...
Ajouter un commentaire
Les commentaires ont été fermés pour cause de centaines de spams par jour. Vous pouvez continuer à en écrire en les envoyant à info(at)drame.org et ils seront publiés en votre nom ou pseudo.
Précisez COMMENT dans le titre de votre mail.
Cela fait toujours plaisir d'avoir des retours ;-)
Merci d'avance.