70 juin 2025 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

lundi 30 juin 2025

L'île roumaine du Balanescu Quartet


Alexander Balanescu n'inonde pas le marché de son quatuor comme le Kronos, mais chaque album est une jolie surprise. Après un passage de quatre ans au sein du Quatuor Arditti le violoniste s'était fait connaître avec Possessed pour lequel il avait arrangé pour quatuor à cordes les tubes du groupe électronique allemand Kraftwerk et avec le superbe Luminitza qui marquait son retour dans son pays après les années Ceaucescu. Suivirent de remarquables interprétations de Michael Nyman, David Byrne, Robert Moran, John Lurie, Michael Torke, Kevin Volans, Gavin Bryars, etc., de nombreuses collaborations avec le cinéma dont celles avec Phil Mulloy, et trois albums du Quatuor composés par le violoniste. Le plus récent [j'en ai trouvé un nouveau lors de mon séjour à Bucarest en 2019] est un duo entre la chanteuse-comédienne Ada Milea et Balanescu à la tête de son quatuor à cordes augmenté d'un percussionniste. The Island est une adaptation humoristique de l'histoire de Robinson Crusoé où l'orchestre, toujours aussi lyrique, dessine le décor et l'action face aux dialogues absurdes joués en anglais avec un accent roumain à couper au couteau. On se laisse porter jusqu'à leur île, quitte à attendre le prochain navire...


En 1994, le Quatuor Balanescu avait enregistré Sniper Allée, une pièce que j'avais composée pour le CD Sarajevo Suite et dont j'ai récemment retrouvé un enregistrement vidéo réalisé au Cargo à Grenoble pour les 38e Rugissants.

Article du 6 mars 2013

vendredi 27 juin 2025

Agitation de Ilhan Mimaroğlu


C'est incroyable. Comment ai-je pu oublier Ilhan Mimaroğlu ? Je ne suis pas le seul, d'autant que ce compositeur turc n'est pas des plus connus parmi les amateurs de musique contemporaine. Son originalité et son implication politique expliquent peut-être sa marginalisation. Émigré aux États Unis, il fut l'élève de Vladimir Ussachevsky, mais aussi d'Edgard Varèse et Stefan Wolpe. Sa musique électronique possède d'ailleurs le swing et l'ouverture d'esprit du Poème électronique de Varèse, Varèse qui dirigea des jam-sessions avec Charges Mingus dès 1957 ! Et Mimaroğlu de produire en 1974 Changes One et Changes Two de Mingus, albums dédiés à la mutinerie de la prison d'Attica, ou Ornette Coleman. Trois ans plus tôt il avait cosigné l'album Sing Me a Song of Songmy avec le trompettiste Freddie Hubbard contre la guerre du Viêtnam. Sa musique peut avoir des intonations classiques, free jazz ou ressembler à un cut-up pop plus efficace que tous les plunderphonics actuels, mélange de György Ligeti, Conlon Nancarrow, Cecil Taylor, Jimi Hendrix et Charles Ives.


Sacha Gattino a ravivé ma mémoire en me faisant écouter Tract: A Composition Of Agitprop Music For Electromagnetic Tape qui figure dans Agitation avec To Kill A Sunrise: A Requiem For Those Shot In The Back et La Ruche: An Elegy For Electromagnetic Tape. Je retrouve l'une des sources de mon inspiration tant pour mon engagement politique que dans la manière de l'exprimer en musique. Tout y est, le chaos encyclopédique des voix et des citations, les montages radiophoniques qui s'entrechoquent pour faire ressortir les paysages sociaux cachés derrière les notes, la mécanique de l'électronique, les grands mouvements d'orchestre et les masses qui tombent des cintres comme des couperets, le discours de la méthode, des sonorités inouïes, un univers sonore où tout est possible, même le réel. Mimaroğlu appartient à une génération où l'échantillonnage faisait partie de notre panoplie sans que les avocats bloquent tout ou fassent cracher quiconque détournerait une seconde du répertoire qu'ils prétendent protéger ! Il fait surgir des émotions enfouies qui datent d'avant mon entrée en musique, avant la révélation de Frank Zappa lorsque j'avais 15 ans. J'avais déjà parlé des évocations radiophoniques, de la musique tachiste de Michel Magne, du piano préparé, de Miss Téléphone, mais là se révèle un monde aussi riche que les Histoire(s) du cinéma de Godard, comme si je retrouvais mon père, du moins l'un d'entre eux puisque je fus engendré plus d'une fois dans ma vie. Ilhan Mimaroğlu est mort le 17 juillet 2012 à 86 ans.

Article du 7 mars 2013

jeudi 26 juin 2025

Sarajevo Suite (live 1994)


Je fouille, dépoussière, éternue, exhume, exulte enfin lorsque je découvre les archives vidéographiques laissées de côté depuis tant d'années. J'avais bien mis en ligne sur YouTube, DailyMotion ou Vimeo quelques petits machins, extraits "vus à la télé", entretiens, conférences, home movies, répétitions, témoignages divers et variés d'un workaholic, mais certains documents m'avaient échappé. Ou bien leur durée semblait incompatible avec le Web... 66 minutes pour L'homme à la caméra, 57 minutes pour J'accuse, 2h16 pour Sarajevo Suite, 3h14 pour L'argent ! La progression est exponentielle. La chasse au trésor se révèle plus miraculeuse que la création d'emplois. Raison de plus pour prendre le temps de numériser ces VHS rangées sur une étagère inaccessible sans une dangereuse escalade. Je pense à Charles Valentin Alkan, le Berlioz du piano, écrasé par sa bibliothèque en cherchant à attraper un exemplaire du Talmud !



Claude Piéplu accepte de jouer le récitant de l'unique concert donné à l'occasion de la sortie du CD Sarajevo Suite au Festival des 38e Rugissants à Grenoble le 30 novembre 1994. André Dussollier, Bulle Ogier et Jane Birkin avaient tenu ce rôle sur le disque dont je m'étais occupé avec Corinne Léonet. Je mets donc en scène la soirée. Interviennent par ordre d'apparition : Piéplu, Pierre Charial, Un Drame Musical Instantané, Bernard Vitet, Kate Westbrook, le Balanescu String Quartet (Alexander Balanescu, Clare Connors, Andrew Parker, Sian Bell), Henri Texier Azur Quintet (Bojan Z, Noël Akchoté, Sébastien Texier, Tony Rabeson), Gérard Siracusa, Mike Westbrook, Chris Biscoe, le film Le Sniper de J-J Birgé, Lindsay Cooper Quintet, Thomas Bloch, Phil Minton, Dean Brodrick, la voix d'Abdulah Sidran, auteur bosniaque des poèmes qui ont inspiré les divers compositeurs...

Dix-huit ans plus tard [31 aujourd'hui puisque cet article date du 25 février 2013], la Planète Sarajevo qu'évoque Claude Piéplu a d'absurdes résonances Shadok. La prophétie s'est vérifiée. Le monde marche sur la tête. Le siège aura marqué le retour d'une barbarie décomplexée, le blanc-seing aux pires atrocités sans que quiconque ne bouge [Gaza est le pire cauchemar, la honte absolue]. Au moment de l'enregistrement l'heure est grave. Il s'agit de reconstruire la ville, mais qu'en est-il des habitants ? Ce qui était le sujet de la série télévisée Chaque jour pour Sarajevo à laquelle j'avais participé se retrouve dans le ton des artistes présents sur la scène du Cargo. Ils se succèdent sans temps mort. C'est réglé comme du papier à musique, sauf qu'ici tout se fait de tête et avec le cœur.

mercredi 25 juin 2025

Apocalypse Now


Lorsque je suis seul, fatigué et paresseux, il m'arrive de regarder des films qui ne plairaient pas à ma compagne. Sous prétexte de m'intéresser à tous les genres j'opte de temps en temps pour ceux que j'appelle des daubes. Il s'avère parfois que mes a priori dépréciatifs soient erronés comme récemment avec La Passion selon Béatrice ou Rich Flu ; alors je mets en pause pour repartir du début et en profiter à deux ou à plusieurs. Ce sont le plus souvent des films d'action, des documentaires musicaux ou des comédies françaises dont je ne verrai jamais le bout. Les deux découvertes précitées sont néanmoins un documentaire de création et une dystopie. Or, s'il est un genre qui m'est désormais insupportable, ce sont les films de guerre ou d'espionnage américains.
Grand fan de Samuel Fuller, j'ai aimé ses J'ai vécu l'enfer de Corée (The Steel Helmet), Baïonnette au canon (Fixed Bayonets), Ordres secrets aux espions nazis (Verboten), Les maraudeurs attaquent (Merrill's Marauders) et Au-delà de la gloire (The Big Red One), même si ce ne se sont pas mes préférés de celui qu'à tort Georges Sadoul fustigeait en se trompant sur leur sens idéologique. Comme plus tard Robert Altman, Dalton Trumbo, Francis Ford Coppola ou Oliver Stone, son propos n'a jamais été de glorifier la guerre, mais d'en montrer l'horreur et l'absurdité. Je sais bien qu'y réside une forte ambiguïté. Mais les productions dont je parle et qui me donnent aujourd'hui envie de vomir ne sont évidemment pas de cet acabit. Les réalisations de Spielberg ou Nolan me font pourtant cet effet. Où se situe la limite ? Dans la complaisance de la violence ? Dans l'apologie de l'héroïsme ? Dans la glorification du nationalisme ? Dans le manque évident de recul dont j'ai besoin pour satisfaire ma non-violence critique en évoquant la logique du profit ?
L'actualité au Moyen-Orient a brutalement suscité cette réaction épidermique. En découvrant les ruines de Gaza ou en imaginant les bombardements israéliens et américains qui tuent aveuglément des populations civiles je ne peux plus supporter l'ambiguïté du spectacle cinématographique. J'aurais pu réagir plus tôt. Au Vietnam, en Angola, en Afghanistan, en Irak, en Somalie, au Rwanda, en Tchétchénie, en Ukraine, partout sur le globe, depuis des temps immémoriaux. Lorsqu'il m'a été donné la possibilité d'intervenir j'y suis allé comme à Sarajevo pendant le siège fin 1993, et avant cela en Algérie et en Afrique du Sud. J'ai toujours été non-violent, prenant ma carte de citoyen du monde quand j'avais onze ans, me faisant réformer pour ne pas porter une arme, me servant d'une caméra, du son ou de ma plume pour dénoncer l'ignominie de l'espèce humaine, criminelle et suicidaire. S'il n'y a rien de nouveau depuis des siècles, la puissance de destruction est devenue définitive. Il suffit d'appuyer sur un bouton et d'en admirer cyniquement l'efficacité à distance.
Ma sensibilité à fleur de peau est évidemment décuplée par le génocide en cours en Palestine. Combien de décennies faudra-t-il aux Israéliens pour assumer l'horreur dont ils sont les auteurs (et ce depuis plus de 70 ans !) ? De quelle société hériteront-ils lorsque les assassins aux ordres rentreront chez eux ?... L'Amérique s'est bâtie sur la violence et un génocide, enfermant les rescapés dans des camps appelés réserves. Pour ne l'avoir jamais reconnu, elle est condamnée à répéter sans fin son besoin de suprématie en l'imposant par la violence. Son cinéma en est le reflet, avec ses westerns et ses films de gangsters dont elle s'est fait une spécialité. La paranoïa guide les criminels. Ainsi Israël détruit le mythe sur lequel il s'est construit. Le storytelling aura fait long feu.

mardi 24 juin 2025

Billebaude - Mondes sonores


J'aime beaucoup la luxueuse revue Billebaude qui s'interrogeait sur notre rapport à la nature en invitant des chercheurs en sciences du vivant et en sciences humaines, des praticiens et des artistes sur des sujets comme le loup, le lapin, l'ours, l'animal imaginaire, affronter la sixième extinction, la ville sauvage, l'art du leurre, etc. Je ne pouvais manquer celui intitulé Mondes sonores (2019), comme tous les autres merveilleusement illustré. J'ai été fasciné par les araignées jouant sur les cordes de leurs toiles, par le lien immémorial que nous entretenons avec les autres animaux, tel "siffler avec les aigles", par les expériences de Knud Viktor, et bien d'autres textes qui interrogent plus qu'ils n'expliquent.
Lorsque j'enseignais le son à l'Idhec (ancêtre de la Femis), et évidemment ensuite dans de nombreuses écoles de par le monde, en particulier l'écoute qui est la première chose à aborder dans ce domaine, comme je l'avais moi-même appris d'Aimé Agnel, je commençais par le silence. Il n'existe évidemment nulle part sur cette planète, sur terre ou sous l'eau. Il faut tendre l'oreille pour découvrir des mondes insoupçonnés. Plus tard, en naîtra la musique. Celle des humains se confronte toujours à celle des autres espèces, même si nous nous en sommes écartés par le langage, l'outil et la machine. Si je continue à m'y intéresser, c'est pour le mystère que représente ces échanges. Dans la nature comme dans l'art.

→ Billebaude - Mondes sonores, ed. Glénat en collaboration avec la Fondation François Sommer et pour ce numéro la Philharmonie de Paris, 19€

lundi 23 juin 2025

Heiner Goebbels, Contre l'œuvre d'art totale


Que l'on ne se méprenne pas, je tiens l'œuvre d'Heiner Goebbels dans la plus haute estime. Je possède une douzaine de disques depuis son duo avec Alfred Harth, le groupe Cassiber jusqu'à tous ceux où il joue le rôle de compositeur contemporain et j'ai toujours le plus grand plaisir à les réécouter. On comprendra donc que cet article est un exercice délicat. Si je me suis terriblement ennuyé à lire son recueil de textes intitulé Contre l'œuvre d'art totale, il y a forcément une bonne raison. On sait que Freud évita soigneusement de croiser l'écrivain Alfred Schnitzler, « par une sorte de crainte de rencontrer [son] double ». Toute proportion gardée, les points de vue, d'écoute et d'analyse critique de Goebbels me sont si proches que j'ai eu souvent l'impression de me lire, d'où mon profond ennui. Son rejet de tout système illustratif, son choix de ne jamais imposer un message mais de laisser au spectateur ou à l'auditeur le soin de se faire sa propre idée, sa propre interprétation, son goût pour l'hétérogénéité des sources, le soin porté au détail dans une perspective globale, l'équilibre entre improvisation et composition, ses inspirations radiophoniques, cinématographiques ou littéraires, ses préoccupations pédagogiques, me sont si proches que j'eus du mal à parcourir les cinq grands chapitres : Prémices et influences / Espace radiophonique, figures de l'écriture / Contre l'œuvre d'art totale : approches du théâtre-musique / Ce que nous ne voyons pas nous attire : théâtre-musique en débat et en dialogue / Recherche ou savoir-faire ? La formation aux arts de la scène. C'est d'autant plus énervant que nous ne nous connaissons pas.

Que nous soyons nés à moins de trois mois d'intervalle et que nous ayons choisi à nos débuts des voies très semblables expliquent peut-être ces nombreux points de convergence. Nous nous sommes croisés très tôt au Festival de Victoriaville au Québec. J'y jouais alors avec Un Drame Musical Instantané tandis qu'il était sous la bannière Harth und Goebbels. Si je suis resté un indépendant, l'artiste allemand a enfilé le costume noir de l'institution. Cela lui a permis de monter des projets économiquement complexes, en particulier dans le genre du théâtre musical que j'abandonnai en 1992. Son travail théâtral le caractérise justement, alors que je m'attache plus que jamais à sa forme purement sonore aux travers de disques conçus comme œuvres en soi, les siens ne livrant qu'un reflet parcellaire de ses œuvres scéniques. Je reste circonspect par son engagement politique pour plusieurs raisons : sa manière de diriger les musiciens particulièrement créatifs qu'il a engagés (il n'en nomme pratiquement aucun dans son livre) en notant leurs improvisations et en les faisant rejouer note pour note ce qu'ils avaient inventé tient d'une très grande perversité, son défilement méprisant lors du disque collectif Sarajevo Suite en faveur de la reconstruction de la Bibliothèque de la ville martyre dont j'assurais la direction artistique m'avait terriblement choqué et attristé, l'effleurement des sujets sous prétexte de laisser libre l'interprétation des spectateurs m'apparaît comme une façon de se montrer "de gauche" sans froisser personne ! On appréciera la différence avec les choix de Jean-Luc Godard dont il se réclame avec justesse dans ses rapports au langage et au montage. C'est certainement la raison qui m'a fait détester sa dernière œuvre représentée il y a quelques jours à la Grande Halle de La Villette. Par exemple, à la diffusion paresseuse des No comment d'Euronews sur écran géant je préfère largement la dialectique des films d'Adam Curtis, le meilleur documentariste actuel (en ce moment je regarde sa toute nouvelle série de 5 épisodes, Shifty, Living in Britain At The End of the Twentieth Century) !

Mes réserves ne ternissent en rien le fait que Heiner Goebbels est un compositeur et un créateur qui ne ressemble à personne, en lien direct avec son temps, qu'il écrit très bien, en tenant de passionnants propos, même si les chapitres qui touchent à ses œuvres se conçoivent mal sans les voir ou du moins les écouter.

→ Heiner Goebbels, Contre l'œuvre d'art totale, ed. de la Philharmonie de Paris, 30€

vendredi 20 juin 2025

Au Grand Palais, mon hit-parade des expos


1. Commençons par l'exposition qui m'a le plus touché et intéressé, Art Brut - Dans l'intimité d'une collection - La donation Decharme au Centre Pompidou. Je connaissais certaines œuvres, pour les avoir vues à la Maison Rouge il y a dix ans ou intégrées à Carambolages dont j'avais composé la musique pour Jean-Hubert Martin, mais il y en a là tout de même quatre cents, dont beaucoup que je ne connaissais pas. De plus, la scénographie de Corinne Marchand où le rouge prédomine les présente intelligemment et agréablement. Les salles portent des titres évocateurs : Réparer le monde, "À moi les langues de feu qui embrasent", De l'ordre nom de Dieu !, Art Brut autour du Monde suivi de Japon, Cuba, Brésil, puis Bris Collage, La "S" Grand Atelier, Creative Growth Center, La Maison des Artistes, Œuvres orphelines, Danse avec les esprits, Journaux intimes Journaux de Monde, Épopées célestes. Les cartels indiquent souvent ce qui caractérise les artistes, car chacun ou chacune a ses marottes. Après le musée de Lausanne (rappelons que la France envoya promener Dubuffet !), les donations Jean Chatelus et Bruno Decharme au Centre Pompidou semblent indiquer l'intégration de l'art brut dans l'Histoire de l'art moderne et contemporain. J'imagine que ce qui l'a précédé dans les siècles passés fut largement détruit. La passion, l'urgence, l'intégrité rendent ces œuvres absolument fabuleuses. J'illustre mon petit article avec un cocon, œuvre sans titre de Judith Scott, porteuse de trisomie 21, rendue sourde enfant par la scarlatine, découverte et intégrée au Creative Growth Art Center d'Oakland. L'exposition réalisée par Bruno Ducharme et son épouse Barbara Safarova nous fait voyager tant sur la planète que dans les méandres profondes de notre cerveau.


2. Contrairement aux expériences habituelles d'interactivité en réalité virtuelle, j'ai beaucoup aimé Insider-Outsider en enfilant le casque audiovisuel me permettant de naviguer dans la chambre et l'œuvre d'Henry Darger. Le spectacle de dix minutes réalisé et sonorisé (pop) par Philippe Cohen Solal (Gotan Project) est commenté par Denis Lavant (avec qui Lionel Martin et moi-même venons de sortir un double CD) dont l'intérêt pour l'art brut est évident (sic). Je retrouve le côté ludique et merveilleux des CD-Roms dont j'avais l'habitude de composer les partitions sonores et musicales. Tournant sur notre tabouret et battant des mains, nous plongeons dans l'univers de Darger lors de cette pause automatiquement intime au milieu de la visite, entre le premier et le second étage.


3. Je me perds dans la topographie du Grand Palais réouvert et somptueusement étendu. Le rideau monumental de dix-neuf mètres de long s'ouvre et se ferme. Je n'ai pas compté le nombre de boutiques, mais elles sont évidemment présentes et mises en valeur ! Les meilleures expositions sont accessibles par le square Jean Perrin, les moins indispensables en face du Petit Palais.


4. L'exposition Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten est évidemment très chouette, mais la scénographie n'est pas à la hauteur des œuvres présentées. Il y a évidemment certaines machines de Tinguely en mouvement, mais pour moi c'est du réchauffé, d'abord parce que l'expo consacrée au même endroit en 2014 à Nikki de Saint-Phalle était autrement plus consistante et révélatrice des aspects moins connus de son travail, d'autre part nous sommes loin de la folie du Musée Tinguely à Bâle. Et je n'ai pas compris ce qu'apportait "le regard" de Pontus Hultén à la chose.


Il n'empêche que c'est toujours sympathique à voir ou revoir, mais, si vous voyagez, je conseillerais fortement la visite du Cyclop à Milly-La Forêt ou celle du Jardin des Tarots en Toscane ! En photo, la Mariée que j'avais sonorisée en 2002 pour le Centre Pompidou...


J'avais oublié l'apport de l'artiste finlandais Olof Ultvedt en 1966 au Hon/Elle de Nikki de Saint-Phalle à Stockholm, entre autres avec l'installation Mannen i stolen.


5. Je ne m'y attendais pas, mais les tapisseries des Danois Kirstine Roepstorff, Bjørn Nørgaard, Tal R et Alexander Tovborg sont superbes. Elles ont été tissées dans les manufactures nationales des Gobelins et de Beauvais ainsi que dans les ateliers privés d'Aubusson par de talentueux artisans français d'après leurs esquisses. Les couleurs explosent et les matières leur donnent divers reliefs. Je suis passé directement d'Art Brut à Tapisseries royales - Savoir-faire français et tapisseries contemporaines danoises.

6. J'ai fait juste un petit tour au sous-sol, à Transparence, ludique et sympathique pour les enfants de 2 à 10 ans. C'est le genre d'exposition qui se teste avec eux. Rien d'extraordinaire, mais ils s'y amuseront certainement, d'autant que les attractions parisiennes qui leur sont destinées sont toujours bienvenues.


7. L'espace "immersif et sensoriel" Ernesto Neto - Nosso Barco Tambor Terra (Notre Barque Tambour Terre), installation monumentale en crochet, écorce et épices, invitant à l’émerveillement et au partage, est dans la lignée des œuvres d'Olga de Amaral ou Chiharu Shiota, sans leur génie. La pseudo participation du public est même carrément énervante, chacun, chacune faisant la queue pour taper sur une percussion emmaillotée.

8. Je n'ai pas non plus senti l'intérêt des Horizontes - Peintures brésiliennes qui la surplombent, si ce n'est pour apprécier l'architecture du Grand Palais.


9. Mais il y a pire, vraiment bien pire. Présenter les ballons gonflables d'Euphoria - Art is in the Air dans une perspective artistique, c'est tomber bien bas pour mettre l'art à la portée des caniches qui eux s'en battraient les oreilles. Par contre ce sont de bonnes idées pour décorer un dancing, un club de plage ou l'entrée d'Ikea. Je range ces attractions régressives avec les Koons, Hearst ou Murakami, parfaites pour égayer les vitrines des grands magasins pendant les fêtes de Noël. Ma critique est un peu dure, car cela occupera les enfants qui vous ficheront la paix pendant une heure, encore qu'aller au square faire du toboggan coûte moins cher, ne vous oblige pas à réserver et faire des queues interminables. Apprécions tout de même l'attention délicate de prêter des parapluies pendant l'attente devant la porte, que ce soit pour la pluie ou le soleil.


10. Je ne regrette pas ma visite au Grand Palais, surtout si je remonte à mon numéro 1, amusé de voir que comme souvent les travaux ne sont pas terminés, qu'il faut parfois contourner un chariot élévateur ou enjamber une ficelle. Le lieu réorganisé est incroyable et mérite vraiment d'y aller quels que soient vos goûts en matière d'art ou de sortie...

Au Grand Palais :
→ Art Brut, jusqu'au 21 septembre 2025
→ Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten, 26 juin au 4 janvier 2026
→ Tapisseries royales, jusqu'au 17 août 2025
→ Transparence - Palais des enfants, jusqu'au 29 août 2027
→ Ernesto Neto, jusqu'au 25 juillet 2025
→ Horizontes - Peintures brésiliennes, jusqu'au 25 juillet 2025
→ Euphoria, jusqu'au 7 septembre 2025

jeudi 19 juin 2025

Trio à deux


Mardi j'ai enregistré Hiatus, un étrange trio animé par seulement deux musiciens. Si Raphaël Godeau joue de plusieurs guitares et du luth, la flûtiste Claire Marchal contrôle simultanément un virginal en se déplaçant dans l'espace. En utilisant un Arduino et le système Midi, elle déclenche les touches graves en avançant, les aiguës en reculant, mais le petit clavecin automatique de l'Atelier David Boinnard est préparé. Modes choisis ou percussion, il offre de nouvelles possibilités lorsqu'elle y ajoute une gomme, une feuille de papier ou des pinces crocodile. Les guitares de Raphaël sont également attaquées par toutes sortes d'objets vibrants, percutés ou frottés. Les deux improvisateurs enregistreront deux heures de musique, allant du plus calme ou plus énervé, Claire dansant entre deux microphones. Comme d'habitude je ne fais aucune correction de timbre, laissant aux virtuoses le soin d'équilibrer l'ensemble. Il suffit d'avoir de bons micros et de les placer aux bons endroits : un Royer à ruban pour les guitares, deux Neumann pour le virginal, deux Schoeps pour les flûtes (en do, basse ou traverso). L'une comme l'autre piochent dans mon instrumentarium (flûtes indiennes, appeau, fouets électriques, limes à ongles, bottleneck, etc.) pour élargir le spectre coloré qui est déjà le leur. Je suis absolument ravi que Raphaël adopte ma guitare folk à cordes en métal ou un petit monocorde fabriqué avec une boîte de sardine. Leurs improvisations sont généralement assez longues, les ambiances se succèdent, chaque nouvelle s'appuyant sur les derniers soubresauts de la précédente. Comme il est très rare que je me contente de faire l'ingénieur du son, j'en profite pour me laisser aller à la rêverie en les écoutant. Le studio ne possédant quasiment aucune réverbération, je choisis de situer l'ensemble dans l'Oratorium du Palais d'Esterhàzy en Autriche, autrefois Hongrie, grâce à la simulation d'une réverbération à convolution. Nicolas me raconte avoir joué dans ce château mythique où Joseph Haydn séjourna de 1766 à 1790. Les facéties instrumentales des deux compères ne seraient-elles pas les dignes héritières de celles de l'illustre compositeur autrichien ?

mercredi 18 juin 2025

À cause d'un assassinat (The Parallax View)


"En retard, en retard, en retard..." répète le lapin d'Alice. Dans Muriel d'Alain Resnais, un de mes films préférés, Ernest (Jean Champion) fredonne : Y a aussi le temps qui file, c' qu'il est pressé, c'est insensé ; doucement, doucement, Monsieur le Temps, vite, ralentissez au tournant ; hier, je n'étais qu'un enfant et déjà j'ai des cheveux blancs...". Ne me parlez pas de la retraite, ce n'est qu'un statut, pas une réalité, du moins pour moi, comme jadis l'intermittence n'était qu'un statut, je travaille toujours autant, rien à voir avec les dividendes. Hier j'enregistrais Claire Marchal et Raphaël Godeau, demain mixage, on en reparlera. Mais ce sont les mille et une choses qui s'amoncellent, m'absorbent et m'avalent. Le soir je sors au concert, je regarde un film à la maison ou je vois des amis, histoire de me déconnecter absolument.
Ainsi il y a quelques jours j'ai revu un film d'Alan J. Pakula sorti en 1974, À cause d'un assassinat (The Parallax View), dans une magnifique version restaurée et agrémentée d'une superbe présentation comme Carlotta aime toujours en proposer, suppléments passionnants, livre de 160 pages, graphisme magnifique, etcétéra. Le rappel de la paranoïa des années 70 colle hélas parfaitement avec les manipulations politiques et médiatiques qui ne font que s'amplifier, d'une part à cause du contexte actuel où la dictature n'est même plus une tentation, d'autre part pour des raisons techniques. Pascal est justement passé avec un livre de Daniel Schneidermann intitulé Berlin, 1933 qui fait terriblement penser à l'époque actuelle, en particulier le rôle de la presse internationale face au génocide en cours à Gaza. C'est même pire aujourd'hui, car s'ajoutent la télévision et la bombe atomique. En 1974 on aurait classé le film de Pakula en politique-fiction, mais c'est devenu bien réel cinquante ans plus tard. Des sociétés privées règlent les affaires sales des prétendues démocraties. Les assassinats des frères Kennedy ont évidemment servi de modèles, mais le réalisateur ne nomme personne, s'attachant simplement au mécanisme incontournable du complot.
Warren Beatty, qui joue le rôle du journaliste investigateur, passera plus tard à la réalisation de deux films américains majeurs qu'on appelait engagés, Reds et Bulworth. Quant à Pakula il signera deux ans plus tard Les hommes du président (All the President's Men) sur le scandale du Watergate. La France n'est pas en reste, le colonialisme et l'ingérence ont généré plus d'un assassinat de président, de Sankara à Khadafi, et les manipulations médiatiques sont aussi efficaces qu'ailleurs, les fake news étant avant tout l'œuvre des états et de leurs services de renseignements et de communication. Sans culture et sans compréhension des enjeux économiques, l'Intelligence Artificielle nous fera avaler n'importe quoi sous couvert de guerre de religion ou de leçon de savoir vivre. Et les populations d'en crever.
À cause d'un assassinat est aussi un excellent thriller qui tient en haleine, superbement interprété et éclairé.

mardi 17 juin 2025

À toute chose malheur est bon


À toute chose malheur est bon, mais financièrement cette année c'est tout de même une hémorragie. Cuvelage de la cave après que la nappe phréatique l'ait inondée, reprise de la couverture du toit du studio, changement de l'amplificateur du salon, switcher Friedkin et appli Rando, impôts fonciers montrueux correspondant quasiment à un loyer, etcétéra, et pour finir le semestre en beauté nouvel ordi après avoir noyé mon portable au thé, et frais dentaires ! On connaît mon point de vue : aux mauvaises nouvelles succèdent les bonnes, avec un gros bémol, après les bonnes les mauvaises ! Système D : raccourcir l'effet des pires et prolonger celui des meilleures. Cela demande un peu de gymnastique, mais ce sont les premiers efforts qui coûtent le plus, ensuite on prend son mal en patience tant qu'il n'y a pas mort d'homme...
À mon niveau, cela va bien puisque je vous parle, mais à l'échelle de la planète l'époque représente mon pire cauchemar depuis la seconde guerre mondiale et les massacres commis par les Nazis. Je ne suis né que sept ans après, ce qui ne m'a pas m'empêché de m'y rapporter depuis toujours. Mon grand-père avait fini gazé et mon père avait sauté du train. Aujourd'hui la folie criminelle de l'état hébreu marque la fin de ma culture. Je dois changer de système de repères pour continuer à avancer. On a beau écrire, sonner l'alarme, on n'évite pas la catastrophe. Écouter Eyal Sivan, Simone Bitton ou Shlomo Sand et quelques autres me fait me sentir moins seul. Devant l'horreur nous le sommes de moins en moins, mais cela ne change rien. Ou que l'on se tourne, d'ouest en est, la stupidité et la haine gouvernent, et les peuples, anesthésiés, courbent l'échine.
C'est un peu déplacé et dérisoire, mais je m'évade en m'étourdissant de musique, un clavier au bout des doigts. J'ai un Mac flambant neuf auquel j'ai adjoint un second écran pour être plus confortable lorsque je fais du bruit, avec une nouvelle carte-sons puisque l'ancienne qui n'était pas si vieille est devenue incompatible avec la puce d'Apple. À cela s'ajoute la nécessité d'acheter des mises à jour d'applications qui fonctionnaient très bien avec la puce Intel. Une fortune. J'espère seulement que ce trou dans mon compte en banque va provoquer un appel d'air. J'ai terminé la musique des quatre épisodes vidéo sur la cybersécurité, il faudrait d'autres commandes, des trucs qui m'obligent à composer des choses exogènes, qu'à priori je ne sais pas encore faire. Le besoin de me mettre en danger est capital pour conserver la niaque. Le désir naît du manque, or ces derniers mois j'ai été comblé en sortant quatre disques, extrêmement différents les uns des autres, qui me tiennent à cœur. Lorsque ça marche, j'ai envie d'aller voir (ou entendre) ailleurs si j'y suis. Pour l'instant je vogue dans un no man's land en attendant que cela tombe du ciel, période de transition un peu pénible, alors pour patienter je fais la vaisselle, c'est ainsi que j'appelle fourbir ses armes ou préparer le terrain. Cela n'arrive pas trop souvent heureusement, mais ce sont des phases nécessaires pour ne pas s'encroûter. Dans cette expectative, tout est possible. C'est la bonne nouvelle.

lundi 16 juin 2025

Alors on joue ?


René Lussier est un peu comme le compositeur d'un tube. Les producteurs peuvent toujours espérer qu'il en fasse un second. Alors on lui fait crédit. D'un autre côté c'est lourd à porter parce que l'on se réfère toujours à ce succès en occultant le reste de son œuvre. Des chanteurs comme Nino Ferrer ou Henri Salvador l'ont plutôt mal vécu. Ils avaient fait rigoler, alors que c'était plutôt des sentimentaux. Ferrer a fini par se tirer une balle de fusil au milieu d'un champ, Salvador était suffisamment cynique pour s'en tirer. Toute proportion gardée, le guitariste et compositeur québécois René Lussier devra toujours assumer son chef d'œuvre Le Trésor de la langue alors qu'il a enregistré près d'une centaine d'albums absolument passionnants et d'une très grande sincérité (j'ai encore pleuré dimanche en le réécoutant). Fiat Lux, son nouveau duo avec le batteur Robbie Kuster est d'une très grande drôlerie, mais c'est surtout la complicité entre les deux musiciens qui est remarquable. Il est toujours très agréable de constater que des artistes ont conservé l'innocence et la créativité de leur enfance. Les deux s'amusent comme des petits fous et cela fait un bien tout aussi fou de les écouter jouer. Même s'ils sont devenus des virtuoses de leurs jouets, ils font du ping pong au-dessus de leurs tables d'harmonie. Lussier est à la guitare, à la basse et au daxophone, un instrument impossible inventé par Hans Reichel. Kuster joue de la batterie, de la scie égoïne et d'un orgue à clous (de toutes tailles, plantés sur une planche). Cela ne les empêche pas de manier la brosse à dents électrique ou la guimbarde. Ne croyez pas que ce n'est pas sérieux, bien au contraire, les enfants ne jouent jamais pour de rire, c'est fait avec le fond du cœur pour que jaillisse la lumière.

Il y a aussi une guimbarde dans Shishiodoshi, le nouvel album du quartet Kaze avec en invité le chanteur japonais Koichi Makigami. Cela fait du bien d'écouter cette autre bande de garnements qui s'en donnent à cœur-joie, produisant des bruits bizarres avec leurs trompettes, pour Natsuki Tamura et Christian Pruvost, avec ses baguettes pour le batteur Peter Orins, avec son piano pour la japonaise Satoko Fujii. Comme pour leurs autres disques, c'est riche et varié, en timbres, en rythmes et cette fois en facéties vocales. J'imagine que Cathy Berberian ou Annick Nozati auraient adoré donner la réplique à Makigami, ou l'inverse. Ses onomatopées, parfois scatologiques, sont aussi impertinentes qu'incisives, c'est dire leur pertinence ! Ne me dites pas que vous n'appréciez pas le Constipation Blues de Screamin' Jay Hawkins, vous me décevriez. Les shishi-odoshi sont des dispositifs pour effrayer les oiseaux. Vous vous y reconnaîtriez, non de nom ? Miaou ! Là encore la musique, composée ou improvisée, n'existe que grâce à la complicité des musiciens. J'ai toujours détesté la moindre rivalité, les petites mesquineries, qu'elles soient explicites comme il arrivait à Portal de s'y complaire malheureusement, ou à d'autres, quel que soit le milieu, classique ou jazz. La musique est une histoire d'amour, sinon à quoi bon !

→ René Lussier & Robbie Kuster, Fiat Lux, CD Spectacles Bonzaï avec Circum-Disc, sortie le 20 juin 2025
→ Kaze & Koichi Makigami, Shishiodoshi, CD Circum-Disc, sortie le 11 juillet 2025

vendredi 13 juin 2025

Zoo cruel


Les zoos révèlent toujours l'ambiguïté que les animaux enfermés y sont sacrifiés pour élargir le monde aux yeux des enfants, voire des autres membres de l'espèce humaine, un mammifère parmi les autres, "animaux dénaturés" comme les appelle l'écrivain Vercors. Ils évoquent un paradis perdu qui existait encore lorsque j'étais petit, avec ses îles désertes, ses jungles impénétrables, ses tribus inconnues et ses trésors à la Jules Verne. À l'époque des satellites et d'Internet ce rêve a totalement disparu sur l'autel de la colonisation, de l'expansion et du profit. La Terre est pillée, détruite, exsangue. Il reste peut-être le fond des mers à explorer, les aquariums n'en exposant qu'un minuscule aspect. D'un côté, les zoos évoquent un ailleurs, un autre monde, une traversée du miroir, une ouverture d'esprit vers l'altérité. D'un autre leurs pensionnaires y vivent derrière des barreaux. Je me souviens du choc ressenti au zoo du Caire où étaient présentés dans des cages minuscules un caniche et un berger allemand, chiens inconnus des petits Egyptiens. Ils nous renvoyaient l'image de leurs frères de détention à Paris, Londres, Stockholm, Johannesburg ou San Diego. Les zoos expriment clairement nos contradictions. Je mange bien de la viande alors que j'aime les bêtes. Mais je mange de tout, parce que je suis une sorte d'animiste athée qui pense que la vie est partout, allant jusqu'à imaginer que les objets inanimés ont une âme ! J'exagère à peine, rien ne se perd, rien ne se crée, les atomes changent simplement de partenaires.
C'est la raison pour laquelle je répète à mon petit-fils de ne pas arracher les feuilles des arbres pour rien. C'est pour lui aussi que nous sommes allées au Parc Zoologique de Paris, dans le bois de Vincennes, qui a été totalement repensé il y a déjà dix ans, avec de plus grands espaces pour les animaux. En semaine il y a peu de monde. Il faut dire que l'entrée est très chère. Les animaux sont détendus, parfois curieux. Ils n'ont pas vraiment le choix. Ceux qui naturellement se contentaient de petits territoires y sont mieux que ceux dont l'espace est devenu dramatiquement exigu. Les soigneurs s'occupent bien d'eux, il y a même des espèces en voie de disparition qui sont sauvées grâce aux zoos. Mais si elles sont sauvées, c'est que l'homme a conquis leur espace vital. De plus en plus nombreux, nous déboisons, nous bitumons, nous édifions. Cela n'empêche qu'Eliott et nous passons une très agréable matinée sous un ciel clément à nous projeter loin par ce trou de serrure qu'on appelle zoo.

jeudi 12 juin 2025

L'électromécanomaniaque Gilbert Peyre à la Halle Saint Pierre


Avez-vous jamais vu un harmonium léviter tandis qu'un marteau cognait une cloche et qu'un cervidé en manteau de fourrure lui tournait autour martelant le sol de ses sabots sonores devant des vitraux composé de cul de bouteilles en plastique ? Une radio explosant de joie devant un match décisif ? Je m'arrête là, la visite commentée, absolument indispensable, dure plus d'une heure et demie. Les automates sont des mises en scène à la fois drôles et critiques. Je ne me suis pas trompé en choississant cette activité qui puisse intéresser mon petit-fils de sept ans. Je repense chaque fois à la phrase d'une dame relevée par Cocteau à la première d'Entr'acte d'Erik Satie : "Si j'avais su que c'était si bête, j'aurais emmener les enfants !". Alors cette fois, ne les en privez pas, pas plus que la part d'enfance que, j'espère, vous avez soigneusement préservée. Les machines de Gilbert Peyre sont à cheval entre Tinguely et Pierrick Sorin. Ça tourne et danse, fume et brûle, frappe et hurle, s'avance et recule... J'ai adoré le génie enfermé dans un bidon d'essence !


Comme nous étions en avance sur la visite guidée du premier étage nous avons admiré L'art brut d'Iran au rez-de-chaussée.
La semaine prochaine j'irai seul (puisqu'Eliott est rentré chez lui) voir l’exceptionnelle collection de Bruno Decharme au Grand Palais, j'en profiterai pour arpenter les expositions Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten, Ernesto Neto Nosso Barco Tambor Terra, Euphoria Art in the Air, Horizontes Peintures brésiliennes, Tapisseries royales Savoir-faire français et tapisseries contemporaines danoises, Transparence La première exposition du Palais des enfants... Le menu est colossal. J'ignore encore celles qui m'enchanteront, mais j'ai une petite idée !

L'électromécanomaniaque Gilbert Peyre, exposition à la Halle Saint Pierre, jusqu'au 31 juillet 2025

mercredi 11 juin 2025

Les heures secondes de Half Asleep


Aussitôt sur la platine, les bons disques me sourient d'un clin d'œil qui font grandir mes oreilles. C'est le sixième disque en une vingtaine d'années de Half Asleep, mais le premier depuis dix ans, et j'étais passé à côté de cette artiste bruxelloise qui me ravit et égaie ma semaine. Si Valérie Leclercq (elle est Half Asleep) se dit inspirée par Nico, Robert Wyatt, Scott Walker et Kate Bush, elle me rappelle plutôt Beth Gibbons, l'ex-chanteuse de Portishead. Dans tous les cas peut-on trouver de meilleures références ? Ce sont tous et toutes, comme elle, des indépendants dont la musique est difficilement classable. On sent bien les influences de ses études classiques, un goût pour les belles mélodies et les orchestrations minimalistes, mais l'ensemble sonne très personnel. Délicate, inspirée, variée, Valérie Leclercq joue du piano, son instrument de prédilection, elle joue de la guitare, de la flûte, de la basse, etc. Et elle chante, mais elle est épaulée par sa sœur Oriane, Claire Vallier, Eloïse Decazes et d'autres. À ces harmonies vocales s'ajoutent le violoncelle de Gwen Sainte-Rose, les trompettes de Baptiste De Raymaker, Maryline le Corre et Sainte-Rose, le sax baryton ou la clarinette basse de Mathieu Lilin et des ambiances du mixeur Joachim Claude. C'est une famille, une bande de filles, où Valérie Leclercq compose presque tout, écrit les paroles poétiques en anglais, arrange et s'enregistre la plupart du temps. Si ses apparitions scéniques sont rares ou sporadiques, elle est toujours active en composant pour des courts métrages ou en réalisant des émissions radiophoniques de création, ce qui explique son remarquable savoir-faire dramatique. C'est difficile pour moi d'en parler tant la musique me reste à l'esprit, une relation particulière au monde, comme si le message trouvé dans une bouteille venait d'une autre planète, une somnambule avançant dans la nuit, essayant de se rattraper aux branches qui caressent son visage. Un des plus beaux disques de ces derniers temps, sans hésiter une seconde.

→ Half Asleep, Les heures secondes, CD/ LP / Digital Humpty Dumpty / three:four