Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 20 décembre 2023 à 00:55 ::Cinéma & DVD
Vincent Ravalec réalise de drôles de films. Des courts métrages souvent provocateurs. Il y en a sept en bonus sur le Blu-Ray que publie Doriane Films avec son long métrage de 1998, Cantique de la racaille. Au départ, c'est un livre qui lui vaut le premier Prix de Flore en 1994, une sorte de Goncourt un peu plus gonflé. Pour d'autres il est aussi scénariste ou parolier (Marc Lavoine, Johnny Hallyday, Julien Clerc). Il a monté sa maison de production de cinéma, Les Films du garage. On ne compte plus les romans, les nouvelles, les essais, les articles de presse, les bandes dessinées, les poèmes, les bandes dessinées, les réalisations en réalité virtuelle. Je ne connaissais rien de lui. C'est une surprise.
Le personnage principal joué par Yvan Attal me fait penser à La vérité si je mens de Thomas Gilou, mais c'est surtout Jean-Pierre Mocky qui me vient à l'esprit, sauf que c'est nettement mieux réalisé. Ravalec travaille beaucoup en amont. Le lieu de chaque scène est soigneusement choisi. Le montage est rythmé. Je ne peux m'empêcher de me référer aussi à Marco Ferreri ou Claude Faraldo, des anars sans aucun doute. La distribution est étonnante : Yann Collette, Samy Naceri, Marc Lavoine, Claire Nebout, Jean-Louis Richard, Brigitte Sy, Denis Lavant, Marilyne Canto, Olivier Gourmet, Élodie Bouchez, Olivier Marchal, Jean-Pierre Daroussin, Sylvie Testud, Marianne Denicourt, Charlotte Gainsbourg, Roger Knobelspiess, etc. Le choix de Virginie Lanoue pour jouer l'ingénue face au magouilleur qui rêve de grandeur, une sorte de Bernard Tapie, déroute au début et finit par s'imposer. Le documentaire sur le film renforce mon impression. On est sur la corde raide, mais le fildefériste réussit finalement sa traversée. Les courts dépotaient déjà, déconseillés aux âmes sensibles : Le masseur, Les mots de l'amour, Never Twice, Par-delà l'ère glaciaire, Conséquences de la réalité des morts, Portrait des hommes qui se branlent... Brutalité de la misère sexuelle, du trompe-la-mort, du trompe-la-vie... Sexe, drogue & rock'n roll !
→ Vincent Ravalec, Cantique de la racaille et autres films, DVD+Blu-Ray Doriane Films, 20€
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 13 décembre 2023 à 00:05 ::Cinéma & DVD
Je suis toujours abonné aux Cahiers du Cinéma, et ce depuis 1972, mais je les lis souvent en retard pour me faire ma propre opinion avant de découvrir les élucubrations de leurs chroniqueurs dont je partage rarement l'analyse. Les articles de Télérama sont plus lisibles, mais ses journalistes n'évoquent que les sorties de la semaine et pour moi, comme avec les Cahiers, l'information prime sur la réflexion. Les suggestions et le regard cinéphilique de Jonathan Rosenbaum sur son blog anglophone sont souvent plus incitatifs à la découverte, de même que le picorage sur le site très fermé Karagarga me permet de composer mes propres festivals en choisissant un film qui, tel une pelote de laine, défile une suite en cascade. Comme me l'a enseigné Jean-André Fieschi je privilégie la voix des auteurs à celles des historiens et des journalistes. Lorsque j'étais élève à l'Idhec (ancêtre de la Femis) il me conseillait de livre un livre "de" plutôt qu'un livre "sur". Les entretiens sont donc ce que je trouve de plus précieux dans toutes ces publications. Enfin, dans mes propres articles je fais très attention de ne pas déflorer les films, de ne pas "spoiler" (divulgâcher), un exercice difficile.
En cette fin d'année l'éditeur Carlotta publie plusieurs Blu-Ray ou DVD sur le cinéma. Sur la lancée de la restauration des films de Wim Wenders (Paris Texas, Les ailes du désir, L'ami américain, la trilogie de la route : Alice dans les villes, Faux mouvement, Au fil du temps) apparaît Chambre 666, et sa suite 40 ans plus tard Chambre 999 réalisée par Lubna Playoust. Pendant le Festival de Cannes de 1982, Wenders pose la question de l'avenir du cinéma et de sa mort annoncée à seize cinéastes, et en 2022, la réalisatrice fait de même avec trente nouveaux. Les réponses des seconds m'ont paru plus intéressantes que la première fois où seul Antonioni était cohérent, sentiment partagé par Wenders avec le décalage. Il a pourtant réussi à convaincre Godard, Morrissey, Hellman, Fassbinder, Herzog, Kramer, Spielberg, etc. de se prêter au jeu. Les réactions récentes de Cronenberg, Gray, Farhadi, Winocour, Assayas, Sorrentino, Jaoui, Mungiu, Serra, Chokri, Östlund, Cogitore, Rohrwacher, etc. sont plus personnelles. J'en retiens surtout ce que j'avais expérimenté moi-même et que tous savent : plus gros est le budget plus les pressions de la production sont fortes. Or la plupart d'entre elles et d'entre eux valorisent la liberté de création. Il me semble pourtant que la question est mal posée, enfermant les cinéastes au lieu de les laisser exprimer ce qu'ils cherchent véritablement. Certains, parfaitement conscients du piège ou inconscients de ce qui pourrait s'y jouer, se mettent en scène ou esquissent quelques pas de danse. Les plus lucides comprennent qu'il est logique de bouger avec le temps et que VHS pour les premiers, numérique et plateformes pour les seconds, ce ne sont que de nouveaux outils qui permettent de faire autre chose ou simplement autrement.
Les trois parties de Hello Actors Studio d'Annie Tresgot (L'atelier des acteurs, Une solitude publique, Une communauté de travail), réalisé en 1987, sont riches d'enseignement. Paul Newman, Ellen Burstyn, Sydney Pollack, Shelley Winters, Arthur Penn, Gene Wilder, Eli Wallach et d'autres évoquent "la méthode", également dite Stanislavski, qui a renouvelé le jeu des acteurs américains depuis 1947. Comme celles et ceux qui ont été accepté/e/s après épreuve, on assiste à des cours passionnants. Ils sont gratuits, réservés aux seuls membres. Certains acteurs célèbres y viennent essuyer la critique, d'autres l'évitent soigneusement ! Annie Tresgot faisait partie du jury qui m'a permis d'entrer à l'Idhec en 1971 alors que je n'avais pas encore 18 ans ! Indirectement grâce à elle, j'y ai suivi les cours de direction d'acteurs de Jacques Rivette et Michael Lonsdale au cours de la seconde année de mes études.
P.S. : les 3 parties du film d'Annie Tresgot sont très bien agencées. C'est de plus en plus passionnant. Lors de la troisième, c'est fascinant de voir l'échange entre Arthur Penn, Norman Mailer et Joseph Mankiewicz sur la mise en scène d'une pièce de Catherine Burns... L'Actors Studio est toujours en activité.
Mais c'est La Direction d'acteur par Jean Renoir réalisé en 1968 par et avec Gisèle Braunberger qui m'a le plus marqué. J'avais évoqué ce court métrage dans Casting, le quatorzième chapitre de mon livreLe son sur l'image que je n'ai jamais terminé ! Ce petit film de 27 minutes très instructif figure dans un coffret DVD avec La chienne, On purge Bébé, Tire au flanc…
Je cite, extrait de Casting : Jean Renoir [...] dirige la réalisatrice Gisèle Braunberger qui se prête au jeu. [...] Renoir dit utiliser la méthode à l’italienne, comme Molière et Jouvet. Il fait lire le texte comme si c’était l’annuaire du téléphone (Quel pouvait bien être son équivalent du temps de Molière ?), sans aucune intention dramatique, de la manière la plus neutre possible. Toute intention préalable ne produirait que poncifs et banalités. Donner le ton à la première lecture, c’est à coup sûr aboutir à un cliché. À force de répéter le texte, le ton vient tout seul, petit à petit, malgré soi, petits inflexions, gestes imperceptibles, c’est ainsi que naît un rôle… Évidemment, c’est un peu plus complexe, Renoir fait croire à ses acteurs que les idées émanent d’eux-mêmes alors qu’il les leur suggère très discrètement ! Il y a bien d’autres façons de travailler un texte. Gisèle Braunberger aurait souhaité faire le même travail avec Robert Bresson, dommage ! Stanislawski conseillait de ne pas jouer en pensant « je suis tel personnage… » mais en imaginant « si j’étais tel personnage… ». Les acteurs américains qui ont suivi les cours de l’Actor’s Studio s’investissent corps et âme. Certains réalisateurs miment tous les rôles, d’autres dirigent les acteurs pendant les prises avec des oreillettes camouflées ! Il existe mille manières de diriger des comédiens, cela dépend des directeurs comme des acteurs…
Le coffret Jeanne Moreau, cinéaste rassemble les trois films que Jeanne Moreau a réalisés, soit deux longs métrages de fiction, Lumière (1976) et L'adolescente (1979) que je n'ai pas encore vus, ainsi qu'un moyen métrage sur Lilian Gish (1983), comédienne américaine depuis ses débuts cinématographiques en 1913 avec D.W. Griffith jusqu'aux années 80 en passant par La nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton. Les deux comédiennes n'évoquent que la première partie de la carrière de Liliane Gish. C'est la naissance du cinéma. Évidemment très touchant et épatant. Le coffret abonde en suppléments. Pour l'émission Vive le cinéma ! Jacques Rozier filme Jeanne Moreau et Orson Welles dans le salon du Ritz lors d'un échange à bâtons rompus. Si le film avec Gish est en anglais, Welles parle français. À Cannes Jeanne Moreau interviewe Clint Eastwood, réalisateur et comédien comme Renoir, Welles ou Moreau. Le coffret est accompagné d'un livre inédit de 80 pages de Jean-Claude Moireau, illustré de nombreuses photographies.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 12 décembre 2023 à 00:19 ::Cinéma & DVD
Voilà des lustres que je défends le travail de Samuel Fuller au risque de me faire incendier comme pour l'œuvre de Jean Cocteau ou ma collaboration avec Michel Houellebecq autour de ses poèmes. Les malentendus sont légion. On répète trop souvent ce qui se dit communément sans vérifier sur pièces. Ici l'erreur est à imputer à Georges Sadoul qui, dans son Dictionnaire des cinéastes de 1965, traite le cinéaste d'anticommuniste, raciste et militariste. Mauvaise lecture d'une œuvre qui est le contraire absolu de ce jugement à l'emporte-pièce. Si ses entretiens avec Jean Narboni et Noël Simsolo intitulés Il était une fois Samuel Fuller (Cahiers du Cinéma) avaient pu rectifier le tir, Un troisième visage, son autobiographie de 608 pages [...] traduite en français par Hélène Zylberait (ed. Allia), avec préface de Martin Scorsese, dissipe définitivement tout malentendu. Rarement un cinéaste américain se sera engagé avec une telle constance dans sa dénonciation de la guerre, de la violence, du racisme, du machisme et de la folie des hommes... Godard, Truffaut, Moullet, Brookes, Cassavetes, Wenders, Gitaï, Comolli et bien d'autres ne s'y étaient pas trompés.
Conteur exceptionnel et prolifique, Fuller fait le récit de sa vie avec le même punch, direct et crochet, que pour ses films, de Violences à Park Row à The Big Red One (Au-delà de la gloire) en passant par Pick Up on South Street (Le port de la drogue), House of Bamboo, Run of the Arrow (Le jugement des flèches), Forty Guns (Quarante tueurs), Underworld USA (Les bas-fonds new-yorkais), Shock Corridor, The Naked Kiss (Police spéciale), etc. Mais, en apôtre naïf de la vérité, il raconte son histoire au crépuscule de sa vie en tentant de présenter l'impossible troisième visage, celui que même les proches ne peuvent distinguer chez chacun d'entre nous. Issu d'un milieu modeste il construit son rêve par étapes avec une rigueur incroyable, d'abord grouillot puis journaliste, scénariste puis réalisateur, enfin producteur de ses films, s'appuyant sur son expérience et ses aventures pour rédiger des dizaines de scénarios, tournés ou pas, dans l'univers du crime, sur les champs de bataille ou dans le marathon que lui impose une profession qui n'épargne personne. Car, comme les plus grands, Stroheim, Renoir, Welles, Cassavetes, et presque tous les cinéastes en fait, son parcours est semé d'obstacles, d'arnaques et d'humiliations que son volontarisme l'aidera chaque fois à surmonter, jusqu'à sa mort en 1997.
Né en 1912 il évoque le New York des années 20 avec la même acuité que la seconde guerre mondiale qu'il a vécue aux premières loges, du débarquement en Afrique du Nord à la libération du camp de concentration de Falkenau qu'il filme avec sa petite caméra 16mm Bell & Howell. Le portrait acerbe qu'il dessine d'Hollywood est aussi passionnant que sa vision de Paris où il vivra une quinzaine d'années sur la fin de sa vie. Le livre montre un homme intègre qui se bat contre des producteurs parfois indélicats, qui souvent donne leur premier grand rôle à des acteurs inconnus, qui dénonce l'arrogance des riches et fantasme la démocratie comme nombre d'humanistes. On se souvient de son improvisation dans Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, lorsque Belmondo lui demande ce qu'est le cinéma et qu'il répond : "Un film est comme un champ de bataille. Amour. Haine. Action. Violence. En un mot, émotion." Son autobiographie, dictée à sa femme Christa Lang, se lit comme un roman qu'il est impossible de lâcher avant de l'avoir terminé.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 4 décembre 2023 à 00:40 ::Cinéma & DVD
Si La frontière verte (Zielona granica) d'Agnieszka Holland est indispensable, c'est un film très dur (mais je suis une petite nature). Le sort des migrants violemment bringuebalés entre la Biélorussie et la Pologne est insupportable. D'un côté le dictateur Alexandre Loukachenko les pousse vers l'Union Européenne pour l'affaiblir après les sanctions dont la Biélorussie est victime, de l'autre les Polonais les repoussent, motivés par un racisme historique ou mandatés par une Europe barbelée. Ces familles viennent d'Irak, d'Afghanistan, d'Afrique et espèrent trouver refuge en Suède ou ailleurs, dans une Europe fantasmée, prétendument protectrice des Droits de l'Homme. Depuis quarante ans, nous avons tout perdu, en France évidemment, mais nos voisins ne valent guère mieux.
Agnieszka Holland est attaquée par le ministre polonais de la justice, Zbigniew Ziobro, qui a comparé son film, instrumentalisé par le parti d'extrême droite PiS lors de la campagne électorales de 2023, à de la propagande nazie, comme du temps où « les Allemands, durant le IIIe Reich, produisaient des films de propagande montrant les Polonais comme des bandits et des meurtriers ». Polonaise en partie d'origine juive, Holland n'a jamais laissé son pays oublier ses exactions passées. Lors de ses précédents films elle n'a pas été plus tendre envers le régime nazi ou les exactions staliniennes. Avec son dernier film, qui a reçu le Prix spécial du Jury à la Mostra de Venise, forcément dérangeant pour la Pologne, la Biélorussie, mais fondamentalement pour l'Europe, elle attise envers elle une haine antisémite ou anticommuniste. Elle ne fait qu'annoncer ce qui se prépare face à une crise migratoire inévitable qui ne fera qu'augmenter et dans des proportions autrement plus importantes, que ce soit pour des raisons politiques ou climatiques. 30 000 ont déjà péri en cherchant la liberté, sur terre, sur mer et dans la forêt où l'on meurt toujours tandis que je tape ces mots. Ce qui se profile fait froid dans le dos et devrait nous révolter. Le monde part à vau l'eau. Comme toujours et partout il y a des résistants, des activistes, et face à eux l'absurdité et la violence de polices plus sauvages les unes que les autres, obéissant aveuglément aux ordres avec délectation. J'ai souvent l'impression que dans ce genre de situation ou de période, il y a 5% de salauds, 5% de résistants et le reste qui fait semblant de ne pas savoir.
Agnieszka Holland renvoie la Pologne à son hypocrisie catholique et l'Europe à son inutilité, si ce n'est dans sa politique dictée par des intérêts strictement économiques, donc mortifères. Son film est très fort. Il met en scène des êtres humains, aux langues si différentes les unes des autres, heureusement pas que dans l'immonderie, mais dans leur beauté et leur solidarité. Si la forêt verte tourne dès les premières secondes au noir et blanc, c'est à la fois pour lui donner une impression d'actualités et parce qu'une mise en couleurs risquerait d'en faire un spectacle, tant le cinéma de divertissement rend l'horreur fictionnellle, voire fictive. Comme Cocteau le proclamait dans une Histoire féline, magnifique chapitre du Journal d'un inconnu évoquant les poètes témoins de l'impossible : "ne pas être admiré, être cru." La frontière verte est un no man's land, la terre d'aucun homme, une zone invivable où s'embourbent les réfugiés, mais surtout l'humanité tout entière.
Trois heures plus tôt, j'avais regardé May December, le dernier film de Todd Haynes que j'avais trouvé très beau et sensible. Mais après La frontière verte, ce drame psychologique m'a paru fade et dispensable, à vouloir expliquer une fois de plus comment fonctionne une névrose familiale. D'une certaine manière, dans le jeu des doubles où une comédienne en incarne une autre, je préfère nettement Little Girl Blue de Mona Acache où Marion Cotillard est époustouflante, peut-être parce que j'apprécie que la fiction documente ou que le documentaire assume sa mise en scène. Décidément je n'aime pas les frontières.
--- 20e année ---
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