70 Cinéma & DVD - juin 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 19 juin 2024

Welcome in Vienna en DVD


Durant six heures extraordinaires la trilogie Welcome in Vienna (Wohin und zurück) met en scène des hommes et des femmes ordinaires qui fuient ou combattent le nazisme, de la Nuit de Cristal en 1938 à la Libération en 1945. Juifs, communistes, Autrichiens ou Allemands antinazis, ils s'échappent de Vienne jusqu'à Marseille en passant par Paris (Dieu ne croit plus en nous), essaient de trouver leur place à New York (Santa Fe) et s'engagent dans l'armée américaine pour se retrouver dans Vienne détruite (Welcome in Vienna). Mais c'est avant tout l'histoire de l'émigration qui est en jeu, intégration et ségrégation, perte d'identité et renaissance. En trois films à couper le souffle, tournés de 1982 à 1986, Axel Corti dessine une fresque historique incroyable, choisissant des personnages si banals qu'ils paraissent interchangeables, les montrant comme nous sommes au lieu de comment nous devrions être. Les héros n'existent pas, ou seulement par un concours de circonstances qui ne tient qu'à la chance. Le noir et blanc donne aux images un aspect documentaire, incorporant de manière transparente les images d'archives. Filmée et montée avec une telle intelligence, cette leçon à la fois d'histoire et de cinéma est tout simplement un chef d'œuvre.


Tant de films ont été tournés sur cette période, mais ils semblent toujours romancer le désordre. Jean Renoir, Michael Powell, Lucchino Visconti, Rainer Werner Fassbinder, Samuel Fuller, entre autres, en avaient déjà montré la complexité en évitant de rabâcher les poncifs. Le cinéaste autrichien dévoile l'ambiguïté des divers gouvernements, dont la France évidemment, et filme la difficulté à laisser derrière soi le passé pour inventer l'avenir. Si le troisième volet de la trilogie était sorti avec succès en France en 1996 il fallut attendre novembre 2011 pour découvrir les deux premiers épisodes. Remasterisés, les films justifient pleinement leur statut d'objet culte et leur publication en DVD par les Éditions Montparnasse et Le Pacte [fut] un évènement, d'autant que l'entretien d'1h40 avec le scénariste Georg Stefan Troller, dont c'est en grande partie l'histoire, est passionnant. [Depuis cet article du 31 août 2012 le coffret semble épuisé, mais on le trouve d'occasion en cherchant un peu...]



Successivement, un extrait de chacun des trois films...

lundi 17 juin 2024

Remarquable nuit d'Alex Lutz


C'est probablement de regarder la récente série Becoming Karl Lagerfeld, où il tient le rôle antipathique de Pierre Bergé, qui m'a donné l'envie de revoir Une nuit, le film d'Alex Lutz sorti l'année dernière. Coquet, j'aime bien les films sur la mode, mais, romantique, je suis aussi sensible aux films sentimentaux. De toute manière, je regarde tout, des films expérimentaux aux blockbusters, car ce n'est pas le genre qui fait la qualité. La série en question, qui montre la solitude du créateur allemand, très bien joué par Daniel Brühl, son ambiguïté face à Yves Saint-Laurent avec qui il a débuté et son attachement au parasite Jacques de Bascher, évoque ses débuts jusqu'à son engagement chez Chanel. Quant à Alex Lutz j'avais été épaté comme tout le monde par son interprétation dans Guy qu'il avait réalisé en 2018, époustouflant exercice de style, mais je n'ai pas encore vu son premier, Le talent de mes amis, ni le téléfilm Une vengeance au triple galop, ce qui ne saurait tarder.
J'avais été extrêmement impressionné par la projection d'Une nuit contant la rencontre éphémère d'un homme et d'une femme, et leur apprivoisement mutuel. La qualité de l'interprétation (pour elle il est Aymeric, pour lui Karin Viard est Nathalie), des dialogues et des situations m'avait sidéré. Tourné en quatorze jours, le film fait partie des comédies dramatiques françaises que l'on a toujours plaisir à revoir, comme Un air de famille de Cédric Klapisch, Tandem de Patrice Leconte ou Et si on vivait tous ensemble ? de Stéphane Robelin. Il y en d'autres évidemment, mais ce n'est pas si courant que l'on en sorte avec la satisfaction que produisent, par exemple, les films pourtant sombres du Finlandais Aki Kaurismäki. Je ne sais pas si c'est ce qu'on appelle aujourd'hui un "feel good movie", mais l'humanité qui s'en dégage provient probablement des petits riens esquissés suggérant des profondeurs complexes que les personnages affrontent avec la plus grande sincérité. En gros, c'est fin !
C'est l'histoire d'un couple évidemment, et peut-être même de tous les couples. Là où je suis totalement esbroufé, c'est que j'ai revu le film sans m'apercevoir d'un ressort dramatique étonnant qui justifierait de revoir le film, car ce nouvel angle, qui intervient tardivement, raconte une autre histoire, interrogeant le phénomène d'identification auquel nous ne pouvons échapper. Si j'avais fait plus attention à l'astucieux montage, j'aurais peut-être bénéficié de cette nouvelle interprétation que je tairai pour ne pas gâcher votre plaisir, mais qui justifierait que je le revois une troisième fois ! Beaucoup de mots et de phrases de ma part pour ne rien dire, car il faut voir ce film, passé un peu inaperçu, un grand film français, délicat, intelligent, qui fait vibrer nos cordes sympathiques. J'ai effacé la bande-annonce que j'avais glissée au milieu de mon article pour vous laisser intact le plaisir de la découverte.

jeudi 13 juin 2024

Pattes blanches


Comme je revois Pattes blanches de Jean Grémillon, un film social et romantique à la lumière expressionniste de 1949, scénario de Jean Anouilh, un très beau film, triste et terrible, comme tous ceux de Grémillon, nous nous amusons à reconnaître les comédiens.
Mais d'abord le générique indique qu'une femme en a composé la musique, Elsa Barraine. Ce n'est pas courant. Je ne connaissais pas son nom. Pendant l'Occupation, elle est membre d’un mouvement de résistance, le « Front national des musiciens », antenne « catégorielle » du Front national de la Résistance, aux côtés d'Henri Dutilleux, Manuel Rosenthal, Charles Munch, Paul Paray, Louis Durey, Francis Poulenc, Georges Auric, Claude Delvincourt, Irène Joachim, et Roger Désormière qui dirige la partition de Pattes blanches. 1949 est l'année où elle quitte le Parti Communiste et fonde, avec Serge Nigg, Charles Koechlin, Durey et Désormière, l'Association française des musiciens progressistes, contre "l'art bourgeois". Pour Jacques Demy elle composera la musique des courts métrages Le sabotier du Val de Loire et Ars, et avec Dutilleux celle du dernier film de Grémillon, le sublime L'amour d'une femme avec Micheline Presle, que je peux voir et revoir sans lassitude, un étonnant film féministe de 1953.
Fernand Ledoux, Suzy Delair et Paul Bernard sont les vedettes de Pattes blanches, mais ce sont les seconds rôles qui attirent notre attention. Les seconds rôles donnent toujours sa profondeur à un film, ils font ressortir la perspective des âmes. C'est le premier rôle important de Michel Bouquet au cinéma ; il est très mince, fragile, fantastique, irréel. Jean Debucourt, c'est surtout pour moi La chute de la Maison Usher de Jean Epstein qui figure parmi mes films fétiches et que nous avons accompagné pendant des années tout autour du monde avec Un Drame Musical Instantané.
Il y a aussi Sylvie, mais c'est Arlette Thomas qui me fascine, sorte de double halluciné de Bouquet, à peine plus jeune que lui. Dans son rôle de pauvrette bossue qui va se métamorphoser, elle est extrêmement jolie. C'est seulement en découvrant son nom que je réalise que j'ai fait mes premières armes au théâtre à ses côtés, en 1972. Notre light-show H Lights accompagnait les poèmes de Pichette, Desnos et d'autres qu'elle avait rassemblés avec Pierre Peyrou. Le couple venait de récupérer le Pavillon de la Bourse des Halles de La Villette qui étaient en train de fermer et l'avait baptisé Théâtre Présent (il deviendra plus tard le Théâtre Paris-Villette). Ce spectacle anticipait même leur première mise en scène à cet endroit, histoire d'occuper les lieux. La salle mesurait douze mètres de haut et nous projetions du haut des coursives. Francis Gorgé et moi y faisions même un peu de musique, je crois. C'est dommage, mais mon journal intime commence juste après. Je pense que cela précède ma collaboration avec le tout nouveau Cirque Bonjour de Jean-Baptiste Thierrée et Victoria Chaplin (devenu ensuite Le Cirque Imaginaire puis Le Cirque Invisible). J'ai du mal à me souvenir, c'est un peu pour moi de la préhistoire, je n'avais pas 20 ans. Nous projetions des images psychédéliques, abstraites, et des photos prises par Thierry Dehesdin. À la différence du film de Grémillon au noir et blanc onirique, depuis 1968 nous avions découvert le monde en couleurs.

lundi 3 juin 2024

Portier de nuit


J'étais très curieux de regarder Portier de nuit, le film de Liliana Cavani que j'avais boycotté à sa sortie en 1974. Les critiques étaient épouvantables, le qualifiant de scandaleux à cause de sa complaisance avec le nazisme pour avoir mis en scène un relation sado-masochiste entre un officier S.S. et sa victime dans un camp de concentration, et leurs retrouvailles en 1957 où le couple prolongera sa sexualité sulfureuse. Or le voir à la lumière des chamboulements récents qui fustigent le patriarcat m'a donné une vision très différente de ce qui est habituellement avancé. Le film de Liliana Cavani m'est apparu comme une dramatique et réelle histoire d'amour entre un homme autoritaire et brutal comme il y en a tant et une jeune femme soumise comme il y en a hélas tout autant, avec en plus une différence d'âge symptomatique. Les circonstances de leurs retrouvailles montrent parallèlement que le nazisme n'est pas mort, certains responsables cherchant à effacer leurs traces et d'autres portant le lourd poids de la culpabilité. Le point de rencontre entre le couple et les circonstances historiques m'ont semblé plutôt anecdotiques. C'est tordu, pervers, certes. La scène où Lucia chante Wenn ich mir was wünschen dürfte devant les officiers nazis avec la référence à Salomé est du plus mauvais goût, d'autant que l'image a servi et sert encore d'icône au film, mais il n'y a pas à en tirer des généralités glauques ou révisionnistes comme cela a pu être écrit à la sortie du film. Notons que la chanson, qui accompagnait également la bande-annonce, souligne l'ambiguïté de la relation : "Si je pouvais faire un vœu je serais bien embarrassée, devrais-je souhaiter un mauvais ou un bon moment ?". On peut toujours invoquer le syndrome de Stockholm, mais le piège se referme sur les deux protagonistes, aussi épris l'un que l'autre, autant marqués par la culpabilité que par le désir.
Le rôle incarné par Dirk Bogarde rappelle forcément celui qu'il avait dans Les damnés de Luchino Visconti, pauvre type sacrifié sur l'autel d'une société corrompue. Il en va de même pour celui de Charlotte Rampling, femme forte et déterminée, condamnée, elle aussi, par son simple statut de femme. Quant à la relation sado-masochiste, elle est à double sens, et là où Max perd facilement ses moyens, Lucia garde un sang froid exceptionnel. Ses gestes à lui sont raides face à la souplesse de la panthère, tragique pas de deux chorégraphique. La passion interprétée par les deux remarquables comédiens ressemble surtout à l'amour fou des surréalistes. L'issue fatale est évidemment suggérée dès le début, le cadre historique trouvant sa fonction dramatique. La réclusion les rattrape l'un et l'autre. Dans un bonus Liliana Cavani évoque les documentaires sur le nazisme qu'elle avait réalisés préalablement et deux entretiens qui lui avaient donné l'idée du scénario. Dans un autre, ces suppléments justifient l'édition physique des films lorsqu'ils en sont pourvus et bien réalisés, Charlotte Rampling révèle que son rôle, sombre à souhait, lui servira d'étalon pour le reste de sa carrière. Portier de nuit continuera à déranger comme Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, sorti peu après.

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