70 Cinéma & DVD - décembre 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 31 décembre 2024

Les films du dimanche soir


De temps en temps, plutôt que de tenter de découvrir de nouvelles perles rares, je reviens vers des films qui m'ont marqué et que je pourrais affubler du terme de chef d'œuvre. Ils ne le méritent pas tous, mais ils correspondent bien à ce que nous appelons les films du dimanche soir (cela marche aussi pour les réveillons sous la couette !). Ce sont parfois des films passés un peu inaperçus à leur sortie, parfois leur succès n'a pas duré, parfois ce sont des tubes. Ainsi récemment j'ai sorti de mon chapeau les formidables Eo de Jerzy Skolimowski (2022) et White God de Kornél Mundruczó (2014), les films d'animation Watership Down (La colline aux lapins) de Noam Murro (2018), Ruben Brandt, collector de Milorad Krstić (2018) et Paprika de Satoshi Kon (2006), les documentaires expérimentaux The Savage Eye de Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick (1960) et La Route parallèle de Ferdinand Khittl (1962), Falbalas et Le trou de Jacques Becker (1945,1960), Colonel Blimp et I Know Where I'm Going de Michael Powell... Mais aussi Trois enterrements (The Three Burials of Melquiades Estrada) de Tommy Lee Jones (2005), 7 Women de John Ford (1966) et Convoi de femmes (Westward the Women) de William A. Wellman (1951), Le petit fugitif de Morris Engel et Ruth Orkin (1953) et Tamara Drewe de Stephan Frears (2010), Le chant du loup d'Antonin Baudry (2019) et Diamant noir de Arthur Harari (2015), To Kill a Mocking Bird de Robert Mulligan (1962), Ball of Fire et The Big Sleep de Howard Hawkes (1941, 1946), Tout ça pour ça de Claude Lelouch (1993) et Un singe en hiver de Henri Verneuil (1962), je ne suis pas sectaire, Nurse Betty et Fausses Apparences (The Shape of Things) de Neil LaBute (2000, 2003), Strange Days de Kathryn Bigelow (1995) et Les Fils de l'homme (Children of Men) d'Alfonso Cuarón (2006), et même les miens The Sniper, Idir et Johnny Clegg a capella et La nuit du phoque, ou un coup d'œil en arrière vers les séries Six Feet Under, BrainDead, Utopia, Happy!, Downton Abbey, The Americans... J'indique quelques liens vers des articles que j'ai écrits sur ces films lorsque c'est le cas... J'en oublie forcément, mais ce n'est pas non plus la liste de l'île déserte, il ne faut pas tout confondre.

vendredi 27 décembre 2024

La cinéphilie de Carlotta


J'ai mauvaise conscience lorsque s'accumulent les DVD ou Blu-Ray sans que j'ai le temps de les chroniquer. J'y arrive heureusement de temps en temps, mais je m'interdis généralement d'évoquer un coffret sans en avoir vu l'intégralité, bonus inclus, valeur ajoutée précieuse lorsqu'on s'intéresse vraiment au cinéma. Or un éditeur comme Carlotta (référence au film Vertigo d'Hitchcock) réalise un travail fabuleux et colossal pour un cinéphile. L'année ne dépassant que rarement 365 jours et les projections occupant essentiellement mes soirs, lorsque je ne travaille pas, ne sors pas au spectacle ou pour voir des amis, je suis coincé. J'écris cet article un peu paresseux alors que je combats un torticolis aigu en espérant arriver à me concentrer ! Je regarde évidemment beaucoup d'autres choses, anciennes ou récentes, films ou séries... Je n'ai pas le même problème avec les disques que j'écoute en journée et qui me prennent tout de même beaucoup moins de temps.
J'ai rassemblé six coffrets de grand intérêt, il y en a d'autres, alors que je n'ai fait que les effleurer. J'ai pourtant vu tous les films de Jean Eustache ou de Pier Paolo Pasolini dans le passé, mais il me serait indispensable de les revoir pour en parler avec un point de vue personnel qui a probablement évolué avec le temps. À signaler que tous ces films ont été superbement remasterisés. Le coffret Eustache est accompagné d'un livre de 160 pages, et tous les longs métrages et trois courts sont enrichis de 2 heures 30 d'archives télévisées et radiophoniques exclusives... [Correction : j'avais oublié que j'avais déjà chroniqué ce coffret ! Aïe aïe aïe, ça commence mal]...
Celui de Pasolini offre neuf films de 1961 à 1969 avec six heures de suppléments dont l'incontournable Cinéastes de notre Temps "Pasolini l'enragé" réalisé par Jean-André Fieschi (version longue de 98 minutes) ; y figurent mes préférés, La Ricotta et Des oiseaux petits et grands (Uccellacci e uccellini), mais je regrette l'absence de ses courts métrages de l'époque (comme La Terre vue de la Lune et Che cosa sono le nuvole ?) que j'adore tout autant, probablement grâce à la présence de Toto et Ninetto Davoli.
Le récent coffret consacré à Otar Iosseliani est carrément une intégrale en 9 Blu-Ray, soit plus d'une vingtaine de courts et longs métrages, documentaires et fictions, avec un livret de 220 pages. Il y a une poésie unique chez Iosseliani, une poésie d'anthropologue, la comédie agissant comme un antidote à l'absurdité de l'humanité.
Je suis moins sensible aux coffrets de Stanley Kwan et Shin'ya Tsukamoto, même s'ils m'intéressent également. Celui de Kwan présente quatre films dont une version Director'cut de 155 minutes de Center Stage et un documentaire sur le cinéma chinois axé sur le genre et la sexualité par Kwan lui-même. Romantisme hong-kongais et corrosivité nippone ! Le coffret de Tsukamoto propose huit longs métrages, deux moyens métrages et un livret de 80 pages toujours aussi soigné. Les suppléments débordent de l'un comme de l'autre. Je me demande parfois si je ne devrais pas essentiellement évoquer les bonus qu'on ne trouve évidemment pas ailleurs et qui font pour moi tout l'intérêt de ces riches rétrospectives. Mais j'avoue par exemple préférer Mizoguchi, Oshima ou Imamura que l'on retrouvera au catalogue.
Pour terminer, le coffret World Cinema Project présenté par Martin Scorsese offre huit découvertes du patrimoine cinématographique mondial dont j'avais chroniqué trois d'entre eux il y a douze ans (Les révoltés d'Alvarado, Transes, La flûte de roseau). Je m'y replongerai une des ces nuits, mais en attendant et en fonction de vos goûts, laissez vous séduire par ces festivals fantastiques qui permettent d'entrer dans le monde d'un cinéaste ou de découvrir des œuvres rares. Si les contrats d'édition étaient éternels, Carlotta pourrait jouer un rôle de cinémathèque domestique, mais certains films disparaissent hélas parfois de leur catalogue.

jeudi 19 décembre 2024

La nuit du phoque sur Vimeo


À l’occasion du 600e numéro de Blow Up, l'actualité du cinéma (ou presque) - ARTE, l'irréductible Trufo a regardé vers le futur et tenté de faire un tour d’horizon des 600 prochains épisodes de sa chronique (ou presque) et, ô miracle inattendu, il cite mon premier film, coréalisé avec mon très regretté ami Bernard Mollerat, La nuit du phoque. Jadis piraté sur Vimeo, il avait disparu, de quoi le faire figurer parmi les 600 futurs introuvables (ou presque) Je l'y ai remis moi-même en ligne il y a deux jours. En 2009 j'avais écrit l'article suivant...

LIEN VERS LE FILM SUR VIMEO

Réalisé comme film de promotion à ma sortie de l'Idhec en 1974, je découvre maints détails qui m'avaient échappés comme l'annonce de la crise énergétique qui a depuis fait basculer le monde ou encore une série d'attentats aveugles... L'original en 16mm a fait l'objet d'une édition DVD en 2003 par Mio (Israël), puis d'une réédition en 2013 par Wah-Wah (Espagne), chaque fois couplée avec le disque culte Défense de de Birgé Gorgé Shiroc.

Chaque fois que j’ai cité ici mon premier film, La nuit du phoque, et que j’ai voulu créer un lien hypertexte, je me suis aperçu que je n’avais rien écrit... Stop. En une phrase je commets déjà trois erreurs. Ce n’est pas mon premier film, mais le neuvième exercice réalisé pendant les trois ans de ma scolarité à l’IDHEC, l’Institut des Hautes Études Cinématographiques, ancêtre de la FEMIS. Ensuite ce n’est pas mon film, mais celui de Bernard Mollerat et moi (photo n°1), une œuvre réalisée à quatre mains. Enfin j’ai déjà évoqué son histoire, directement en anglais, dans le livret du DVD publié par MIO Records. La nuit du phoque accompagnait la réédition de mon premier 33 tours 30 cm, Défense de, sous le nom de Birgé Gorgé Shiroc, avec 6 heures 30 de bonus inédits du même orchestre.

Au risque de me répéter pour certains passages (que mes lecteurs les plus fidèles me pardonnent !), je vais tenter de traduire ces notes de pochette en français, après avoir salué Francis Gorgé qui a numérisé le film lorsque je me suis rendu compte que la copie optique en ma possession commençait à virer au rouge, et Meidad Zaharia, producteur israélien, qui a soutenu ce projet fou en l’agrémentant de sous-titres anglais, français, hébreux et japonais ! Depuis, Meidad a fermé boutique. Le double-album n'a rencontré que très peu d'écho en France, mais il s'est arraché aux USA et au Japon.

Les journalistes de All Music, JazzMan, Paris Transatlantic, Brainwashed, Progressive Ears, Aquarius, etc. eurent la gentillesse de parler de ce film expérimental comme d'un Eraserhead à poils et bourré d'humour, le comparant à Buñuel pour le surréalisme, Godard pour la dénonciation, aux films expérimentaux américains pour le grain et le montage, citant le Rocky Horror Picture Show et Trout Mask Replica, selon les uns ou les autres, un film d'avant-garde politique, drôle, psychédélique.

J'y vois surtout les premiers pas d'un très jeune homme, j'avais seulement 21 ans, qui s'est beaucoup amusé avec son copain en travaillant comme des acharnés. Nous fûmes en effet les premiers à tourner de toute notre promo, ce qui nous donna de terribles avantages, d'autant que nous additionnions nos deux budgets ! Cinq semaines d'écriture, cinq semaines de préparation, cinq semaines de tournage, cinq semaines de montage.



La nuit du phoque est donc un film de 41 minutes « tourné en 16mm couleurs par Jean-Jacques Birgé et Bernard Mollerat », en 1974, un an avant Défense de, disque-culte depuis qu’il figure sur la Nurse With Wound list. Même époque, même ambiance, même rêve, même passion, même ferveur, l’enregistrement et le film réfléchissent une période dont le mot-clef était l’invention. Les deux projets sont des collaborations.


Mollerat et moi incarnions des extrêmes fondamentalement dissemblables à l’IDHEC. J’étais une sorte de hippie libertaire aux cheveux longs et à l’accoutrement psychédélique, non-violent bien qu’un pur représentant de l’esprit de mai 68 auquel j’avais pris part alors que je n'avais que 15 ans. Avec ma mobylette grise je participais au service d’ordre pendant les manifestations et je livrais les affiches des Beaux-Arts. Je vendais Action, le journal des comités d’action, à la Porte de Saint-Cloud. J’étais entouré de musique et de lumières, ayant commencé à gratter et brûler des diapositives dès mes 13 ans pour créer des spectacles audiovisuels. Je faisais de la musique depuis mon voyage initiatique aux États-Unis à l’été 68 [voir le roman augmenté USA 1968 deux enfants], juste après les Événements. Six mois après avoir entendu là-bas We’re Only In It For The Money des Mothers of Invention, j’étais sur scène avec Francis à la guitare. Je n’avais aucune notion de musique jusque là et n’ai jamais pris un seul cours de quoi que ce soit qui y ressemble. J’ai dû trouver seul le moyen de réaliser mon nouveau rêve. Je faisais pousser de l’herbe sur mon balcon avec des graines rapportées de San Francisco (je me souviens du Grateful Dead au Fillmore West) et commençais à lever le pied au lycée. Juste après le Bac, je réussis brillamment le concours d’entrée à l’IDHEC, ce qui n’était a priori ni mon intention ni mon ambition. Depuis, j’essaie de perpétuer la merveilleuse aventure qui dura trois ans, car ce furent des études comme nous avions tous rêvé et comme nous pourrions encore en rêver…

Bernard Mollerat et moi devînmes amis à la fin de la première année. Il était aussi cinglé que moi, sauf qu’il avait de meilleures raisons, issu d’une famille noble très catholique. Il était passé par le chemin de croix les genoux en sang, élevé par une maman qui ne pouvait pas aller aux toilettes sans emmener avec elle l'un de ses deux fils. Son véritable nom était Bernard de Mollerat vicomte du Jeu, mais lorsqu’il entra à l’IDHEC son père lui écrivit pour lui demander s’il avait trouvé un bon pseudonyme. Dans sa famille on était curé ou militaire. Il décida de laisser tomber les particules, se débarrassant du même coup des quolibets du style « ce n’est pas du jeu ». Le premier jour, quelques idiots ne manquèrent néanmoins pas de l’appeler « Soft Rat ». Comme il y avait deux Bernard dans notre promo, Descloseaux se fit surnommer « Léon » et Bernard « Gaston ». Avec fierté et énormément d’humour Bernard assumait son homosexualité, ce qui n’était pas courant à cette époque. Son coming out était emprunt d’un bon paquet de provocation, ce dont il ne se privait jamais, sans aucun autre signe ostentatoire que son humour "sophistiqué et glacé". Les cheveux courts comme un petit mouton, il portait un costume trois pièces gris à rayures fines, une chemise blanche et un parapluie pliant ! Je me souviens qu’il aimait la comédie musicale, les films de Jacques Demy et des trucs assez kitsch genre Pink Narcissus et Les 5000 doigts du Dr T que nous avions découverts ensemble à la Cinémathèque. De mon côté j’étais plus influencé par Easy Rider, Jean-Pierre Mocky et Luis Buñuel. Nous étions jeunes et tous deux adorions voir de nouveaux films sous la houlette de notre professeur d’analyse de films, le regretté Jean-André Fieschi. Nous aimions aller ensemble au théâtre, au concert, voir des ballets, voyager… L’amour, l'humour, l’action, l’aventure, "in one word, emotion", étaient notre lot quotidien. Pendant toute cette période, Bernard fut mon meilleur ami.


J’étais « la nuit » parce que je menais une vie de noctambule et Bernard était « le phoque » à cause d’une plaisanterie sur F.W.Murnau dont JAF avait dit qu’il était « pédé comme un foc ». Nos perspectives de vie marginales nous avaient rapprochés et nous avons commencé à bien nous amuser dès le début de la seconde année. À partir de là nous avons réalisé tous nos films ensemble, comme je le fis pour la musique avec Gorgé pendant dix-huit ans, et avec Bernard Vitet pendant 32 ans ! Hélas, la collaboration ne dura pas aussi longtemps avec Mollerat qui se suicida à l’âge de 24 ans. En vieillissant il craignait de perdre son pouvoir de séduction… Je pense souvent à lui, s’il avait attendu un tout petit peu, voir comment les choses évoluent, rien ne se passe jamais comme on l'a prévu. Il fit sauter tout son immeuble au gaz. La nuit du phoque est notre film. Pendant le montage il avait décidé de devenir monteur tandis que j’avais choisi la réalisation. Depuis sa disparition je n’ai jamais trouvé quiconque avec qui partager le plaisir d’imaginer et réaliser de nouveaux films.

(…) À cet endroit du texte original anglais j’évoque mes collaborations réussies dans le domaine de la musique et les films que je réaliserai ensuite.


La nuit du phoque était notre film de promotion. Nous avions décidé de tenter tout ce qui nous passait par la tête et que nous n’avions pas eu l’occasion d’essayer pendant nos trois ans d’études. C’était la dernière occasion d’apprendre quelque chose avant de quitter l’IDHEC. Nous avons dirigé des mômes et des animaux, des amateurs et des professionnels, nous avons éclairé une rue entière de nuit, filmé un groupe de rock à deux caméras, loué un travelling circulaire pour les scènes de nus olé-olé (qui nous valurent un prix à Belfort pour les raisons inverses de notre propos, le pastiche étant trop bien réalisé, photo n°3 !), nous avons joué avec les effets spéciaux, réalisé des animations, utilisé de la pellicule infra-rouge, cherché tous les écarts possibles entre son et image, etc. Je crois que Gaby et Marc, en charge des images, se sont bien amusés, comme tous ceux et toutes celles qui ont participé au tournage. Le film montre des actions plus que des caractères, chacune prenant son sens au contact des autres… Si j'en crois les spectateurs, le film reflète surtout bien son époque.


Le générique apparaît en plein milieu du film.

À l’écran :
Jean-Jacques Birgé – scénario et réalisation, son et musique, montage, discontinuité, production exécutive
Bernard Mollerat – scénario et réalisation, costumes et accessoires, chorégraphie, continuité, montage
Gabriel Glissant – lumière et 2ème caméra
Marc Cemin – caméra
Philippe Danton – titres et animation, il chante aussi (Le terroriste, photo n°5)
Thierry Dehesdin – photos infrarouges, et dans le rôle de Bölde
Roland Péquignot - machinerie
Alain Thuaut – électricité
ainsi que
André Bacq, Luc Barnier, Lucie et Louis Barnier, Mario Barroso, Richard Billeaud, Agnès Birgé, Geneviève et Jean Birgé (mon père dans le rôle de Isaac Newton, photo n°4), Danièle Bolleau, Alex Broutard, Gilles Cohen, Aude de Cornoulier, Dominique Dumesnil, Diane (photo n°3) et Philippe Dumont, Jeanine Eemans, Antoine Guerrero (photo n°2), Ivan Kozelka, Philippe Labat, Alain Lasfargues, Jean-Pierre Lentin, William Leroux, Geneviève Louveau, Laura Ngo Minh Hong, Pierre Rainer, Lucien Rohman, Albert Sarrasin, Patrick Sauvion, Michaela Watteaux, Jérôme Zajderman (photo n°6), M. Zana, les enfants Poitevin et Vienne, et beaucoup d’autres gens merveilleux.
Hors-champ :
Antoine Bonfanti - mixage
Louis Daquin – voix
Alexandre Martin - dressage des reptiles

mercredi 18 décembre 2024

Deux chefs d'œuvre de Brian de Palma


On répétait alors que Brian de Palma était une pâle copie d'Alfred Hitchcock. Comment avons-nous pu passer à côté de cet auteur dont les références ont le mérite d'être explicites, mais qui sut toujours se projeter corps et âme dans ses fictions palpitantes avec un style inimitable ? Les meilleurs artistes ont souvent forgé leur art en tentant de copier leurs aînés sans y arriver. Les bons élèves sont académiques. Les cancres accouchent de joyaux. Cette constatation ne se vérifie hélas qu'après coup. Combien de petits maîtres, d'artisans zélés, de ringards arrogants, de Kleenex à la mode passagère et de simplement mauvais pour un véritable auteur, avec un monde si personnel qu'il l'étoufferait s'il ne pouvait le partager ?

Carlotta [publia] deux DVD [aujourd'hui épuisés, mais on les trouve facilement d'occasion] regorgeant de bonus passionnants autour des films Pulsions (Dressed To Kill) et Blow Out, deux bijoux cruels enchaînés coup sur coup en 1980 et 1981. Brian de Palma tourne avec la précision maniaque d'un assassin, suffisamment tordue pour canaliser créativement ses pulsions névrotiques. Prenant son temps il sait jouir du suspense, l'attente est palpitante, la virtuosité toujours au service de l'émotion. S'il est macabre et pervers l'humour offre une distance critique variant l'angle d'attaque. Les provocations sexuelles dynamitent le politiquement correct. Ces deux thrillers sont exemplaires. Ils flanquent la chair de poule en nous faisant tourner la tête. La quadrature du cercle n'a rien de factice, elle bétonne les indices, renvoie le crime chez le psychanalyste en interrogeant la société qui l'a généré.

Pulsions réfléchit celles d'un tueur en série en quête d'identité comme celles d'une desesperate housewife sexuellement insatisfaite (magnifiquement jouée par Angie Dickinson), mais c'est encore le désir qui pousse à agir la jeune prostituée ou l'adolescent lunetteux. Même s'il s'agit d'un complot d'état comme dans Blow Out, Freud est tapi dans un coin. Si la musique de Pulsions est insupportable, le travail du son de Blow Out est le sublime moteur du récit. On pourra toujours citer Blow Up d'Antonioni et The Conversation de Coppola, le micro canon de John Travolta désigne l'apport inestimable du son au cinéma. Le casque sur les oreilles, l'ingénieur du son connaît la magie de l'espace. Comme un voyant, il déchiffre, il interprète, il révèle.

Ces deux films, travail d'orfèvre d'une inventivité rare et à l'élégance brutale, m'ont donné envie de me plonger dans la filmographie de Brian de Palma, de revoir certains films, d'aller à la pêche pour découvrir ceux que j'ai manqués. J'avais apprécié les récents Le dahlia noir et Redacted. Snake Eyes est palpitant, Raising Cain bien délirant, Body Double et Femme fatale de bons polars manipulateurs, Hi, Mom m'a un peu barbé, presqu'autant que les récents Go Go Tales (2007, dvd Capricci) et 4:44 - Last Day on Earth (2012) d'Abel Ferrara dont l'intérêt m'échappe totalement. Peut-être me faudra-t-il aussi du temps, mais ils m'apparaissent aujourd'hui improvisations fatiguées et désabusées. Retour à de Palma : le poussif Obsession justifie les critiques de pâle copie hitchcockienne. Comme je n'ai jamais accroché au Phantom of the Paradise et que je me souviens bien de Scarface j'ai sous le coude Greetings, Home Movies, Carrie, The Fury, mais aucun n'égale jusqu'ici les deux DVD (également en Blu-ray) [...]

Article du 19 novembre 2012

vendredi 6 décembre 2024

The Queen of Versailles


The Queen of Versailles, prix du meilleur documentaire au Sundance Festival 2012, est une formidable parabole du rêve américain, une démonstration de son arrogance, une apothéose de sa ringardise, une illustration prophétique de sa décadence et de son déclin, avec le panache, la fantaisie et l'auto-dérision qui lui sont propres. La poupée Barbie épouse un milliardaire aux rêves de grandeur plus délirants que nature, mais la crise financière d'octobre 2008 les ruinera.


Lorsque Lauren Greenfield commence à tourner son film, l'ex Miss Floride a 43 ans et son mari, qui revendique la responsabilité de l'élection de George Bush par des méthodes peu légales, 74 ans. Jackie et David Siegel se font construire la plus grande maison des États-Unis, un palais de près de 90 000 m² inspiré du Château de Versailles que certains prononcent Ver-size ! Mais, deux ans plus tard, la crise spéculative pousse le milliardaire, qui est à la tête de Westgate Resorts mais a manqué de prévoyance, à la faillite. Versailles, mise en vente 75 millions de dollars encore à l'état de chantier [aujourd'hui 100 millions !], ne trouve pas d'acquéreur. L'orgueil ruine l'entrepreneur encore plus vite qu'il l'avait enrichi. Le couple et ses huit enfants n'en perdent pas pour autant leur sens de l'humour. La réalisatrice montre cette famille aussi sympathique et barjo que celle de tous les soaps américains, avec python en liberté dans les appartements et chiots qui chient sur les tapis anciens. Du botox au feu d'artifice, tout est bon pour la parade. Mais la façade se craquèle et l'Amérique révèle son vrai visage sous le fard. Le capitalisme est un ballon de baudruche qui finira par nous exploser à la figure. Au rayon des farces et attrapes certaines font très mal.

Photo © Lauren Greenfield

Depuis cet article du 7 novembre 2012, David Siegel a perdu le procès intenté contre Lauren Greenfield. Il a été condamné à lui verser 750 000$ de dommages et intérêts, et la comédie musicale s'inspirant du film, sortie le 16 juillet 2024, devrait se retrouver sur Broadway lors de la saison 2025-2026. Paroles et musique de Stephen Schwartz !

mardi 3 décembre 2024

Say Nothing


Parmi les séries TV récentes Say Nothing (Ne dis rien) bénéficie d'une excellente réalisation. Il y en a tant que je n'ai évidemment pas le temps de tout essayer. Je me fie aux critiques et ne partage pas toujours leurs coups de cœur. Ainsi j'ai trouvé La Mesías particulièrement boursoufflée et cul béni sous des apparences insolentes, la comédie A Man on the Inside (Espion à l'ancienne) ridicule, Disclaimer complètement bidon et ennuyeuse, et comme Silo, tirant à l'épisode (comme on dit d'un bouquin qu'il tire à la ligne quand on fait inutilement durer le "plaisir"). La saison 2 de The Diplomat est à l'égale de la première, pas mal. Et j'ai tenu les neuf épisodes de Say Nothing, même si ce n'est pas un chef d'œuvre comme il en existe dans l'histoire des séries depuis Twin Peaks, Six Feet Under, The Wire, etc.


Say Nothing a le grand mérite de ne pas être manichéenne, renvoyant la violence de l'IRA à ses contradictions pendant les trente années (de 1969 à 1998) qu'ont duré les affrontements de Belfast entre catholiques indépendantistes et protestants pro-occupants britanniques. Le portrait des sœurs Price est évidemment touchant, la question de la fidélité et des trahisons cruciale.
En 1993, l'agence de presse audiovisuelle Point du Jour m'avait proposé d'aller filmer le conflit en Irlande du Nord, mais après avoir étudié le dossier j'avais décliné l'offre, marquant mon retour à la composition musicale après une année bien chargée qui ne m'avait pas épargné. Après avoir tourné en Algérie (très chaud) et en Afrique du Sud (période pré-Mandela) pour le film Idir et Johnny Clegg a capella, j'avais échoué à Sarajevo pendant le Siège, ce qui s'était soldé pour notre équipe de réalisateurs par un British Acacademy Award (BAFTA) et le Prix du Jury à Locarno, et plus particulièrement pour moi la réalisation du court métrage Le Sniper qui fut montré dans 1000 salles en France et sur quasiment toutes les chaînes de télévision possibles et impossibles. Après ces épreuves je rêvais plutôt qu'on m'envoie là où la mer est bleue turquoise et où poussent calmement des palmiers. Mon regard critique sur la guerre des boutons en Irlande où s'affrontaient puérilement catholiques et protestants me semblait dangereux pour les deux côtés. C'était évidemment autrement plus complexe que Sarajevo où les très méchants étaient clairement identifiés. En Afrique du Sud j'avais aussi été confronté à mes a priori, bouleversé par la violence culturelle de ceux que je pensais les justes et par les différences de pensée colonisatrice entre les Anglais et les Boers.
La question de la violence révolutionnaire m'a toujours préoccupé, constatant que si elle avait souvent semblé indispensable, les dérives qui en découlaient chaque fois me faisaient froid dans le dos. Je n'ai jamais renié mes jeunes années Peace & Love qui avaient commencé à 11 ans par mon adhésion aux Citoyens du Monde, même si j'avais participé aux Évènements de mai 68 tout en étant incapable du moindre acte violent. Ces limites continuent de me hanter lorsque je constate les dégâts criminels du capitalisme, qu'il soit privé ou d'état, mettant en danger la planète elle-même. Comment stopper les puissants qui mettent l'humanité et les autres espèces sous coupe réglée sans leur couper la tête ? Comment libérer les peuples du colonialisme le plus vicieux en soutenant leur indépendance sans sombrer dans la violence ? Quelle impuissance guide les hommes avilissant les femmes depuis la nuit des temps ? J'avoue que l'humanité reste pour moi un mystère que j'ai souvent exprimé en disant que j'avais mal à l'Homme.