70 Expositions - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi 24 avril 2025

Retour en Arles


Je n'étais pas retourné en Arles depuis 2014. J'y avais assumé le rôle de directeur musical des Soirées des Rencontres de la Photographie pendant une dizaine d'années à partir de 2001. Dire que je connais la ville comme ma poche est un peu exagéré, mais je m'y promène les yeux fermés, ce qui n'est pas une bonne idée si je veux profiter du Festival du Dessin qui s'y déroule jusqu'au 11 mai. Comme nous n'avons pas beaucoup de temps nous choisissons d'abord l'Espace Van Gogh où sont exposés François Aubrun, Jean Scheurer, Francine Simonin, Sonja Hopf, Michel Roux, Valentine Schopfer, Annette Messager et Philippe Mohlitz. Ce sont ces deux derniers qui m'emballent le plus, Messager pour ses récentes aquarelles explorant les cycles de la vie et de la mort, Mohlitz pour ses fictions gravées d’une incroyable minutie réalisées directement sur le métal à la pointe sèche. Nous filons ensuite à l'Église Sainte-Anne, place de la République, où Antoine de Galbert a sélectionné 150 œuvres de sa collection où l'art brut côtoie des sommités aussi bien que des inconnus, mais toujours d'un exceptionnel pouvoir évocateur. Après le déjeuner dans un petit restaurant caché dans une ruelle dont je me souvenais nous marchons jusqu'à la Fondation Luma qui était encore en construction à ma dernière visite.


La magnifique tour construite par Frank Gehry me rappelle tout de même le rocher des singes du zoo de Vincennes, mais le bâtiment est plein de surprises passionnantes, des murs en cristaux de sel à la vue superbe sur la région depuis la terrasse du neuvième étage sans parler de ses volumes aux lignes brisées dont il s'est fait une spécialité. Si j'ai trouvé les expositions actuelles absolument sans aucun intérêt, j'ai énormément apprécié la bibliothèque au troisième étage, appelée pour l'occasion "la Bibliothèque est en feu", et ses ressources permanentes. Un casque sur les tempes, nous découvrons cette métafiction créée et écrite par Charles Arsène-Henry dans l'espace conçu avec Dominique Gonzalez-Foerster et Martial Galfione, développant, avec d’anciens étudiants de Shapes of Fiction (Architectural Association School of Architecture, Londres), un programme de recherche dans les profondeurs de ses bibliographies. L'effet est sensationnel, univers parfaitement markerien au milieu de la bibliothèque où travaillent actuellement quotidiennement un écrivain et un chercheur et qui n'accueillent que douze personnes à la fois.


Pour m'en aller, le gamin que je suis n'a pu résister à emprunter le toboggan pour rejoindre le rez-de-chaussée. J'ai toujours adoré les gamineries des architectes, comme Le Corbusier à La Cité Radieuse, qui ont préservé une certaine fantaisie malgré ou grâce à leur notoriété. Et puis nous avons repris la route, puisque demain nous nous dirigerons plus encore vers le sud.

lundi 31 mars 2025

Énormément bizarre + Paris Noir


Pour une fois j'avais reçu le catalogue de l'exposition Énormément bizarre avant d'aller à Beaubourg où il n'était pas encore arrivé, mais que j'avais eu le temps d'arpenter. Cela m'évita de me casser le dos pour lire les cartels qui m'obligent d'habitude à jongler avec plusieurs paires de lunettes. Léguée à la Fondation Antoine de Galbert qui en a fait don au Centre Pompidou, la collection Jean Chatelus m'apparut moins glauque que je ne m'y attendais, peut-être grâce à la scénographie de Pauline Phelouzat qui donne de l'espace aux œuvres d'art et aux objets accumulés. À l'entrée le lit de Chatelus, Surveillance Bed IV, fabriqué sur mesure par Julia Scher en 1954 pour qu'il rentre dans sa chambre qui n'est pas reproduite telle quelle, contrairement au salon et au bureau, cabinets de curiosités où s'agglutinent les œuvres les plus disparates, souvent provocantes et chargées d'un humour noir qui montre que l'on n'est jamais débarrassé de son passé.


Il est logique que cette collection rappelle celles qui nous enchantaient à La Maison Rouge et qui nous manquent depuis sa fermeture et le départ d'Antoine de Galbert pour Grenoble. Elle porte bien son titre. Les choix dressent des portraits en creux de chaque collectionneur et Énormément bizarre est celle d'un homme qui certes aimait recevoir, mais vivait seul avec ses obsessions et sa manière de les transgresser. Si l'on y rencontre des masques africains, nombreuses photographies et des objets d'art brut choisis pour leur étrange résonance, on y découvre aussi des œuvres de Delvoye, Spoerri, Aeppli, Witkin, Oursler, Vostell, Nitsch, Gabritschevsky, Ernst, Boltansky, Berkhemer, Michaux, Kusama, des frères Chapman, etc. L'etcétéra est de mise dans cet extraordinaire capharnaüm de 400 pièces qui tient parfois de la magie noire.


Si elle est passionnante d'un point de vue sociologique, l'exposition Paris Noir m'a moins plu, parce qu'il y a moins d'urgence chez les artistes en titre que chez nombreux anonymes ou que le besoin de s'échapper du réel s'y fait moins sentir. Elle reste néanmoins indispensable, mais il faut y faire son chemin et découvrir celles ou ceux qui nous touchent et que nous ignorions. Il est logique que les artistes afro-américains y sont moins représentés que les africains ou caribéens, colonialisme oblige. De 1950 à 2000, c'est une histoire de Paris, comme un quartier d'une capitale qui s'étend sur tout son territoire.


Au dernier étage, cette très grande exposition est structurée chronologiquement comme tant d'autres, les commissaires se sentant obligés de nous donner chaque fois une leçon qui n'y échappe pas. D'où ma préférence pour celles guidées essentiellement pour le plaisir, comme les pratique Jean-Hubert Martin par exemple. Ici se succèdent Paris panafricain, Édouard Glissant, Paris comme école, Surréalisme afro-atlantique, Le saut dans l'abstraction, Paris Dakar Lagos, Solidarités révolutionnaires, Retour vers l'Afrique, Nouvelles abstractions, Affirmation de soi, Rites et mémoires de l'esclavage, Syncrétismes parisiens, Les nouveaux lieux du Paris Noir.

Illustrations : Franz West, Nam June Païk, Justin Lieberman, Jonathan Borofsky, Jesse Wine, Meyer Vaisman... / Folkert de Jong, Alexander Kosolapov, Huang Yong Ping, Jon Pylypchuk, Damien Deroubaix... / Valérie John / Ousmane Sow

Énormément bizarre, exposition au Centre Pompidou, jusqu'au 30 juin 2025
Paris Noir, exposition au Centre Pompidou, jusqu'au 30 juin 2025

lundi 3 mars 2025

Armes, cycles et rubans


La ville de Saint-Étienne ne se limite pas à la praluline, la râpée forézienne et aux peintures murales d'Ella & Pitr ! Lors d'une précédente visite j'étais allé au Musée de la mine, et comme nous avions visité le Musée d'Art Moderne et Contemporain, dont les expositions actuelles m'ont un peu déçu, et que la Cité du design ne nous disait rien ce jour-là, nous avons dégringolé la rue sous la pluie jusqu'au Musée d'Art et d'Industrie. Armes, cycles et rubans ont longtemps fait la renommée de "Sainté", même si l'actualité se focalise aujourd'hui sur son sulfureux maire, Gaël Perdriau, qui s'accroche à son trône malgré sa mise en examen pour chantage, association de malfaiteurs et détournement de fonds publics. Nous descendons donc admirer l'ingéniosité des constructeurs de cycles en commençant par ce monocycle en bois tourné et sculpté, fabriqué à Brescia au milieu du XVIIIe siècle, sur lequel le voyageur s'installait à l'intérieur et faisait avancer la machine au moyen d'une manivelle sur une des deux petites roues roulant sur un rail intérieur de la grande !


Je suis aussi épaté par cet autre monocycle à cavalier intérieur, conçu à Londres par William Jackson en 1870, un système de bielles reliant les pédales à des manivelles : les mains peuvent donc soit tenir les repose-mains en forme de guidon, soit maniveller, les pieds sur les leviers ou sur les repose-pieds. Le site du musée montre, bien entendu, nombreux autres cycles, depuis une draisienne fabriquée en 1820 jusqu'aux dernières trouvailles.


Ma tendinite au genou me suggère de prendre l'ascenseur jusqu'à l'étage des armes, qui évidemment me passionnent moins. Elles rappellent néanmoins tous les films policiers, western ou médiévaux que j'apprécie, malgré mon inclination à la non-violence.


Le fusil à percussion centrale, construit par Jacques Rouchouse vers 1890 à La-Tour-en-Jarez, offert au pape Léon XIII, me laisse perplexe. Si j'apprécie les couteaux dont on me fit cadeaux pour la cuisine ou le camping, j'évite soigneusement les armes à feu !


J'avais oublié la taille gigantesque de certains métiers à tisser. Nous admirons également la variété des rubans, et au retour je reviens sur les trois parcours grâce au site du musée. Dehors il pleut toujours. La place du marché est vide. J'en profite pour aller m'acheter deux pantalons, puisque je n'arrive à faire ce genre de courses qu'en province. Ma gourmandise m'empêche de rentrer dans ceux que je préférais. S'il est une contrariété, c'est bien celle-ci, mais l'atavisme y est aussi pour quelque chose. En sortant du musée, il était logique de parler chiffons avant de remonter à Paris enfourcher mon fidèle destrier.

jeudi 20 février 2025

Christian Corre expose ses Hommages à Piranèse, Magnasco, Goya, Hokusai, Le Caravage


J'ai toujours aimé les collages ou les œuvres qui assument fictionnellement leurs sources, se les appropriant tout en les citant explicitement. Ce n'est pas un hasard si le musicologue Christian Corre, dont les dessins sont exposés au sous-sol de l'Espace Culturel Bertin Poirée, se réfère à Gustav Mahler et Luciano Berio. Cherchant des équivalents en littérature, il me semble que Jose Luis Borges ou Wiliam S. Burroughs, par exemple, pourraient rejoindre ces artistes qui conjuguent leurs œuvres à tous les temps. Les emprunts ressemblent aux rimes d'un poème épique où l'auteur force les vers en inventant un lien contemporain avec ces lambeaux de mémoire. La figuration, qui revient à la mode après un longue mise à l'écart, met à nu les intentions cachées que l'abstraction occulte presque totalement. Si les dessins de Christian Corre vont puiser leur inspiration chez des artistes du XVIIe et du XVIIIe siècles, ils nous renvoient à des peurs actuelles, aussi réelles que fantasmées.


Travail sur la lumière et l'espace clos, ses Hommages quasi surréalistes sont agrémentés de clins d'œil critiques au puzzle ou au jeu de cartes dont seul le rassemblement des éléments fait sens. Son Hokusai, Le samouraï Hatakeyma Shigetada portant son cheval, est un autre clin d'œil, cette fois à la galerie qu'héberge l'Association Culturelle Franco-Japonaise de TENRI.

→ Christian Corre, HOMMAGES à Piranèse, Magnasco, Goya, Hokusai, Le Caravage, Espace Culturel Bertin Poirée, exposition de dessins jusqu'au 1er mars 2025

mercredi 25 décembre 2024

Collage raisonné A


Comme je le racontais au début du mois en évoquant l'exposition de Sun Sun Yip, j'ai la chance d'avoir quelques amis plasticiens qui me font rêver. Deux de ces camarades qui me sont très chers nous ont récemment offert des tableaux à accrocher au mur. J'ai beau avoir une maison relativement grande, les surfaces ne sont pas extensibles et j'ai choisi d'en garder certaines immaculées, histoire de reposer mes yeux, de me laisser aller à la rêverie à partir du vide, d'y projeter de la lumière ou des films. Je venais de trouver la place du triptyque Dans le vent confus du voyage de mc gayffier quand me vint l'idée de placer l'impression Collage raisonné A d'Éric Vernhes sous l'oléarium du salon, derrière le divan rouge, près de tableaux possédant tous une dominante de cette couleur. L'oléarium est un une sorte d'aquarium rempli d'huile ayant servi de loupe devant un téléviseur des années 50 et utilisé par Raymond Sarti dans son décor du K de Dino Buzzati pour Un Drame Musical Instantané. Combien se sont fendus de grimaces en se plaçant de chaque côté de l'objet incrusté dans l'épaisseur du mur. À la droite de l'œuvre d'Éric Vernhes on peut en admirer d'autres de mc gayffier, Sun Sun Yip, Arlette Martin, Aldo Sperber... Dans le bas à droite de la photo apparaît l'ombre d'une oreille d'un Nabaztag.
Ayant déjà écrit plusieurs articles sur son travail et connaissant ses aptitudes incroyables à manier les techniques les plus primitives aux plus contemporaines, j'ai demandé à Éric comment il avait réalisé cette abstraction. Collage raisonné A est donc un arrêt sur image d'un assemblage de mèches d'un logiciel génératif qu'il a inventé. Me référant à d'autres de ses créations picturales j'y pressens une partition musicale d'une œuvre complexe où les textures sont rythmées par les surfaces. Comme toute représentation graphique sonore il faut s'approcher pour constater la précision des points (pixels ?), des à-plat et des brumes, et envisager de les interpréter.
Dans cette lointaine perspective, muni d'une perceuse, j'ai esquinté le mur de béton sans succès pour y visser un piton, optant finalement pour un scotch double face ne pouvant supporter le poids du cadre qui a glissé en brisant la vitre, heureusement sans abîmer le papier. Le verre indiquait de nouvelles lignes musicales, mais le danger de se couper et le respect de l'intégrité de l'œuvre m'obligèrent à mettre de côté cette collaboration artistique involontaire. Éric m'a rassuré en m'annonçant qu'il passerait avec une perceuse plus puissante et une vitre empêchant le papier de jaunir avec le temps. Je ne suis pas du tout bricoleur, même si je m'y colle régulièrement. Mes mains ne sont à l'aise que devant des claviers, qu'ils soient à écrire, à cuire ou à jouer, encore que je tape à deux doigts, fais ce que je peux sur les touches noires et blanches, improvisant sans cesse, soit rectifier le tir de la phrase précédente sans faire tilter le flipper. De quoi forcément perdre la boule lorsque je ne suis plus dans mon élément !

mardi 24 décembre 2024

Dans le vent confus du voyage


Il fallait bien que cela arrive un jour, j'ai accroché le triptyque sur toile Dans le vent confus du voyage dans l'escalier qui mène au premier étage alors que j'avais toujours évité de casser le blanc des murs. La plasticienne mc gayffier, "technicienne de surface" aux multiples talents, nous a fait ce somptueux cadeau pour nos anniversaires. Le texte est tiré du Livre d'heures de Rainer Maria Rilke tel que cité par Jean-Luc Godard dans ses indispensables Histoire(s) du cinéma. Du même réalisateur, huile cette fois plutôt qu'acrylique, Ces fleurs ont été cueillies dans Le livre d'images, son dernier chef d'œuvre (2019). Avec entre les rails, une autre huile, celle-ci reprenant le célèbre photogramme de Dziga Vertov dans L'homme à la caméra (1929), le triptyque est complet, recomposé, Ces fleurs entre les rails dans le vent confus du voyage. J'ai toujours adoré les photogrammes. Dans le passé nous n'avions qu'eux pour nous souvenir, la vidéo n'existant pas. Quant au son j'enregistrais dans les salles de cinéma avec un magnétophone à cassette. En les peignant mc gayffier rallonge le temps, arrêt sur image qui joue de l'éphémérité de la vie.

Les fleurs du jardin
Chaque soir ont du chagrin.
Oui, mais dès l'aurore
Tous leurs chagrins s'évaporent.
Quel est l'enchanteur
Qui guérit tant de douleurs,
Quel est ce magicien ?
C'est le soleil.

C'est la chanson que chacun, chacune, fredonne à tour de rôle dans Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir (1932). C'est encore plus clair avec le train qui fonce sur le caméraman. Les cadres en bois donnent également de l'épaisseur aux trois petites toiles. Tranches verte, noire ou pointillée comme les perforations d'un film en celluloïd. L'intertitre souligne la poésie de réel qui fricote avec l'imaginaire. Les temps confondus se mêlent parce qu'il n'y a ni passé, ni présent, ni futur pour un cinéphile. Juste des images. Les paroles de Renoir continuent, nous renvoyant à ce que nous avons de plus cher... Je pense ainsi au champ de marguerites repiquées dans Le plaisir de Max Ophüls (1952). Un anniversaire...

L'hiver dans les bois
Les oiseaux meurent de froid.
Leurs nuits dans les bois
Sont comme des tombes blanches.
Avril reparaît
Et soudain dans la forêt
Mille voix en même temps
Bénissent le printemps.
Mon printemps est mon sourire
Quand mon cœur souffre et soupire.
Ton sourire est mon printemps,
Mon printemps...

mardi 17 décembre 2024

Chiharu Shiota au Grand Palais


Le jeu de miroirs de Reflection of Space and Time semblait pourtant simple, mais je suis longtemps resté scotché par la distance spatio-temporelle que produit l'œuvre de Chiharu Shiota. Grâce aux fils qu'elle tend comme une toile d'araignée, l'artiste japonaise vous prend dans ses filets et, si la scénographie à sens unique ne vous y forçait pas, on serait tenté de revenir sans cesse sur ses pas pour être certain que l'on n'a pas rêvé. Livrer ici trois images de son exposition The Soul Trembles, inaugurée au Mori Art Museum de Tokyo en 2019 et plus ou moins reproduite et actualisée dans une aile du Grand Palais avant sa réouverture complète, pourrait gâcher le plaisir de la découverte, mais ces images font le tour du monde et celui de la Toile sans que l'on puisse en saisir la force réelle sans y pénétrer corps et âme.


J'ai évidemment été sensible à la salle de spectacle incendiée de In Silence avec le crapaud totalement brûlé qui trône en son centre. Si Chiharu Shiota se réclame de Christian Boltanski, Annette Messager et William Kentridge, cette installation immersive me fait forcément penser à leurs collègues Daniel Spoerri et Arman qui font partie d'un mouvement qui m'est très cher, probablement pour ses liens oniriques avec le cinéma de fiction.


Les fils de laine rouge de Uncertain Journey sont les plus connus de Chiharu Shiota, quitte à illustrer une affiche épouvantable de son exposition. Face au rouge sang et aux embarcations innavigables, il ne manque que les larmes. Feront-elles surface dans ses œuvres prochaines ?
J'ai aussi beaucoup aimé des œuvres plus petites comme Out of My Body en cuir de vache et bronze ou les petits jouets de récupération de Connecting Small Memories. La chair semble absente et pourtant c'est justement parce qu'elle fait défaut qu'elle est sensible. Sur Instagram j'ai mis en ligne l'envol des valises de Accumulation: Searching for Destination dont le son composé de vidéos d'enfants interviewés sur l'âme dans la même salle et surtout des voix des visiteurs donne l'impression d'être dans le hall d'un aéroport ou d'une gare. Cette visite a tout d'un voyage, ce qui me convient parfaitement puisque je reste là, avec vous...

→ Chiharu Shiota, exposition au Grand Palais jusqu'au 19 mars 2025

jeudi 12 décembre 2024

Arts et métiers


La venue de mon petit-fils à Paris était une occasion rêver pour retourner au Musée des Arts et Métiers. À six ans et demi il faut un peu se battre pour qu'il regarde les objets plutôt que les vidéos qui les présentent en tout petit. La collection Transports avec les premières automobiles ou les premiers avions est évidemment plus attrayante pour lui qu'Instruments scientifiques, Matériaux, Énergie, Mécanique, Communication ou Construction. De mon côté j'avais l'impression d'avoir ouvert un livre de Jules Verne avec les illustrations de la collection Hetzel et d'y être tombé comme le lapin d'Alice au pays des Merveilles ou une bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu.


Dans l'église, sous un biplan ou l'aéroplane de Blériot oscille le pendule de Foucault. On voit la petite sphère légèrement floue derrière moi. Plus loin dans le musée est installé le laboratoire de Lavoisier. Les automates ne fonctionnent pas, mais de petits films les montrent en action. J'évoque évidemment ce qui accroche l'attention d'Eliott. Il faudra que j'y revienne sans lui ou lorsqu'il aura grandi !


Nous enchaînons avec un délicieux déjeuner coréen au Shodai Uji Matcha de la rue Volta, budae jjigae épicé et bibimbap accompagnés des indéfectibles pantan, en terminant par leur glace au thé vert matcha. Eliott adore ce qui est pimenté, cela tombe bien. Cette semaine mon rôle de grand-père ne me laisse pas beaucoup de temps pour écrire ou faire quoi que ce soit d'autre ! Je m'occupe des urgences. Le reste attendra.

lundi 2 décembre 2024

Mother de Yip


J'ai la chance d'avoir quelques amis plasticiens qui me font rêver. Parmi eux les peintres sont les moins bien lotis. À moins d'être une star, chose rare de nos jours, ou un produit de spéculation promue par une bande organisée dont les fondations tiennent le haut du pavé, la peinture m'apparaît souvent comme un sacerdoce. Le matériel est cher et le processus parfois long, d'où la relative cherté des œuvres, ajoutez que les galeries sont limitées et le statut social pourri. Si en plus on est dans le figuratif, on peut rapidement comparer sa vie à celle d'un moine. mc gayffier organise régulièrement des portes ouvertes, associant souvent texte et peinture. D'elle je possède deux tableaux, deux assemblages et de merveilleux petits fascicules où les mots ressemblent à des coups de pinceau portés sans les gants. Ella & Pitr sont ceux qui s'en sortent le mieux, se servant avec malice des ressorts de la communication et trouvant leur équilibre entre de généreuses interventions en plein air et la vente en galerie. Ils ont collé un ange déchu dans mon escalier, peint un trompettiste sans tête sur la façade de ma maison et deux scènes sur le porte-vélos.
En trente ans de pratique assidue Sun Sun Yip a souvent changé de support, passant de la gravure à la programmation algorithmique, de la sculpture sur bois ou en mousse expansée à la peinture à l'huile. Bobby Lapointe chantait : "La peinture à l'huile c'est bien difficile, mais c'est bien plus beau que la peinture à l'eau." Sun Sun prépare ses toiles un an à l'avance, il soigne ses fonds comme on le faisait à la Renaissance ou chez les Hollandais. Si sa précédente exposition représentait des quartiers de viande, la nouvelle est consacrée à la végétation et à l'océan. Dans la philosophie chinoise le sens des choses n'a rien à voir avec notre perception. Ses titres en attestent, comme Un jour mon prince viendra, Murmure ou Jungle Fantasy, éclairant les œuvres d'une lumière que je ne connaissais pas. Le petit tableau de viande accroché dans mon salon s'intitule Première pierre ! Cette difficulté à saisir leur essence produit un mystère qui pourrait à terme le sortir de l'ombre.


Son exposition Mother renvoie explicitement à la nature, plus intimement au souvenir d'une mère récemment disparue. Les sous-bois cachent une vérité indicible, les vagues recopient cent fois le verbe aimer (dirait Cocteau), les lianes se dénouent si l'on plonge dans la forêt. En chinois Yip signifie feuille. L'huile semble se diluer comme une aquarelle dans ces paysages aussi réels qu'imaginaires. Ce va-et-vient est le secret des poètes. L'inspiration vient autant en dormant qu'en se réveillant. Saturé d'art conceptuel duchampoin et d'abstraction picassiette, les tableaux figuratifs apportent un apaisement qu'il n'est pas forcément nécessaire d'aller piocher dans le passé. Il suffit d'ouvrir les yeux pour qu'ils chantent à nos oreilles. Par quel miracle ai-je senti les embruns et l'humus dans les tableaux de Sun Sun Yip ?

→ Sun Sun Yip, Mother, exposition à l'Espace Culturel Bertin Poirée, jusqu'au 7 décembre 2024

vendredi 8 novembre 2024

Musées à Lausanne, jamais deux sans trois


Illustrer notre visite du Musée cantonnal des Beaux-Arts de Lausanne par le grand tableau de 1884 Taureau dans les Alpes d'Eugène Burnand était trop tentant, même si nous avons commencé par un selfie dans le miroir concave d'Anish Kapoor. J'aurais pu aussi commencer par La vision tisserande, 24 août 1976 de Dubuffet pour rester dans l'ambiance de la veille dans les collections de l'Art Brut...


Ce tableau peint à l'acrylique, qui fait partie de sa série Théâtres de la mémoire, est constitué de 43 pièces rapportées collées. Visiter un musée convoque évidemment la mémoire, qu'elle soit de l'instant pour plus tard ou logiquement du passé. Nous sommes ainsi faits de pièces rapportées qui s'accumulent avec les années. Certaines s'effacent avec le temps, d'autres naissent, et encore d'autres refont surface. Nous devons avancer, handicapés par le "déficit des années antérieures" que nous faisons hélas souvent subir à nos proches. En art c'est plutôt rassurant. L'artiste est parfois surpris de redécouvrir de vieilles œuvres qu'il avait oubliées. "C'est moi qui ai fait cela ?" est une exclamation récurrente que l'on tait humblement, mais qui nous soutient orgueilleusement.


La remarque la plus évidente de cette visite est l'immense présence de femmes artistes, ce dont on n'a malheureusement pas l'habitude. Ainsi dès l'entrée du troisième étage consacré à l'art contemporain est accroché Mirror Shadow de Louise Nevelson, sculptrice ukrainienne émigrée aux États Unis.


Derrière sa cimaise et les nombreux objets de William Kentridge, est projeté un film du prolifique et polymorphe artiste sud-africain. En plus des animations astucieuses jouant des superpositions la musique qui les accompagne est particulièrement intelligente, jamais illustrative, drôle et entraînante.


Au deuxième étage je ne résiste jamais devant un Rodin, et particulièrement lorsqu'il s'agit du Baiser. Je ne peux non plus m'empêcher de penser au poème Barbara de Jacques Prévert, des vers qui me font irrémédiablement craquer : "je dis tu à tous qui s'aiment, même si je ne les connais pas".


En passant devant une baie vitrée qui surplombe les voies ferrées que nous emprunterons le soir-même pour rentrer à Paris j'aperçois au fond le lac Léman. Lausanne est une ville pentue que les tramways aident à gravir...

jeudi 7 novembre 2024

Musica ex Machina


Aller à l'exposition Musica ex Machina à l'École Polytechnique fédérale de Lausanne, ça se mérite ! L’EPFL est une université technique, spécialisée dans le domaine de la science et de la technologie. Sans signalétique, il faut trouver son chemin sur la dalle de cette gigantesque université qui regroupe plus de 15 000 étudiants de 120 pays. Lorsqu'enfin, dans le fond du campus, nous apercevons les Alpes, nous sommes arrivés ! Le sujet est tentant : « De la théorie médiévale aux IA contemporaines, Musica ex Machina: Machines Thinking Musically explore l’histoire de la pensée computationnelle et algorithmique en musique, ou comment les avancées technologiques et la créativité humaine redessinent en permanence les contours de l’expression musicale. Mêlant objets historiques, œuvres sonores et installations immersives, elle présente le travail de visionnaires d’hier et d'aujourd'hui tout en ouvrant des perspectives sur le futur de la musique. » L'exposition commence avec les neumes du chant grégorien et se clôt sur les travaux avec l'intelligence artificielle de l'Irlandaise Jennifer Walshe sur laquelle j'ai écrit un article le 26 septembre dernier ! Entre temps sont présentées toutes sortes de notations et les compositions musicales qu'elles suggèrent.

Comme je le fais souvent dans les expos j'arpente rapidement les allées et je remonte le temps, depuis la sortie jusqu'à l'entrée. C'est une manière d'appréhender leur taille, mais c'est aussi ainsi que j'ai appris l'histoire de la musique. Jean-André Fieschi avait eu l'intelligence de me faire écouter Pelléas et Mélisande et Wozzeck. J'eus envie de comprendre comment Debussy et Berg en étaient arrivés là. De même j'ai longtemps cherché les origines de la musique d'Edgard Varèse, le connectant à Berlioz et Rameau. Je repars ensuite du début, en sens inverse, ou plus exactement dans le sens de l'Histoire ! Fascination devant l'automate La musicienne ou la règle à calcul d'Arnold Schönberg qui lui servait à écrire ses séries dodécaphoniques. Plus loin un piano midi Yamaha joue du Nancarrow ou du Ligeti ; les touches bougent synchroniquement même si le son ne provient pas de ce piano-là pour des raisons d'isolation acoustique. Des casques sans fil fonctionnent donc dans toutes les salles.


Dans l'une d'elles est simulée la spatialisation du Prometeo de Luigi Nono ou La légende d'Eer de Iannis Xenakis. Dans une autre des jeunes gens qui ont téléchargé une application s'amusent à jouer en déplaçant des algorithmes sur des écrans toute hauteur. Dans une troisième Pierre-Laurent Aimard est filmé et projeté sur trois écrans géants pendant qu'il enregistre ce qui est diffusé plus haut par le piano mécanique. Parmi tant d'autres on croise Guido d’Arezzo, Leonhard Euler, John Cage, Clarence Barlow, Karlheinz Stockhausen, comme les gants de Michel Waisvisz, un vieux Revox, un synthétiseur Buchla ou le gamelan numérique de la Cité de la Musique qu'avait réalisé Olivier Koechlin. Il est passionnant de voir l'évolution des systèmes de notation et quelle influence ils eurent sur les compositeurs. L'ensemble est à la fois didactique et ludique. Son site offre une playlist et j'en ai rapporté un joli petit catalogue, gratuit comme l'entrée de l'exposition.

→ Exposition Musica ex Machina: Machines Thinking Musically, EPFL, Lausanne, jusqu'au 29 juin 2025

mardi 5 novembre 2024

L'art brut à Lausanne


Je me rends compte que j'ai choisi quatre œuvres très colorées, mais il en est d'autres plus sombres ou monochromes. Après notre concert au MEG à Genève, rejoindre Lausanne représentait un saut de puce autour du lac Léman. Visiter les collections de l'Art Brut au Château de Beaulieu était simplement indispensable. Dubuffet avait fait la mauvaise tête face aux propositions du Musée d'Art Moderne et du Centre Pompidou malgré tous leurs efforts. Il avait donc choisi le Musée des Arts Décoratifs pour ses œuvres et Lausanne pour sa collection d'art brut ! Depuis, les acquisitions se sont multipliées. Je pense que j'y suis devenu sensible grâce au travail du commissaire Jean-Hubert Martin pour Les Magiciens de la Terre en 1989. Vingt-sept ans plus tard, j'aurai la chance de sonoriser son exposition Carambolages au Grand Palais.


Les œuvres s'étalent sur quatre niveaux. Je note que la plupart des artistes exposés ont souffert d'absence du père, parfois carrément orphelins. Nombreuses sont les femmes qui ont trouvé un exutoire dans la création. Tous et toutes rêvaient... Ou cauchemardaient. Ils ont parfois été internés psychiatriquement, sinon vivaient reclus. Certain/e/s n'avaient aucune ambition artistique, d'autres se prenaient pour des génies. Tous et toutes ont développé un monde à part, en marge des institutions culturelles, sans référence aux courants passés et surtout modernes.


Les quatre photographies des œuvres ci-dessus sont de Willem Van Genk (fasciné par les métros et les autobus), Adolf Wölfli (qui dessina, écrivit et composa de la musique), Angelo Meani (masques à partir de vaisselle cassée mis à sa disposition par les grands magasins) et Paul Amar (tableaux en trois dimensions à partir de coquillages qu'il a dégustés avec son épouse).


Mais j'ai été autant fasciné par les masques en céramique de Stanislaw Zagajewski, ou ceux de Pascal-Désir Maisonneuve à partir de coquillages glanés dans les marchés aux puces, les magnifiques et sombres photocollages de Valentin Simankov, les monstres de Josep Baqué rappelant énormément Léopold Chauveau ou Claude Ponti, les sculptures en bois d'animaux grandeur nature d'Eugenio Santoro, les enveloppes peintes de Marie Morel, les portraits incisifs d'Alain Arnéodo, etc. Le musée compte aujourd’hui plus de 70000 œuvres de 1000 autrices et auteurs, mais seulement 700 sont présentées dans les salles du Château de Beaulieu.

vendredi 13 septembre 2024

Les machines de l'île de Nantes


N'affichant jamais de photo de mon petit-fils sur les réseaux, les illustrations de notre voyage à Nantes sont limitées. De même, l'exposition aux écrans, smartphone ou ordinateur, est drastiquement contingentée. Il est préférable de le voir se dépenser physiquement, lire ou écouter de la musique que de se laisser hypnotiser par cette irrésistible force d'attraction dont nous sommes nous-mêmes victimes. Mercredi il m'avait donc demandé de l'emmener à La colline de la Cantine du voyage sur l'île de Nantes, pas très loin de sa maison. Comme c'était fermé, nous avons marché jusqu'au Carrousel des mondes marins où Eliott a enfourché successivement le dragon, le calamar géant et le petit requin. Il tirait de toutes ses forces sur les manettes pour faire bouger les corps de ces majestueux animaux articulés. Certains crachaient même de la fumée. Malgré cette après-midi sans école, il y avait étonnamment très peu de monde. Après une halte chez le glacier La fraiseraie (une sortie avec son "Papou" implique de se laisser aller aux plaisirs multiples), j'ai réussi à le convaincre de visiter La galerie des Machines.


Eliott a la chance incroyable d'être le seul gamin parmi une trentaine de visiteurs à suivre les explications et diverses élucubrations des démonstrateurs. Lorsque l'un deux demande un pilote, il est le premier à lever le bras et se retrouve chevauchant la chenille articulée. Et rebelote aux commandes du caméléon ! Il est par contre trop jeune pour grimper dans le héron ou l'araignée.


Par contre je monte avec lui sur la fourmi géante qui avance vers le public, agitant ses pattes dans tous les sens. Eliott fait bouger ses mandibules tandis que je pédale comme un fou et manipule freins et poignées pour rendre l'animal le plus menaçant possible. Le colibris me rappelle celui que j'ai filmé cet été à Arequipa. L'avion résiste à la tempête... En sortant nous admirons le célèbre éléphant qui est à l'atelier en révision et nous jouons à cache-cache dans le petit labyrinthe suspendu.
Toute cette machinerie qui fait la gloire de Nantes a hélas profité à beaucoup, sauf au reste du monde culturel nantais. C'est toujours le problème des projets gourmands en subventions. D’ailleurs celui de l’Arbre aux hérons, sur la rive droite de la Loire, a été abandonné pour un autre, moins bétonné et beaucoup moins cher, soit agrandir le Jardin extraordinaire dont « un grand bassin naturel de 700 m² entouré d’une plage verte et de rocaille pour lézarder… ».
Le soir j'irai me coucher tôt. J'ignore pourquoi les grands-parents sont toujours exténués après avoir joué leur rôle. Peut-être l'attention redoublée ? Pour le dîner j'avais préparé un ceviche de thon et saumon avec mangue, avocat et patate douce, histoire d'accompagner gustativement les souvenirs laineux de baby alpaga.

jeudi 11 juillet 2024

Edward Hopper, inventeur du "déjà vu"


La couverture médiatique de la rétrospective Edward Hopper [ressemblait] à un raz-de-marée alors que l'exposition [débutait ce 10 octobre 2012]. Il n'y a pas que Télérama et Libération à avoir publié des numéros spéciaux ; ainsi l'offre libraire est incroyable, qu'elle soit directement liée au peintre américain, à ceux qui l'ont formé ou aux artistes qui s'en sont inspirés. Les amateurs de peinture se [seront donc rués] au Grand Palais, mais les fans de bande dessinée et les cinéphiles devraient absolument suivre le mouvement, comme les amateurs de littérature et les musiciens, tant la trace de Hopper se fait sentir dans tous les domaines artistiques. C'est dire que s'il [était] une exposition à voir à Paris, [c'était] bien celle-ci. La pâte de cet artiste n'a pourtant pas l'impact des originaux d'autres peintres lorsque l'on découvre enfin ce que l'on a connu qu'en reproduction, mais un tel rassemblement d'œuvres, dans leur format réel, nous plonge dans une histoire qui n'en finit pas.

D'un côté, la technique de Hopper, son style lisse, explique bien l'afflux de produits dérivés, cahiers, agendas, affiches, magnets, cartes postales, catalogues, etc., dont nous sommes inondés. D'un autre, le mérite de Didier Ottinger, commissaire de l'exposition, est d'avoir replacé Edward Hopper dans une chronologie biographique montrant qu'il n'est pas simplement une icône fondatrice du mythe américain, avec une forte critique caustique et dépressive, mais que ses sources parisiennes sont capitales dans sa formation. Si ses toiles réalisées lors de trois séjours à Paris entre 1906 et 1910 et ses illustrations de la Commune de Paris en portent le témoignage, toute son œuvre renvoie à Degas, Marquet ou Vallotton, en tout cas pour la manière de traiter ses personnages. Ses travaux de commande pour la publicité montrent à quel point ses illustrations ont marqué son œuvre, tandis que la lumière, composante majeure de ses toiles à venir, tient probablement plus de ses lectures du transcendantaliste Ralph Waldo Emerson tant ses flous sont philosophiques. L'universalité de cet immense artiste s'explique par ces multiples approches, narrative et énigmatique, fictionnelle et documentaire, figurative et abstraite... On admirera ainsi les gravures et aquarelles qui ont précédé les grands et sublimes tableaux qui l'ont rendu célèbre.

Ce qui frappe avant tout est l'impression de "déjà vu", expression américaine empruntée à la langue française, sorte d'effet Glapion qui nous fait croire que nous connaissons ses toiles alors que nous y reconnaissons leur empreinte sur le cinéma et l'imagerie américaine. On a cité Hitchcock, Lynch ou Wenders. On pourrait ajouter Antonioni et bien d'autres. Les paysages vides sont éminemment cinématographiques comme les personnages coupés en bord cadre rappellent la photographie, les fenêtres ouvrent sur des hors-champs dont on ne saura jamais rien, les tableaux évoquant des films sans histoire, énigmes à jamais closes sur elles-mêmes, ne laissant aucune place à l'interprétation, pas plus qu'ils n'imposent le moindre sens. L'œuvre ouverte ne se laisse jamais refermer par le spectateur. La réalité n'existe pas. Nous sommes en face de projections vaines qui nous renvoient à notre inanité.

P.S.: j'ai acheté l'appli iPad D’une fenêtre à l’autre commentée par Didier Ottinger que nous avons eu la chance d'avoir pour guide tout au long de l'exposition. [...] Signalons enfin l'incontournable film The Savage Eye de Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick, joyau évoqué dans cette colonne il y a près de trois ans et que Hopper lui-même conseilla "si vous voulez connaître l'Amérique" ! [...]

Illustration : First Row Orchestra (1951), huile sur toile 79x101,9 cm, Washington D.C. Hirschhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, don de la Fondation Hirschhorn.

mercredi 26 juin 2024

Sur nature à petit bruit


Nous sommes si souvent déçus par les expositions d'art contemporain qu'une petite brise de fraîcheur venant du 104 nous [ravit ce] samedi après-midi. Les fantasmes de réussite font glisser tant d'artistes sur la pente savonneuse de la mode ou de supposées recettes qui auraient fait leur preuve que les véritables urgences sont noyées dans cet océan de clones et de futilités ressassées. Bien des professeurs portent une lourde responsabilité de vouloir former des élèves à leur image. Duchamp se retournerait dans sa tombe en découvrant la foule de ses adeptes, comme tous ceux qui ont fait des émules à l'instar de Lacan ou Godard. Il est si difficile de suivre sans imiter, d'apprendre en restant soi, de vivre sans croire le dogme... En même temps les plus authentiques n'en ont cure car ils ignorent le choix. Ils se nourrissent de leur insatisfaction fondatrice et de cette pulsion salvatrice qui les empêche de commettre le pire.

Tout n'est pas du même tonneau dans l'exposition Sur nature présentée au 104 [en 2012]. Deux artistes se détachent nettement : Céleste Boursier-Mougenot avec la version 16 de From Here to Ear et Zimoun avec 416 prepared dc-motors... et Woodworms, wood, microphone, sound system. Ce sont étonnamment les trois installations sonores qui retiennent notre attention. La cheminée de cartons résonnants affublés de petits moteurs rotatifs recycle un ancien projet de Zimoun pour donner l'illusion de la pluie tandis qu'un microphone capte le bruit des vers dévorant le bois dans la salle d'à côté.


Mais si l'espace du 104 mérite le détour, l'installation de Céleste Boursier-Mougenot vaut le voyage. Des dizaines de diamants mandarins volètent dans deux salles où sont disposées dans l'une six guitares Gibson et une basse, dans l'autre cinq guitares et deux basses, chacune branchée sur un ampli Fender. L'artiste ne se moque pas de ses interprètes : le son est là ! Les oiseaux venant se poser sur les manches composent une partition aléatoire charmante, sereine, aérienne, qui varie selon les heures et l'excitation des volatiles mis en condition pendant quinze jours avant l'ouverture au public. Nos mouvements provoquent les leurs lorsqu'ils ne vont pas se nicher dans leurs habitations tressées suspendues ou dans les cymbales Paiste, mangeoires posées au sol. Le concert de leurs voix lilliputiennes vient se mêler aux cordes électriques, interrogeant notre rapport à la structure, à l'indétermination et au chant du monde.

Article du 24 septembre 2012

mardi 11 juin 2024

Five Car Stud d'Ed Kienholz


Propriété d'un collectionneur japonais, la scène traumatique réalisée par le "sculpteur" Edward Kienholz n'avait pas été exposée depuis quarante ans. Le Musée Louisiana, près de Copenhague, [présentait] Five Car Stud, occasion inespérée de découvrir une œuvre clef du début des années 70, si critique qu'elle fut interdite dans les institutions culturelles américaines et qu'elle encouragea l'artiste à s'installer à Berlin et en Idaho. J'ai repris ci-dessus l'image [précédemment] publiée, [à l'origine] le 16 juillet 2012, tant la suite des plans rappelle un découpage cinématographique. Je résumai : Un groupe de blancs lynchant un noir éclairés par les phares de cinq voitures, le castrant devant un jeune garçon et une femme restés à l'écart. Le public traînant ses chaussures dans le sable fait figure de témoin passif devant la scène abominable. J'en fais des cauchemars la nuit suivante. Comme pour Lucchino Visconti dans ses films, chez Kienholz le moindre détail est à sa place, même si la réalité est toujours tordue par le geste de l'artiste. Les masques des tortionnaires et la croix dorée autour du cou, une canette de bière écrasée, des photos de femme nue sur le pare-soleil, la tronçonneuse à l'arrière du pick-up, l'autoradio qui joue un blues nègre en sourdine, les plaques minéralogiques avec "fraternité" ou "America, love it or leave it", la bannière étoilée... Comme le corps démembré de la victime, son ventre est un réservoir d'essence dans lequel flottent les lettres mélangées du mot NIGGER... Une interview d'une heure est projetée à l'entrée de l'installation ; Kienholz a accepté à condition que le journaliste pose pour figurer l'un des personnages ; la discussion court pendant que l'artiste moule le corps du modèle.





Fan d'Edward Kienholz depuis sa rétrospective au CNAC rue Berryer en octobre 1970, je suis à l'affût de catalogues de son œuvre. Celui de Five Car Stud (1969-1972) en creuse l'analyse tout en évoquant le reste de son travail, même si les petites photos de Back Seat Dodge '38, The State Hospital, The Illegal Operation, The Wait, Roxys, The Caddy Court, The Ozymandias Parade, The Hoerengracht, etc. sont en noir et blanc. Les documents et les textes en anglais sont passionnants. Je ne manque jamais une visite à Amsterdam sans revoir The Beanery au Stedelijk Museum [...]. Les rétrospectives sont rares. Il faut aller au Musée Ludwig de Cologne pour admirer Night of Nights ou The Portable War Memorial...
En 1981, Edward Kienholz déclara que toutes les œuvres postérieures à 1972 étaient cosignées avec sa compagne Nancy Reddin Kienholz, démarche encore rare parmi les artistes mâles profitant souvent d'un apport discret et pourtant déterminant de leur conjointe, collaboration restée secrète dans l'Histoire de l'Art quand ce ne fut pas pure usurpation à une époque encore récente où les femmes ne pouvaient être acceptées autrement que dans leur rôle de mère !

À partir de 1994, après la mort d'Edward Kienholz qui fut enterré dans une automobile Packard de 1940 conduite par sa femme jusqu'à la tombe, Nancy Reddin Kienholz continua à signer seule ses nouvelles œuvres jusqu'à sa propre disparition en 2019.

jeudi 16 mai 2024

Lettres d'amour des mouches à feu (sur rendez-vous)


Si vous voulez être éblouis, passez à la Galerie Signatures, 70 rue Jean-Pierre Timbaud à Paris, admirer les photographies aussi merveilleuses qu'incroyables de Michel Séméniako (uniquement sur rendez-vous du mardi au samedi jusqu'au 31 mai, en appelant au 0148075862 pour vous assurer qu'il y a quelqu'un pour vous ouvrir ! Ou en réservant par mail à contact@signatures-photographies.com). Michel Séméniako sera présent samedi 25 mai de 15h à 19h, là pas besoin de prévenir !
J'ai commencé à travailler avec lui et sa compagne, Marie-Jésus Diaz, également photographe épatante, lorsque j'étais très jeune, en 1975, et c'est autour de ses photos que s'est organisé notre CD de chansons doublé d'un CD-Rom Carton en 1997. La chanson L'ectoplasme, qui y figure, est dédiée à ses photographies de fantôme nyctalope.
En 2007 Michel Séméniako publia Lucioles, lettres d’amour des mouches à feu, un travail magique sur ces coléoptères mystérieux et voraces dont la parade sexuelle est lumineuse. Pour mon soixantième anniversaire le photographe de la nuit en avait fait encadrer un magnifique tirage. Sur la photo les étoiles qui leur font miroir perforent le ciel du Piémont. Fasciné, je me colle devant et je ferme les yeux pour m'imprégner de ces deux nuées qui interrogent tant notre humanité que son insignifiance.


Il représente une pause d'environ un quart d'heure lors d'une nuit italienne. On peut le constater à la traînée de lumière laissée par les étoiles. Il est amusant de noter que mes visiteurs imaginent que cette photographie est un tableau tandis que celles ou ceux (doit-on écrire cielles ou ciels ?) qui ouvrent mon dernier CD, Pique-nique au labo 3, pensent que le tableau de mc gayffier, qui en a réalisé à son tour la pochette, est une photographie.


L'intérieur est en effet le détail d'un de ses tableaux. Lucioles est une huile et impression sur panneau de 60x70cm, d'après une photo de l'Américaine Lora Webb Nicols (1883-1962). L'idée des lucioles (lampyridae) lui serait-elle venue du Tombeau des lucioles, l'époustouflant film d'animation d'Isao Takahata ? Une bombe incendiaire était tombée sur le ville de Kōbe. Deux enfants y sont livrés à eux-mêmes. Métaphore de notre monde moderne où nos enfants luttent contre la désintégration de notre planète en se soulevant de la Terre ? Et bien non, c'est Pier Paolo Pasolini qui s'y colle ! mc gayffier rend là hommage à Pasolini (1922-1975) dont l'article sur les lucioles fut publié dans le journal Corriere della Sierra du 1er février 1975 (il sera assassiné dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 novembre) sous le titre Il vuoto del potere in Italia (Le vide du pouvoir en Italie), repris dans son livre Écrits corsaires, et analysé par Georges Didi-Huberman dans Survivance des lucioles aux Éditions de Minuit en 2009 !


Pour les photographies de Michel Séméniako, c'est une autre histoire. Les créatures lui avaient fait la vue dure lors d'un tournage près de Saluzzo, laissant des traînées sur ses images de la petite cité médiévale italienne. Lui auraient-elles susurré l'idée lumineuse de revenir rien que pour elles ? Ainsi les traînées devinrent des fées aux gestes de ballerines. À la galerie Signatures, les grands tirages sont accompagnés de très beaux textes de Max-Henri de Larminat. Au sous-sol, les lampes ultra-violet font ressortir la luminosité des lucioles que le photographe a exceptionnellement repeintes une à une avec de la peinture fluorescente ! Ailleurs, elles s'en sont chargées toutes seules.
Allez-y, on y retrouve la magie de l'enfance, des rêves dans le noir, une manière de répondre à l'extinction !

lundi 13 mai 2024

Pierrick Sorin fait bonne(s) figure(s)


C'est la troisième fois que j'évoque Pierrick Sorin dans ces lignes. Il réfléchit mon goût pour les machines depuis que j'étais petit, à fabriquer des trucs bizarres avec du Meccano ou empiler tout et n'importe quoi, à retourner mes jouets pour en faire autre chose que ce à quoi ils étaient destinés, mes déguisements que mon père appelait chienlit, la prestidigitation qui m'occupa plus tard de longues heures devant le miroir du salon et mon amour du cinéma qui devint l'un de mes métiers. Le premier article s'insérait dans le cadre de l'exposition Des jouets et des hommes au Grand Palais en 2011. Le second est plus récent lors d'un merveilleux concert avec Pierre Bastien intitulé Machins machines au Louvre. De passage à Nantes je ne pouvais rater Faire bonne(s) figure(s) au Musée d'Arts. Cette nouvelle exposition présente une vingtaine d'œuvres, anciennes et nouvelles. Je chausse donc mes yeux d'enfant, d'autant que je suis accompagné de mon petit-fils qui a six ans, pour admirer ses théâtres optiques, ses vidéos aussi humoristiques que critiques, ses installations lumineuses et sonores...


Dès l'entrée nous sommes accueillis par sa nouvelle installation de laveur de carreaux, trois grands écrans derrière lesquels on peut passer, car Pierrick Sorin dévoile souvent les effets spéciaux qu'il utilise, ou du moins il en révèle une partie, car pour la plupart des visiteurs il est probablement difficile de comprendre les animations en surimpression sur décor fixe réalisées par un jeu de reflets sur une plaque de verre inclinée, et c'est tant mieux. La magie opère d'autant qu'elle reste mystérieuse. Mais Pierrick Sorin s'en fiche comme il se moque de lui-même pour renvoyer l'image de nos habitudes au parfum délicatement régressif. Ces effets sont pourtant simples. Il y a du Gondry dans ces mises en scène dont il est l'unique héros, maquillé, déguisé, démultiplié, un mélange de Méliès, Tati et Satie.


Eliott s'émerveille devant les dioramas qu'occupent ses théâtres optiques, le relief d'une lune révélé par des lunettes polaroïd ou le cylindre dans lequel Pierrick Sorin semble dialoguer intimement avec chaque visiteur.


Lorsque dans la Chapelle de l'Oratoire, trouvée après avoir erré dans un labyrinthe de couloirs, il croise par hasard l'artiste, l'effet est saisissant. Pierrick se souvient de mon dernier article. Je lui parle du premier concert de Pierre Bastien où il utilisa une machine musicale construite avec des pièces de Meccano et lui rappelle cette phrase fabuleuse d'une femme assise derrière Cocteau à la première de Parade qu'il avait signé avec Satie et Picasso : "si j'avais su que c'était si bête j'aurais emmené les enfants !". L'installation immersive du Balai mécanique, hommage au Ballet mécanique de Fernand Léger, permet d'apprécier comment les éléments, personnages filmés et lumières colorées, machines musicales et lumineuses, objets et projections, se combinent, chacun faisant œuvre comme le tout. La visite de cette grande rétrospective est indispensable à quiconque a gardé son âme d'enfant. Que les autres aillent mourir !

→ Pierrick Sorin, exposition Faire bonne(s) figure(s), Musée d'Arts de Nantes, jusqu'au 1er septembre 2024

mercredi 8 mai 2024

Retour au Château d'Oiron


Comment se fait-ce qu'il y ait si peu de visiteurs au Château d'Oiron dans les Deux-Sèvres ? J'avais découvert ce lieu incroyable l'année de la grande sécheresse. Cet été 1989 le trio Pied de Poule y donnait un concert dans l'une des salles. La plupart des œuvres contemporaines ne furent pourtant installées que quatre ans plus tard sous la direction artistique de Jean-Hubert Martin qui avait révolutionné l'histoire de la muséographie avec l'exposition des Magiciens de la Terre, conjointement au Centre Pompidou et à la Grande Halle de La Villette. En 2016 j'aurai la chance de composer la musique et les paysages sonores des 26 salles de ses Carambolages au Grand Palais ! Mais revenons à Oiron, lieu magique s'il en est. La rencontre merveilleuse de ce château construit à la fin du XVe siècle et d'œuvres contemporaines pérennes, créées spécialement pour s'intégrer au décor époustouflant conçu par la famille Gouffier, sidère par son potentiel à faire rêver. Cette collection Curios & Mirabilia renoue avec l’esprit de curiosité de la Renaissance en s’appuyant sur l’idée des anciennes collections qu’étaient les cabinets de curiosité. Artus Gouffier, le fils de Guillaume qui avait reçu la terre d'Oiron du roi Charles VII, avait été gouverneur de François 1er. Si la devise de leur famille était Hic Terminus Haeret (ici s'arrête le temps), ici justement il ne s'arrête jamais, tel un mille-feuilles quantique où les époques se télescopent. Ma salle préférée est la salle d'armes où Daniel Spoerri raille la puissance militaire du décor disparu au XVIIe siècle en accrochant une dizaine de personnages carapaçonnés dignes du Père Ubu sous le plafond orné de cartouches en papier mâché dorés et peints avec des scènes mythologiques tirées des gravures de Goltzius évoquant les Métamorphoses d'Ovide.


Si vous avez raté Les magiciens de la Terre, le Théâtre du monde à la Maison Rouge, Carambolages ou les autres expositions imaginées par Jean-Hubert Martin, il faut absolument vous rendre à Oiron, à 30 kilomètres au sud de l'Abbaye de Fontevraud. Comme il est écrit dans les guides cela "vaut le voyage". Le vestibule accueille Les écoliers d'Oiron photographiés par Boltanski. Le Salon vert ou salon du soleil abrite 365 brûlures de Charles Ross. La chambre des Mouches musicales est glauque à souhait avec le Concerto pour mouches d'Ilya Kabakov sur une musique de Vladimir Tarasov. Les monstres de Thomas Grünfeld me font penser à ceux de Yórgos Lánthimos dans son dernier film Pauvres Créatures (Poor Things). Dans le couloir des illusions un miroir au sol renvoie les anamorphoses de Felice Varini. Nous y avons passé trois heures tant il y a de salles et d'œuvres. Fontcuberta, Annette Messager, Gavin Bryars, Raoul Marek, Fischli et Weiss, Penone, Anne et Patrick Poirier, Marina Abramovic, Braco Dimitrijevic, Markus Raetz, Piotr Kowalski, Tony Grand et bien d'autres s'y sont donnés à cœur joie. Je livre leurs noms dans le désordre car le plaisir de la visite vient du fait que l'on peut s'y perdre comme dans un labyrinthe, un palais des glaces de fête foraine, sans parler du parc que l'on aperçoit des fenêtres et où l'on peut prendre l'air après tant d'émotions.


Dans la Tour des Ondes les deux demi-sphères de Tom Shannon, Decentre-Acentre, lévitent en apesanteur. C'est le principe des cabinets de curiosité d'associer le plaisir esthétique avec les prouesses scientifiques. J'ai un peu de mal à décrire cette extraordinaire visite tant les surprises s'amoncellent. Heureusement je possède à Paris le somptueux catalogue, aujourd'hui épuisé, dans lequel je vais me replonger à notre retour de Nantes.

mercredi 24 avril 2024

Brâncuși au Centre Pompidou


Je ne vois vraiment pas ce que je pourrais dire de Constantin Brâncuși qui n'ait été mieux écrit par d'autres. Si, peut-être... Qu'il est indispensable d'aller voir des expositions, comme on lit des livres, qu'on regarde des films, qu'on écoute de la musique ou que l'on va se promener le nez au vent. C'est le premier conseil que je livrai à mes étudiants en cinéma de l'Idhec lorsque je pris la direction des études de la première année en 1979 ! Et l'exposition Brâncuși au Centre Pompidou mérite qu'on y aille parce que ses sculptures sont incroyablement modernes, dans leur sobriété d'une profondeur bouleversante. Dans le passé j'ai visité plusieurs fois son atelier remonté par Renzo Piano dans une bâtisse devant Beaubourg. Or il n'y avait jamais personne. Aujourd'hui il y a foule au sixième étage et il est nécessaire de réserver son créneau horaire. Une des salles de son atelier y est exposée. Devrais-je dire reproduite ou, mieux, réinstallée, car à la fin de sa vie l'artiste avait cessé de sculpter pour ne plus fabriquer que des mises en espace de ses œuvres et de ses outils. S'il vendait une pièce il la remplaçait par un moulage en plâtre ou il réagençait l'ensemble.


Il est magnifique d'admirer ses Oiseaux dans l'espace (1927-1934) devant le paysage merveilleux de la capitale. Les vues sur Paris sont parmi les plus belles du monde. Il n'y a que le troisième étage de la Tour Eiffel qui rivalise à mes yeux ! La fermeture annoncée du Centre pour rénovation de 2025 à 2030 donne le vertige.


La scénographie de Pascal Rodriguez, en lien avec la commissaire Ariane Coulondre, offre ici et là des points de vue avec des trouées me rappelant les avant-plans de Max Ophüls par exemple. La comparaison peut sembler osée, mais j'aime découvrir des perspectives dans les expositions. J'ai besoin de ces lignes de fuite pour ne pas me sentir étouffé, d'autant que j'en ressors toujours lessivé, comme si l'observation intense des œuvres d'art avait aspiré toute mon énergie. Mes yeux me brûlent. J'ai mal au dos. J'aimerais juste m'allonger devant une toile...


Brâncuși inspirera tous les sculpteurs du XXe siècle, qu'ils aillent vers ce dépouillement extrême des formes ou qu'ils s'y opposent. Il pose le socle comme faisant partie explicite de chaque œuvre. Il place même sa Léda en bronze poli sur un disque en maillechort qui tourne sur lui-même, offrant des formes changeantes selon les angles de vue. Si le volume est forcément souligné, il manque fondamentalement le toucher aux sculptures exposées dans les musées. On comprend facilement que c'est impossible, mais on peut néanmoins le regretter, car l'expérience ne peut être complète sans cela. La découverte d'une sculpture ne serait-elle pas formidable pour les aveugles ?


Brâncuși ne voulait pas abîmer la beauté puissante de ses portraits en leur adjoignant des oreilles ou en les perçant de trous pour les yeux !


L'artiste n'est pas seulement inspiré par l'Asie ou les arts primitifs lorsqu'il sculpte sa Danaïde. On peut y déceler l'influence de la mode des années 20...


En admirant les phoques deux idiots évoquaient l'homosexualité cachée de Brâncuși. Ils faisaient simplement la même erreur que nous fîmes avec Bernard Mollerat en appelant notre film La nuit du phoque. Dans l'expression "pédé comme un foc", il s'agit de la voile triangulaire à l'avant d'un bateau qui prend le vent par derrière. Cela n'empêcha pas Brâncuși d'avoir des compagnes. La vie intime des artistes en dit parfois long lorsqu'il s'agit d'analyser leur œuvre... Ses visages aux formes pures, le Torse de jeune homme, le phallus dressé intitulé Princesse X, qui fit scandale et fut refusé au Salon des Indépendants de 1920, sont-ils vraiment ambigus ?


Ce ne sont que quelques réflexions à brûle-pourpoint. J'aurais pu raconter qu'à 28 ans il traversa l'Europe à pied de sa Roumanie natale jusqu'à Paris, évoquer son bref passage chez Rodin en 1907, son atelier impasse Ronsin à Montparnasse, son procès gagné contre les États Unis qui voulaient taxer ses œuvres comme si c'était des objets industriels, sa technique de la taille directe et du poli, son goût pour le blanc immaculé, ses photographies et ses films où en fait il pose au milieu de son univers, son désir de produire finalement des sculptures monumentales comme La colonne sans fin en fonte mesurant vingt-neuf mètres de haut, son legs à l'État français à condition que son atelier soit reconstitué, mais on peut lire tout cela partout.

Exposition Brâncuși "L'art ne fait que commencer", Centre Pompidou, jusqu'au 1er juillet 2024