Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mercredi 19 avril 2023

Il était une fois la fête foraine


Sans le courrier de Vincent Dujardin, forain de l'eau, qui cherchait désespérément le CD épuisé de Il était une fois la fête foraine (Auvidis Tempo A 6217 passé au pilon lors du rachat par Naïve), je n'aurais pas exhumé l'album que j'avais réalisé en complément du catalogue de l'exposition présentée en 1995-96 à la Grande Halle de La Villette et dont Raymond Sarti avait imaginé la scénographie. Cet énorme chantier nous occupa des mois avec une équipe dévouée, redoutablement efficace. Reconstituer une fête foraine dans la Grande Halle avec des objets patrimoniaux fut un pari réussi.
J'y participai comme concepteur de tout l'environnement sonore, soixante-dix sources différentes tournant en boucles sur plusieurs centaines de haut-parleurs, et en cosignai avec Bernard Vitet la composition musicale. Je fabriquai les ambiances et les effets ponctuels, commandai les dialogues cinglants à l'écrivain Alain Monvoisin, dirigeai les comédiens, rassemblai les chansons avec l'aide de Serge Hureau et Martin Pénet, élargissai la fête en créant des hors-champs chevalins au delà des palissades qui nous entouraient, etc. Comme aucune boucle n'avait la même durée la reconstitution sonore évoluait tout le temps, faisant vivre le lieu livré aux visiteurs qui oubliaient le côté compassé de l'espace muséographique à tel point que les enfants osaient hurler comme à la foire. Désacralisation qui ne manquerait pas d'en choquer certains, mais qui montrait que les musées pourraient peut-être se penser autrement. Le sujet s'y prêtait. Un badaud vomissait dans un coin sombre à la sortie du pousse-pousse, des gamins nous appelaient depuis le sommet de la plus petite grande roue du monde, plus loin à trente mètres de haut l'avancée dans le vide était accompagnée de remarques idiotes qui semaient l'effroi, et les manèges tournaient, ils tournaient, et les orgues se déclenchaient automatiquement, et les bonimenteurs nous étourdissaient... J'aurais été déçu si le public n'était pas ressorti de là avec une tête grosse comme ça !


Représenter l'expérience de la visite est impossible. En plus du labyrinthe imaginé par Raymond Sarti (son site est plein de croquis et de photos), il manque déjà les lumières de Marie-Christine Soma. Rien ne remplacera jamais l'aventure vécue, même Je l'ai perdue, sublime texte de Jean Cocteau dit par Jean Marais qui clôt le CD. J'ai filmé les préparatifs et j'ai filmé le dernier jour au terme des quatre mois de représentations, mais je n'ai encore jamais rien monté. De nombreuses émissions télévisées ont eu lieu depuis l'expo dont un Apostrophes. Pour le disque, j'ai mixé nos ambiances, textes et musiques en les alternant avec quelques sublimes documents d'archives. Sur la cinquantaine de chansons diffusées dehors, à l'entrée et tout autour de la Halle, j'avais d'abord choisi Encore un tour de chevaux de bois par Nane Cholet en 1935, nimbé d'ivresse et de fumée, où ce lieu de transgression renvoie l'image de notre monde à l'envers. La fille au manège par Renée Lebas en 1944 nous emporte sur des licornes et des Pégase, toujours plus vertigineux. Pour remplacer les monuments de l'exposition qui jouaient leur musique sur carton perforé, nous avions sélectionné trois orgues, un Gasparini, un Limonaire et un Ruth que nous étions allés enregistrer à Lyon et en Suisse avec Silvio Soave. Bernard et moi avions composé de faux ragtimes que faisait sonner le piano mécanique du cinéma forain, l'année de son centenaire !
Les musiques du pousse-pousse, sorte de boîte à musique géante, celles des manèges de petites voitures et de chevaux, se mêlaient aux crémaillères des attractions mécaniques, aux feulements des fauves et aux boniments des comédiens. J'avais réuni une sacrée distribution : Michael Lonsdale au Pavillon des Curiosités, dernière présentation intégrale des cires anatomiques du Cabinet Spitzner avant leur dispersion, Luis Rego pour la Parade des lutteurs, l'équilibriste verbal Jean-Marie Maddedu et l'authentique foraine Menica Brunet-Fabulet aux jeux de massacre, le gourmand Laurent Jouin jouant le confiseur Dédé, le duo chamailleur de Michel Berto et Daniel Laloux, l'incisive Dominique Fonfrède, et toute l'équipe avait prêté sa voix. Benoît Weber était le zélé régisseur de cet incroyable échafaudage sonore. J'avais illustré le livret avec les esquisses de Raymond Sarti qui a toujours su nous faire rêver avant que les maquettes ne se déploient magiquement sous leur taille réelle.

Ce projet était tombé à point nommé comme je rentrai du siège de Sarajevo. J'avais besoin de me changer les idées avec un train fantôme qui ne soit que d'illusion. L'enthousiasme du commissaire Zeev Gourarier nous entraîna pendant l'année que je passai à construire cet incroyable univers "Cagien" à partir d'éléments populaires. Suite au succès remporté, Pierre Lavoie me commanda la musique du CD-Rom Au cirque avec Seurat (notez l'association d'idées forain-cirque, elle est parfois bénéfique !) qui allait inaugurer une séquence de ma vie qui durera dix ans au service du multimédia. Plus tard, toute l'équipe de Il était une fois la fête foraine partit au Japon réitérer ses facéties pour The Extraordinary Museum à Kumamoto et Euro Fantasia au Nagoya Dome. La dernière collaboration qui nous rassembla avec Zeev et Raymond fut l'exposition Jours de cirque en 2003 au Grimaldi Forum à Monaco, mais ça c'est une autre histoire.

Article du 2 novembre 2010 (liens ajoutés ou actualisés)

lundi 10 avril 2023

Thomas Demand, le diable est dans les détails


Sur les conseils de Marie-Laure j'ai visité l'exposition Thomas Demand au Musée du Jeu de Paume. L'artiste fabrique des maquettes en papier grandeur nature, les photographie avant de les détruire, et les reproduis en grand format. Ses mises en scène de décors et d'objets exigent parfois des dizaines de tonnes de carton. Je n'ai pas manqué de croiser des amis architectes, c'eut pu être des scénographes tant cette reconstruction de l'espace est fascinante. Si les sujets sont souvent dramatiques, les œuvres nous tiennent à distance, comme des scènes de crime d'où les victimes ont été déjà extraites. Sont représentés la chambre russe d'Edward Snowden, la salle de bain où s'est noyé un ministre allemand, un bureau de la police est-allemande mis à sac, une salle de commande à l'abandon d'une centrale nucléaire, l'atelier d'un luthier... Mais ce sont pourtant les patrons du styliste Azzedine Alaïa qui plastiquement emportent mon suffrage...


Partout il faut s'approcher des clichés pour admirer le travail incroyable de minutie exigée, l'infinité de nuances des couleurs, et puis ensuite prendre du recul, imaginer le va-et-vient de Thomas Demand, tant dans la forme que le fond. Car tout part d'une photographie d'un évènement ou d'un lieu, pour y revenir agrandie, en passant par une reconstitution 3D d'où il aura extirpé toute présence humaine. Le contexte épuré, ne reste que l'âme de ce qui s'est joué là : objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Parfois plusieurs œuvres rassemblées recomposent une histoire dans son déroulé, comme un découpage cinématographique, forcément elliptique. Jouer entre le modèle et sa représentation a donné son titre à l'exposition : Le bégaiement de l'histoire. Le mouvement de va-et-vient est explicite dans les deux minutes du film où le paquebot Pacific Sun est pris dans une tempête tropicale, envoyant valdinguer tous les meubles d'un bord à l'autre.


En regardant Clearing je pense aux pulsions obsessionnelles décrites par Freud dans les Cinq psychanalyses quand il était impossible au patient de passer devant un arbre sans compter le nombre de feuilles ou celui des points dans un livre. C'est évidemment le lot de nombreux artistes peintres renvoyés à leur solitude. Je ne suis pas certain de celle-ci en ce qui concerne l'artiste munichois, m'interrogeant à mon tour sur le nombre d'assistants employés dans son atelier berlinois. J'évoque la peinture, car dans l'élaboration de ces œuvres c'est plus de cela qu'il s'agit que de sculpture et de photographie. Leur interprétation tient du conte arabe où l'histoire se transforme en voyageant d'un conteur à un autre, sorte de flou artistique constitué de milliers de points nets. Ainsi, lorsqu'on ignore le contexte qui a suscité les tableaux de Thomas Demand, frôle-t-on l'art conceptuel ou, attentivement, perçoit-on les signes du drame, puisque le diable est dans les détails* ?

→ Thomas Demand, exposition Le bégaiement de l'histoire, Jeu de Paume, jusqu'au 28 mai 2023

* Gott steckt im Detail est une phrase attribuée en Allemagne à Mies van der Rohe auquel Thomas Demand se réfère dans certains entretiens. Dieu [au sens de perfection] est dans les détails fut auparavant prêtée à Saint Thomas d'Aquin, puis à Gustave Flaubert.

mardi 10 janvier 2023

Le pendule de Foucault


Ma mère me demandait ce que je faisais. Je répondais "je rêve". J'y passais des heures. Les pieds sur le bureau, les coudes sur la table ou les yeux au plafond. Depuis toujours, mon travail est le fruit de ces moments hallucinatoires où je me projetais dans l'espace et dans le temps. Je rêvais du cosmos, je rêvais de la Terre, je rêvais de maisons utopiques où il ferait bon vivre, je rêvais de musique, je rêvais de lumière, je rêvais à quoi rêvent tous les petits garçons épris d'encyclopédisme et, plus tard, de ce qui anime les adolescents pubères. La science était revêtue des habits de la poésie et les machines qui ne servent à rien s'accumulaient sur les étagères ou dans mes petits cahiers. Si je n'ai jamais connu de crise mystique, mes interrogations sur l'origine du monde me donnaient le vertige jusqu'à la nausée. La mort prenait sa source à l'endroit du big bang, ma microscopie tendant vers moins l'infini m'aspirait dans l'abîme. Le plancher des vaches recouvert de bitume était plus rassurant. En visitant la Chapelle du Musée des Arts et Métiers, j'ai retrouvé le Meccano de mon enfance, les premières automobiles et les avions accrochés au plafond comme autant de modèles agrandis des maquettes que je ne saurai jamais terminer, faute de patience ou par manque de pouvoir évocateur qu'ils représentaient face aux idées se bousculant sous ma boîte crânienne. Dans l'opéra de Schönberg, ma sympathie va évidemment à Moïse plutôt qu'à Aaron ! Grand amateur d'expériences en tous genres, j'étais heureux de voir osciller le pendule de Foucault, vérifiant que "pourtant elle tourne" ! Nous l'observâmes aussitôt arrivés en Afrique du Sud où nous étions partis en tournée pour le Centenaire du Cinématographe en 1995, penchés au-dessus de la cuvette des toilettes pour admirer la spirale inversée de l'écoulement de l'eau. Non, définitivement, je n'effectuerai jamais totalement ma croissance.

Article du 14 mai 2010

jeudi 24 novembre 2022

Gerridae


Hier matin Éric Vernhes est venu installer l'édition d'artiste de sa pièce Gerridae. J'ai mis du temps à me décider. Lorsque je passais à son atelier, je la regardais et l'écoutais en me disant que j'allais craquer, mais le lendemain matin je trouvais plus raisonnable de produire un de mes disques avec ce que cela m'aurait coûté. Cela me démangeait. Mon ami a réalisé des œuvres extrêmement variées, ce qui n'est pas courant. La plupart des plasticiens reproduisent infiniment des variations du truc qui les caractérise et qu'ils ont mis du temps à trouver. Si des constantes évidemment existent, Éric renouvelle chaque fois les supports, les matériaux et la programmation puisqu'il s'agit presque tout le temps d'art cinétique. C'est à ce courant que les œuvres interactives sont assimilées. Cela exige de sa part un savoir faire incroyable, de la menuiserie à la ferronnerie, de l'électronique à l'informatique, de la musique au cinéma, de la conceptualisation à la poésie et j'en passe. Gerridae s'insère parfaitement dans mon environnement. Le cadre noir rappelle celui des deux photos d'Un son qu'Éric m'avait offert pour mes soixante ans, sans parler de mon nouveau réfrigérateur qui est noir mat. Quant aux couleurs des leds, autour, qui suivent celles qui s'animent dans le cadre, elles collent merveilleusement avec le kitch flavinien de l'escalier. Le son reste discret, bien proportionné à l'œuvre de 70x70 centimètres et au salon où Gerridae est accroché. Eric a dû percer le mur de 29 centimètres d'épaisseur pour qu'aucun fil ne soit visible sur la façade. J'adore son travail parce que passé l'esthétique réside une éthique, sorte d'histoire ouverte à laquelle le spectateur participe par son interprétation. Les œuvres purement plastiques m'ont toujours un peu ennuyé. Cinéphile jusqu'à la pointe des oreilles, j'ai besoin qu'on me raconte des histoires. Mais je préfère laisser la parole à l'auteur qui présente ainsi Gerridae, agrémenté de photographies et d'un petit film explicite :
Des fragments graphiques évoluent sur un écran. Leur modèle de comportement et d’interaction est inspiré de celui des araignées d’eau (Gerris, de la famille des Gerridae) à la surface d’un étang. Lorsque le spectateur s’approche et effleure le cadre de l’écran, les fragments se stabilisent et s’assemblent en une proposition poétique, cryptique, aléatoire mais néanmoins (si on le souhaite) divinatoire.
L’homme a toujours cherché à voir dans les manifestations naturelles autonomes (formes des nuages, vols des oiseaux…) des “signes” qui l’éclaireraient sur son devenir. Ne comprenant pas les raisons pour lesquelles un objet ou un organisme s’anime, il cherche obstinément une intentionnalité, une volonté extérieure à lui qui s’exprimerait par ce mouvement, puis fait intervenir un médiateur initié, l’oracle, pour transformer ces signes cryptés en messages intelligibles qui s’adresseraient exclusivement à lui-même. Ce réflexe anthropocentriste n’est pas l’apanage des tribus primitives. Même pour nous, l’idée du hasard et de l’absence de déterminisme divin dans l’origine de ces mouvements, telle qu’exprimée par les Epicuriens à propos des atomes, ne s’impose jamais d’elle-même (c’est pour cela que j’ai fait “De notre nature”) et est constamment à redécouvrir. J’en veux pour preuve cette phrase elliptique et mystérieuse, généralement lancée pour clore une discussion et que tout le monde à déjà entendu: “De toute façon, il n’y a pas de hasard…” Cette phrase sous-tend une proposition connexe qui est que, si on s’en donne la peine, “Tout s’explique.” Dans ces moments là, on parle généralement, non pas du mouvement des choses naturelles, mais du mouvement des choses que l’on ne comprend pas en général. Et si l’intention qui préside à ces mouvements n’est pas celle d’un dieu en bonne et due forme, il y a là l’affirmation d’un principe déterministe universel qui régente le monde. Il n’y a donc pas de hasard et pas d’insignifiant. Tout fait signe, tout fait sens. Il ne reste qu’à trouver le bon oracle. Gerridae est partie de l’idée que si tout fait sens, j’aurais alors plaisir à produire les signes, ou, tout du moins, le contexte dans lequel ces derniers peuvent émerger. (C’est, il me semble, le travail de l’artiste que de produire des signes). Dans Gerridae, je crée donc la mare aux insectes qui doit faire signe et je laisse au spectateur le choix du moment ou ceux-ci doivent s’exprimer. Lorsqu’il effleure le cadre de sa main, les “insectes” électroniques se transforment en phrase. J’ai utilisé la structure du Yi King ainsi que des propositions du générateur de texte mis au point par Jean-Pierre Balpe et Samuel Szoniecky pour obtenir des propositions poétiques aléatoires qui peuvent se rapprocher, si l’utilisateur veut le voir en ce sens, d’une divination cryptée. Je souhaite néanmoins qu’il y voit avant tout une poésie qui, tout autant que la prédiction, révèle des aspects insoupçonnés de ce dont elle parle.
L'inspiration du Yi King n'est pas faite pour me déplaire. Matérialiste fervent, je connais néanmoins le pouvoir magique des mots comme de toutes les œuvres de l'esprit. L'inconscient fait partie de cette poésie que je retrouve chez Cocteau, Lacan ou Godard, mes trois voix préférées, même au sens littéral. Question de rythme probablement, d'adéquation entre le sens et le ton certainement. Dans de rares moments où je perdis mes repères, consulter le Yi King m'a aidé à valider mes choix. En lisant John Cage je m'étais aperçu de son étonnante construction, identique à notre ADN avec ses 64 hexagrammes. La récente version du Yi Jing réalisée par Pierre Faure enterre définitivement la vieille traduction de Richard Wilhelm pour mille raisons. Et Gerridae de me susurrer : " l'entendement ne se distingue pas du rêve / ciel au-dessus d'une eau stagnante / le roi cherche dans tous les coins / et parle de l'amour / pas un puits ".

mardi 22 novembre 2022

Christian Marclay au Centre Pompidou


J'ai évidemment foncé voir l'exposition Christian Marclay au Centre Pompidou. Avec Les Choses au Louvre et Black Indians au Quai Branly c'est la troisième qui m'enthousiasme cet automne. Les Choses est la plus stimulante, créant des synapses inattendus. Black Indians est la plus troublante par son évocation de l'esclavage et la responsabilité de la France. Si elle ne réserve pas beaucoup de surprises à celles et ceux qui connaissent bien le travail de Christian Marclay, elle plaira aux amateurs de musique et de cinéma, de cassettes et de vinyles, d'absurde et d'infini. J'ai rencontré Marclay au tout début des années 80. Nous avions le même producteur de disques, Jürgen Königer, du label Recommended Records/No Man's Land. C'était la première fois que je voyais quelqu'un scratcher des disques, avec des pédales d'effets sur les platines et des bricolages inattendus comme les disques qu'il avait découpés et réassemblés, et ce bien avant la plupart des DJ. J'adore le 25 centimètres More Encores et l'on pourra admirer là les disques vinyles avec annotations, utilisés lors de performances. Il fut, comme moi, très influencé par Revolution 9 des Beatles sur le double blanc, et par John Cage que nous avons tous les deux eu le plaisir de rencontrer à six ans d'intervalle !


Plus tard j'ai acquis un des coffrets Footsteps ou son jeu de cartes Shuffle, tous deux montrés à Pompidou. Ce ne sont évidemment pas les clous de l'expo. Le montage audiovisuel Doors est une première. Des personnages entrent et sortent dans le mouvement. L'effet répétitif est fascinant parce qu'aucun plan ne ressemble à un autre et que les raccords sont parfaitement fluides, créant des effets comiques ou dramatiques qui sont propres au cinématographe. Il y a évidemment des liens avec la succession vidéographique des Telephones présentée ici, ou l'horloge The Clock, composée de milliers d'extraits de films sur 24 heures, cette fois hélas absente. À côté de ces installations telle aussi Surround Sounds, où les onomatopées vous entourent, sont exposés de nombreux collages, des instruments impossibles (accordéon Virtuoso de sept mètres, guitare molle Prosthesis, guitare tordue Vertebrate, batterie Drumkit trop haute, trompette tuba Lip Lock aux embouchures collées comme un baiser, tabouret cor Stool - sur lequel le corniste Nicolas Chedmail eut jadis l'occasion de s'asseoir !), des disques découpés, des pochettes imaginaires, des sculptures constituées de bandes magnétiques, etc. Zoom Zoom, partition longue de 20 mètres constituée d'onomatopées et mangas, conçue pour Shelley Hirsch, chanteuse new-yorkaise que j'aime beaucoup, rappelle évidemment Stripsody de Cathy Berberian. Les visiteurs pourront même expérimenter Playing Pompidou, une expérience en réalité augmentée interactive audio et visuelle depuis le parvis du Centre ainsi que depuis n'importe où dans le monde en scannant un code grâce à la technologie Landmarker de Snapchat ; Christian Marclay et le AR Studio de Snapchat basé à Paris ont transformé la façade du bâtiment en un instrument de musique !


On sera enchanté de revoir les quatre écrans de Video Quartet, probablement mon installation préférée, ou Guitar Drag, qui avaient été projetés à la Cité de la Musique dans une rétrospective de 2007 que j'avais chroniquée ici-même, extraits vidéo à l'appui. Adepte du montage en temps réel ou différé, des collages hétéroclites, des œuvres qui grincent et interrogent à la fois leur temps et leur medium, je suis aux anges avec Marclay.
Tout cela a été rendu possible grâce au groupe Mirabaud qui investit des sommes considérables dans l'art. Que Christian Marclay soit suisse, même s'il réside à New York, est une opportunité pour ce groupe bancaire et financier international basé à Genève. À une époque où l'économie capitaliste est de plus en plus fragile, la spéculation sur les œuvres d'art bat son plein. En France les fondations Vuitton, Pinault, Emerige, Cartier et quelques autres font la loi en contrôlant le marché. Quelques rares artistes vivants en profitent, les plus lucratifs sont souvent morts il y a longtemps et parfois dans un dénuement absolu.

→ Exposition Christian Marclay, Centre Pompidou, jusqu'au 27 février 2023
→ Catalogue, ed. du Centre Pompidou, 45€ comme la plupart des catalogues d'exposition

lundi 31 octobre 2022

Les choses et Machins machines au Louvre


Appelons cela une réaction en chaîne. David Fenech m'apprend que Pierre Bastien et Pierrick Sorin joueront vendredi dernier à l'Auditorium du Louvre. Comme j'annonce que j'irai, Étienne Brunet nous emboîte le pas. Arrivé en avance, je fais un tour curieux à une exposition ouverte depuis peu. Or la programmation de Machins Machines est directement liée à l'expo Les choses que je découvre avec ravissement. L'absence de chronologie ainsi que l'exquise variété et le choix malin des œuvres me font penser à Jean-Hubert Martin avec qui j'avais travaillé sur Carambolages au Grand Palais, mais la commissaire est Laurence Bertrand Dorléac. À suivre ! J'y retrouve la notion de plaisir dans cette vision d'auteur qui prend les choses au sérieux en abordant cette histoire de la nature morte avec un véritable point de vue. Les visiteurs semblent aussi intéressés que Monsieur Hulot.


Comme je n'avais encore rien lu sur Les choses, je suis enchanté par ma déambulation. J'hésite même à décrire quoi que ce soit pour vous laisser le plaisir de la découverte. Allez-y sans tarder ! Ci-dessus des œuvres critiques de la société de consommation : les quatre photos cousues de Coca Cola d'Andy Warhol, Déchets bourgeois. Et s'il n'en reste qu'un je serai celui-là d'Arman et l'ombre de l'Oiseau de paradis de Martial Raysse. L'intelligence des textes des cartels entérine mon désir d'acquérir le catalogue. Je fais bien. La moitié est constituée d'un chosier inédit : des auteurs de toutes sortes choisissent un mot-clef et le décline chacun/e à sa façon. J'aurais adoré participer à cette aventure avec du son. Si j'ai été happé dés le début par Georges de la Tour, Andreï Tarkovski, Buster Keaton, Daniel Spoerri, Christian Boltanski ou des antiquités égyptiennes, je flashe sur l'explosion renversée du film Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni sur le grand écran à la sortie. À la question de Lamartine “Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?”, je me sens animiste.


Ci-dessus Still Life de Ron Mueck, Nature morte au vieux soulier de Joan Miró, Vénus endormie de Giorgione rêvant de B.H. (Bernard Heidsiek) et de F.D. (François Dufrêne) de Jean-Jacques Lebel, Sans titre de Luc Tuymans et 200 kg de Bazooka Bubble Gum de Felix Gonzalez-Torres.

Dans ce temple de l'art, on vomit l'argent (van Reymerswale, Hieronimus Francken II, Boilly, Dubreuil, Lüthi, Ferrer, Barbier), on expose la bidoche (Oudry, Houdon, Desportes, Chardin, de Zurbarán, Goya, Rembrandt, van Beyeren, Courbet, Buffet, de Ribera, Serrano, Gauguin), on apprivoise la mort (Taylor-Johnson, les frères Chapman, Gijsbrechts, Champion, Bonnecroy, Richter, Géricault, Schütte, Burke, Gober, Raynaud), on vit simplement (Coorte, Manet, Redon, Cézanne, van Hoogstratten, van Gogh, Matisse, Bonnard, Foujita, le douanier Rousseau, Chirico), on rit des temps modernes, on s'en inquiète (dans le hall Le pilier des migrants disparus de Barthélémy Toguo grimpe vers le sommet de la pyramide du Louvre). Avec autant de sérieux (Chancel, Kudo, Strand, Resnais et Queneau, de Saint-Phalle, Chevalier) que d'humour (Giacometti, Tanning, Oppenheim, Broodthaers, Filliou, Manzoni, Tati, Dine, Duchamp, Picasso, Brown, Léger, Darrot), ces cent soixante œuvres en disent long sur l'histoire de l'art à travers les choses. Perec aurait adoré.


J'en sors donc chargé du lourd catalogue de 450 pages que, pour une fois, je dévorerai du début à la fin, et je rejoins l'Auditorium où, à l'entrée, Pierrick Sorin a installé cinq de ses petits théâtres optiques burlesques. Sur scène, pour leur ciné-spectacle qu'ils n'ont pas joué depuis dix ans, il filme Pierre Bastien aux prises avec ses instruments mécaniques, intégrant ses pitreries chorégraphiques aux roues dentées et liquides en apesanteur. Le duo, se laissant aller à ses improvisations audiovisuelles, fonctionne à merveille...


Pierre Bastien agrémente sa musique minimaliste de petits chorus de trompette augmentée. Il confectionne toutes sortes de sourdines créatives comme un harmonium aux accords délicieusement mineurs ou un verre d'eau qui fait des bulles de son. Sur un châssis de Meccano il fixe des mini-tubes d'orgue, des languettes de papier volantes, des plectres qui tournent, tournent et nous enchantent. Et ses tourne-disques renvoient de la lumière comme les pas de danse esquissés par Pierrick Sorin suggèrent de mignonnes ritournelles... Un très beau spectacle.

→ Exposition Les choses. Une histoire de la nature morte, Le Louvre, jusqu'au 23 janvier 2023
Le catalogue (détail sur le lien), 39€

lundi 10 octobre 2022

Black Indians au Quai Branly, de l'esclavage à la parade


Je m'attendais à voir des parures de plumes, de sequins et de perles aux couleurs explosives comme dans la série TV Treme de David Simon. Elles y sont, somptueuses, magiques, éclatantes. Mais j'ai d'abord été saisi par l'histoire de la colonisation de l'Amérique du Nord et de l'esclavagisme qui l'accompagna. La présentation de l'exposition Black Indians au Musée du quai Branly, conçue par Steve Bourget, laisse penser que tout tourne autour du Mardi Gras lorsque défilent les Black Indians, les Baby Dolls, les Skull and Bone gangs, accompagnés par les fanfares des Second Lines. On sera comblé, mais avant d'en arriver là on admirera les coiffes et carquois, calumet et mocassins, manteau et tunique des Amérindiens des Plaines, et les instruments de musique africains que le blues et le jazz développeront, les luths devenant par exemple banjos. Plus avant, je découvre la place de la France dans la conquête du Nouveau Monde, ses guerres et la perte progressive du continent ravi aux autochtones au profit des Anglais. Cette partie largement développée dans l'exposition l'est curieusement beaucoup moins dans le magnifique catalogue. Par contre on y lit des contributions essentielles comme Le Mardi gras de l'anthropocène de Rebecca Snedeker rappelant l'origine conservatrice des défilés et leur avenir compromis par la montée des eaux ou Supposons qu'ils ne veuillent pas de nous ici ? de LaKisha Michelle Simmons retraçant la topographie raciale d'uptown et downtown.


Tout commence en 1682 par la prise de possession du bassin du Mississipi par René-Robert Cavelier de La Salle au nom de Louis XIV. En 1718 la Nouvelle-Orléans est fondée par Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville et, un an plus tard, arrivent les premiers esclaves au bord de L'Aurore dans le golfe du Mexique. De 1763, fin de la guerre de Sept Ans au profit des Anglais, à 1803, vente de la Louisiane aux États-Unis, la France disparaît du continent. Mais dès 1724, la promulgation du Code noir entérine l'esclavagisme dans sa forme la plus cruelle. Pour une fois la chronologie est opportune, nous permettant de comprendre comment on en est arrivé là. L'exposition dresse le portrait terrible du racisme qui permet d'exploiter au maximum la population afro-américaine après avoir spolié les Amérindiens de leurs terres. C'est d'ailleurs pour commémorer l'aide que ceux-ci apportèrent aux esclaves en fuite que les Black Indians s'en inspirèrent pour leurs costumes, probablement influencés aussi par la culture du peuple africain des Yorubas. Face à l'évangélisation forcée, la prophétie du Bison blanc des Amérindiens et les traditions africaines accouchent du culte vaudou. Si les mariages entre Amérindiens et Afro-américains sont évoqués, les viols par les blancs semblent avoir été occultés. C'est pourtant un sujet de préoccupation important pour les Nord-américains enclins à interroger leur patrimoine génétique sur l'existence de sang rouge ou noir. Les suprémacistes blancs avaient formé des milices criminelles tel le Ku Klux Klan, toujours en activité même si nettement moins virulent. Après la conquête de l'Amérique par les Européens, ce sera au tour des Afro-américains de s'affranchir de leurs maîtres esclavagistes.
À la fin du XVIIIe siècle, la révolution haïtienne, avec Toussaint Louverture, fut la première révolte d’esclaves réussie du monde moderne. Les assassinats de Martin Luther King, Malcolm X, de nombreux Black Panthers jusqu'au meurtre récent de George Floyd, la violence quotidienne qui perdure, ainsi que l'ethnocide et la déportation subis par les Amérindiens (les natives), montrent que la ségrégation et les inégalités sont encore extrêmement vivaces aux États-Unis, comme les a filmées Raoul Peck dans sa remarquable série TV Exterminate all the brutes.


En 1964 le Civil Rights Act met fin à la ségrégation et la discrimination, mais ce n'est donc qu'officiel, la population noire est toujours stigmatisée. On l'aura constaté avec l'ouragan Katrina où les quartiers pauvres de La Nouvelle-Orléans ont été plus terriblement inondés, même si 80% de la ville ont été touchés. Spike Lee en avait tiré le documentaire en quatre parties When The Leeves Broke et j'avais cité un témoignage morbide tiré d'un livre de Mark Jacobson montrant la misère de la population. Tout cela est présent dans l'exposition, ponctué par des œuvres contemporaines de Vincent Valdez, Michael Ray Charles, Philip Guston ou Charles Fréger, avant d'arriver au clou du spectacle, la dernière salle, œil du cyclone de la scénographie des Studios Formule (Juliette Dupuy) et Vaste. Jusqu'ici on avait tourné autour, épousant la forme de la rampe qui monte aux collections permanentes du musée. Les objets, les costumes, les films, les cartels nous avaient progressivement amenés à la dernière salle, lumineuse, contrastant avec les précédentes. Des fils tombent du ciel comme des harpes de couleur. Ceux qui défilent ont eux-mêmes cousu et brodé leurs costumes incroyables au prix de grands sacrifices, parfois aidés par les institutions caritatives appelées Social Aid and Pleasure Clubs. Après toutes les misères endurées pendant des siècles, jusqu'à la crise sanitaire de la Covid, la parade des Black Indians marque un acte de résilience, une manière de défier la pauvreté et la mort.
Lors de notre périple initiatique autour des USA en 1968, ma petite sœur et moi avions fait un passage éclair dans l'ancien quartier français de La Nouvelle-Orléans, mais n'ayant pas trouvé comment nous loger, nous avions repris le Greyhound Bus un peu avant minuit. Heureusement, me souvenant encore de Sidney Bechet qui m'avait laissé souffler dans son saxophone soprano lorsque j'avais cinq ans, je retrouve l'atmosphère de fête de La Nouvelle-Orléans, formidable remède aux pires mésaventures.



Exposition bilingue Black Indians de La Nouvelle-Orléans, Musée du Quai Branly Jacques Chirac, jusqu'au 15 janvier 2023
Catalogue Black Indians de La Nouvelle-Orléans, Actes Sud, 43€ à la boutique du musée où j'ai aussi acheté le triple CD Haïti Vodou (1937-1962) sorti chez Frémeaux et Associés, ainsi qu'un joli hochet péruvien de noix de chacha qui sonne très joliment.

mercredi 27 juillet 2022

Ernest Pignon Ernest à Landerneau


Comme j'étais en Bretagne j'en profitai pour faire un saut à Landerneau où le Fonds pour la culture Hélène & Édouard Leclerc expose Ernest Pignon Ernest jusqu'au 15 janvier 2023. On avait pique-niqué le long de l'Élorn près du pont habité de Rohan. Aucune cabine téléphonique dans la ville pour expliquer aux enfants comment on faisait avant les portables. Je ne me souviens plus si c'était ces miséreux ou Rimbaud sur un mur qui la première fois me fit découvrir une affiche de l'artiste, mais c'était à la fin des années 70 lorsque je travaillais avec Michel Séméniako et Marie-Jésus Diaz pour UniCité. Ernest Pignon Ernest reste pour moi la référence la plus ancienne du street art en France, l'art urbain, même s'il a collé un peu partout sur la planète. Son œuvre est intimement liée à son engagement politique. À l'époque j'étais compagnon du route du PCF, même si je n'adhérais pas au révisionnisme proto-stalinien ni au Programme Commun. Lorsqu'on dit que E.P.E. fait des œuvres en situation, il préfère répondre qu'il fait œuvre des situations. À l'instar des Jean-Luc Godard il aime retourner les phrases comme une chaussette pour s'approprier l'espace public où il colle...


Le conservateur Jean de Loisy a sélectionné trois cents œuvres, dessins, photographies, installations, montrant son engagement critique et la virtuosité de ses traits. E.P.E. commence par des pochoirs, passe aux dessins à la pierre noire et aux sérigraphies qu'il place toujours dans des lieux en rapport avec le sujet. L'ombre portée de l'homme foudroyé par l'éclair nucléaire de Hiroshima ne le quittera jamais. Ses Pasolini portant sa propre dépouille sont symptomatiques de la souffrance subie par les plus fragiles, de l'injustice que la société impose à ceux qui ruent dans les brancards en refusant de se taire. Il colle donc Pasolini assassiné à Rome, Matera, Naples, dans des lieux qui riment avec la vie et la mort du cinéaste-poète...


Chaque salle porte un titre. Ecce Homo, Soulèvements, Naples (Anabases et catabases), Derrière la vitre, Dans l'atelier, Pasolini (Si je reviens), Le poète fait son pays, Mystiques, Droit au cœur, Victor Segalen. Les esquisses montrent le travail minutieux de l'artiste, ses recherches du moindre détail, pour qu'il exprime ce que visent les poètes. Il en fait leurs portraits. Artaud. Desnos. Genet. Maïakovski. Neruda. Mahmoud Darwich. Jacques Stephen Alexis. Des anonymes. Il installe les grandes mystiques qui ont laissé des écrits, Marie Madeleine, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno, Catherine de Sienne, Thérèse d'Avila, Marie de l'Incarnation, Louise du Néant, Madame Guyon. Le corps est sanctifié. Le visage creusé. Il marche sur les traces de Leonardo da Vinci, déterrant les cadavres, mais de manière métaphorique. Il exhume les victimes, morts vivants d'une société inique qui les dépouille. À Calais, Soweto, Ostie...


E.P.E. lutte contre l'oubli. Je reconnais Maurice Audin, jeune mathématicien communiste assassiné en Algérie par les militaires français. Sa femme, qui a passé sa vie à se battre pour que la vérité sur sa mort éclate, habitait à deux pas et le parc du Château de l'étang où je marche quotidiennement a été rebaptisé Parc Josette-et-Maurice-Audin. Je pense souvent à lui, comme aux autres figures dessinées par Ernest Pignon Ernest. Nous partageons ces images pieuses, fondamentalement laïques et révolutionnaires.

mardi 14 juin 2022

James Turrell, le magicien de la lumière


[Il y a 24 ans] je composai l'habillage de Europrix avec Étienne Mineur alors directeur artistique de l'agence autrichienne NoFrontiere. Nous réalisions ensemble les clips télé, la scénographie du Musée de l'Industrie où la manifestation se déroulait, et tout ce qui tourne autour, soirée télé en direct, etc. Comme j'avais terminé les enregistrements et la mise en espace et qu'Étienne était comme d'habitude au four et au moulin j'allai visiter, avec Claire Mineur, sa compagne, la Sécession, le Musée Hundertwasser, la pâtisserie Demel, les baraques de saucisse au fromage et tout ce qui fait le charme de Vienne.
Claire m'entraîna au Musée des Arts Appliqués où était exposée une rétrospective James Turrell. Le choc fut inexprimable. J'en garde encore aujourd'hui un souvenir hallucinant. Nous pénétrons dans des couloirs totalement obscurs pour être soudain confrontés à des rectangles monochromes de couleur vive dont on ne comprend absolument pas d'où vient la lumière. Un trait d'une autre couleur souligne parfois le cadre, mais sommes-nous proches ou loin de la source, quelle est sa véritable taille ? Tout fait énigme. Nous flottons dans un nulle part qui n'a de rapport avec aucun ailleurs. La stupeur est à son comble dans Wide Out, large espace bleu où les visiteurs laissent leur ombre en rémanence sur leur propre pupille. Déchaussés, nous ne planons pas, nous volons. Aucune installation lumineuse n'égala jamais l'expérience vécue ce jour-là. Depuis je cherche désespérément les manifestations de Turrell dans l'espoir de partager cette inexplicable émotion avec celles et ceux à qui je la raconte en vain.


Regardez la vidéo tournée à Wolfsburg en suivant les sous-titres. Elle permet de comprendre un peu mieux la dimension de cette œuvre à vivre exclusivement en s'y immergeant corps et âme...

Article original publié le 17 décembre 2009
Photo : James Turrell Milk Run II

mercredi 18 mai 2022

Allemagne années 1920 au Centre Pompidou

...
En visitant l'exposition Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander au Centre Pompidou, deux images me sont apparues. La première est celle de la récente série allemande Babylon Berlin, thriller sur fond social particulièrement réussi, d'autant que certains éléments de la réalisation telle que la musique font référence à notre époque sans souci de réalisme. Le pont entre les années 1920 qui firent le lit du nazisme et aujourd'hui où la question réside dans la date de la catastrophe annoncée est à double sens. La seconde est la froideur qui se dégage des œuvres, qu'elles tentent de rationaliser la crise ou de faire grincer la machine broyeuse des individus (les Douze Maisons du temps de Gerd Arntz, deux d'entre elles reproduites ci-dessous, sont explicites de l'exploitation de l'homme par l'homme et de l'emprisonnement des prolétaires). Là encore ces deux extrêmes sont poreux. Nul n'échappe à l'air du temps. Le photographe August Sander classifie ses portraits en fonction de leurs métiers ou de leur appartenance de classe. Les peintres et les cinéastes mettent en scène la décadence d'un monde dans le déni, les Années folles camouflant l'arrivée de la Grande Dépression. Quelques films jalonnent l'exposition qui reflète bien la République de Weimar : Berlin, symphonie d'une grande ville de Walther Ruttmann, Jeunes filles en uniforme de Leontine Sagan, Les hommes le dimanche de Robert Siodmak et Edgard George Ulmer, L'opéra de quat' sous de G.W. Pabst d'après Bertolt Brecht...


Les tableaux d'Otto Dix sont fascinants, miroirs sans complaisance d'une société en pleine déliquescence. Celui que j'ai photographié (en haut de l'article) est cyniquement intitulé À la beauté. Le grand carton pour Le triptyque d'une grande ville ou ses portraits sont du même acabit. Réaction à la rigueur économique, la sexualité se débride. L'homosexualité et l'avortement revendiquent leur dépénalisation. Mais ces combats de mœurs cachent les véritables problèmes. Un peu comme de nos jours sous toutes nos latitudes. Les progressistes se contentent de mesurettes sympathiques alors que le climat est sur le point de bouleverser l'équilibre planétaire. Dans les médias, une une chasse l'autre, en évitant soigneusement d'analyser l'origine du mal. Il y a deux poids deux mesures dans les crimes contre l'humanité selon les intérêts économiques des pays concernés et de leurs industriels. Quant aux autres espèces vivantes, on se contente de chiffrer leurs disparitions.
Je retournerai voir cette exposition maintenant que je regarde autour de moi avec les yeux d'il y a un siècle. On dit que l'Histoire est un éternel recommencement. La loi des cycles s'est imposée jusqu'ici, mais le rapport du GIEC est clair. Nous jouons avec le feu en rendant impossible tout retour "en arrière". Il va falloir faire rapidement preuve d'imagination et de solidarité si nous voulons éviter le pire.

→ Exposition Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander au Centre Pompidou jusqu'au 5 septembre 2022

mardi 26 avril 2022

Exposés à la Biennale de Venise avec Roger Ballen


Comment nous sommes-nous retrouvés exposés cette année à la Biennale de Venise, dans le Pavillon de l'Afrique du Sud ?
Les rebondissements sont bien l'apanage de notre métier. Tout d'abord rien n'eut été possible sans les rencontres d'improvisateurs que j'initie depuis dix ans au Studio GRRR. Je devrais remonter encore plus haut, lorsque ma passion tardive pour la musique, j'avais quinze ans, me fit opter inconsciemment pour le faire plutôt que pour l'écrit, contrebalançant mes incompétences par une pratique vivante inédite, privilégiée par un instrumentarium émergent et la syntaxe cinématographique qui deviendra mon terreau. Cette phrase est tout de même moins longue que mon histoire ! En 2020, le double CD Pique-nique au labo relate cette aventure "récente" où pas moins de 28 invités me firent l'honneur et la joie de répondre à mon invitation. Parmi les 22 séances, le 18 décembre 2019, le clarinettiste-cassettophoniste Jean-Brice Godet et le contrebassiste Nicholas Christenson participent à l'album Duck Soup. J'avais rencontré le premier à l'occasion de l'hommage à mon camarade Bernard Vitet fin 2013 et le second sur les conseils de Jean Rochard qui me suggéra vivement d'enregistrer avec le jeune Minesottien de passage à Paris sans que je l'aie jamais entendu.
Lors de ces sessions d'improvisation, nous tirons au sort le thème de chaque pièce au fur et à mesure. Comme j'avais été emballé par le travail de Roger Ballen à la Halle Saint-Pierre, je proposais à mes deux acolytes de choisir à tour de rôle une photo parmi les deux livres que je venais d'acheter, Le monde selon Roger Ballen et Asylum of the Birds. Celles-ci devenaient aussitôt nos partitions. On peut les admirer sur la page consacrée à l'album, lui-même en écoute et téléchargement gratuits. Nous n'avions demandé aucune autorisation à l'auteur, mais Olga Caldas nous suggéra de lui écrire à Johannesburg. Notre travail lui plut tant qu'il nous demanda à son tour l'autorisation d'utiliser certaines de nos musiques pour une prochaine exposition. Suit la triste période de crise virale où chacun se retrouve replié sur lui-même. Et puis voilà qu'il y a quelques semaines Roger Ballen nous annonce qu'il aimerait accompagner ses light boxes par trois de nos pièces pour le pavillon sud-africain à la Biennale de Venise !


Sur son Théâtre des Apparitions exposé à l'Arsenale et que nous n'avons pu admirer pour l'instant, intitulé pour l'occasion Into The Light, Roberta Reali (Art in Italy) écrit "Les photos imprimées sur toile rétro-éclairée dépeignent dans un splendide noir et blanc des silhouettes obtenues par un procédé « dada-chalcographique » à partir de la poussière déposée sur les vitres d'un ancien asile de femmes (2010-2013). Ballen est le metteur en scène et témoin de scènes surréalistes pleines d'humour noir, où le jeu des pulsions ancestrales est représenté par une métaphore d'une réalité contemporaine en pleine décadence dystopique. [...] Les fantômes des guerres, mutilations et tortures dont a été témoin l'Afrique du Sud, patrie d'élection du New-Yorkais, trouvent une pleine liberté d'expression. [...] Une armée d'homoncules, d'hominidés, d'humanoïdes, de post-humains, de demi-dieux, d'animaux, de golems, de gargouilles, de Lilith, de lémuriens, de cauchemars, de succubes - et d'autres êtres monstrueux, primordiaux, qui se réfèrent de temps à autre à la poétique de Bosch, Dubuffet, Füssli, Goya, Schärer, Schiele, Erwin, Arbus etc. - est transposée au moyen d'une expérimentation technico-formelle hautement maîtrisée, dans le cadre d'une danse macabre et sauvage régie par les lois de la nature au rythme vital d'une puissante sexualité, déviée et chthonienne, marquant l'alternance dionysiaque et brutale d'Éros et Thanatos..."
Roger Ballen nous raconte qu'il a évidemment choisi les musiques que nous avions composées pour Shadows and Strangers, The Back of the Mind and You can't come back, toutes trois inspirées par The Theatre of Apparitions. Là, Nicholas est à la contrebasse, Jean-Brice joue de la clarinette, de la clarinette basse et des cassettes enregistrées, quant à moi je me sers d'une flûte et de la trompette à anche, de mon clavier et du synthétiseur Lyra-8, et je trafique les sons avec le H3000.
Alors si vous passez par Venise, racontez-nous ce qu'à votre tour vous aurez vu et entendu !

samedi 1 janvier 2022

L'année dernière à Pompombad


Que s'est-il vraiment passé l'année dernière ? Si je remonte le temps il y a à boire et à manger, à craindre et espérer, à vivre et à mourir, à hue et à dia. Comme s'il fallait forcément se coincer les doigts dans la charnière du réveillon ! Le passage rime avec cotillons et Amphitryon, mais aussi avec postillons, ganglion, trublion, tourbillon et nous en oublions volontairement. Porter le masque pour ne pas cracher la mort, retourner à l'hosto pour s'avaler une gélule radioactive, ça sent le sapin et pourtant on aura convaincu les coupeurs de bois de passer leur chemin. Chacun aura vu minuit à sa porte. Malgré l'année maussade j'ai eu la chance d'accueillir le soleil dans ma maison. Comme une nouvelle naissance, puisqu'elle en porte le nom. Et si l'on vous affirme que je n'ai jamais été à Marienbad, ne les croyez pas, et si l'envie m'en reprenait, je n'irai plus en avion, mais à pied, à cheval ou en voiture à bras. Hier c'était Pompom, pas la girl, cheerliedder ou Betty Boop, ni le prof larbin des banques, mais l'escalier roulant qui monte, qui monte, qui monte et vous chatouille les neurones.


Alors Baselitz, je l'ai préféré à la fin, parce que je suis resté sur la mienne. Ce n'est pas le bouleversant Basquiat dont j'avais justement regardé le film de Sara Driver quand il était bébé. Pas ému, juste intéressé. Faut bien le dire, au risque qu'on ne me croit plus, mon pire cauchemar. C'est la seule chose qui conte, la crédibilité. Quoi qu'on en pense. La tête en bas, les pieds en l'air, j'ai raconté récemment comme je pratiquais pubère, pour réfléchir. Cela me plaisait. Penser à l'envers. Avec mon truc de poche qui prend des photos j'ai cherché des angles qui me laisseraient un souvenir, pas sur ma faim que j'ai assouvie plus tard chez Shodai Matcha rue Volta...


Entre temps nous avions fait un saut dans un autre. Il y a quelques années j'avais vu des meubles d'Ettore Sottsass à vendre chez XXO. Au-dessus de mes moyens. Couleurs franches, formes évidentes, utiles. Je m'use les yeux avec la mienne qui m'accompagnera tout l'après-midi de ce dernier jour de l'année où le ciel est bleu et la température printanière. Faut-il s'en inquiéter ? Probablement. Du climat. Pas de l'amour, ah ça non ! Comme il faisait beau nous sommes remontés à pied, avec une petite visite à Méliès, Modigliani, Salvador, Piaf, Bernard et Wilde. Le corbeau sortait de Six Feet Under. Plus loin, des petits oiseaux gazouillaient. J'ai programmé The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal, un film très déstabilisant, mais est-ce la fonction du cinéma de nous rassurer ? Don't Look Up. Si nous n'attendons rien, qu'est-ce qui nous attend ?


Pour bien commencer la matinée, j'écoute Diga Diga Do par l'orchestre de Duke Ellington pour la revue Lew Leslie's Blackbirds Of 1928, juste avant que ça explose ! Mes jambes et tout mon corps sont incapables de résister. C'est mon truc. Le vinyle n'a jamais été publié en CD, alors j'ai ressorti ma vieille cassette...
Quelle qu'elle ait été je vous souhaite une année meilleure que la précédente...

mardi 5 octobre 2021

C'était le Grand Bazar


J'ai raté Grand Bazar au Château d'Oiron. Le dernier jour de l'exposition était dimanche. Je ne savais pas que Jean-Hubert Martin, mon commissaire de prédilection, avait choisi les œuvres dans la collection Antoine de Galbert. J'avais eu la joie de composer la musique de Carambolages au Grand Palais à sa demande. Quant au collectionneur et mécène Antoine de Galbert, c'est un grand vide à Paris depuis qu'il a fermé La Maison Rouge pour retourner à Grenoble. Oiron est une ancienne commune du centre-ouest de la France située dans le département des Deux-Sèvres en région Nouvelle-Aquitaine. J'aurais dû l'inscrire dans mon périple estival, mais j'ignorais que cela avait commencé fin juin, et c'est déjà fini. Jean-Hubert Martin avait d'ailleurs marqué le lieu en réalisant Curios & Mirabilia en 1993, la collection permanente d'œuvres contemporaines dialoguant avec le style XVIe siècle du château en s'inspirant des cabinets de curiosités. Celle-ci, on pourra toujours la voir. J'ai commandé le catalogue du Grand Bazar, il ne me restait plus que cela à faire. J'avais évidemment celui du Château d'Oiron et de son cabinet de curiosités publié en 2000. C'est allongé sur mon divan que je fais ou refais les visites. Chacun peut ainsi se faire son cinéma. Je repense aussi à la clôture de La Maison Rouge à laquelle nous avions participé avec le violoncelliste Vincent Segal et le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang sur des images de l'artiste mexicaine Daniela Franco pour Face B, ou à la visite en musique de Vinyl, disques et pochettes d'artistes avec Vincent... Grand Bazar, c'est Istambul, mais c'est aussi le duo d'Antonin avec Ève Risser que j'avais filmé en 2012 !


Le catalogue de ce Grand Bazar présente donc plus de 170 œuvres de la collection Antoine de Galbert installées pour dialoguer avec la collection permanente d'art contemporain Curios & Mirabilia rassemblée en 1993 par Jean-Hubert Martin qui elle-même dialoguait avec la fabuleuse collection de Claude Gouffier, grand écuyer d’Henri II, et la galerie de peintures murales Renaissance dans le style de l’École de Fontainebleau, boiseries peintes et sculptées du XVIIe siècle. L'histoire n'est jamais terminée. Jean-Hubert Martin adore plus que tout faire du montage, confronter les œuvres les unes aux autres, parce qu'elles se parlent à travers les siècles et les continents. La notion de plaisir dans les expositions muséographiques est trop souvent négligée au profit de la pédagogie et de la chronologie. J.-H. Martin est un homme de spectacle, un provocateur facétieux, un chercheur sensible, une sorte de nouveau baroque. Ainsi La petite danseuse de Gilles Barbier ne quitte pas des yeux Le Solitaire de Théo Mercier. Des reliquaires du XVIIe et XVIIIe siècles côtoient Dr Faustus Table and Chair de Bob Wilson dans la salle des Faïences tandis qu'ailleurs Teddy II de Bertrand Lavier et Le nounours crucifié d'Annette Messager ont l'impertinence de Hammer & Sickle with Fur de Léonid Sokov ou Triptychos Post Historicus ou La Dernière Bataille de Paolo Ucello de Braco Dimitrijevic dans la salle des Jacqueries. Kruis, le crucifix d'insectes de Jan Fabre, n'a rien à envier à celui en os du début du XXe siècle, à celui en têtes de mort d'Asie du Sud-est du XIXe ou au calvaire du marinier de la fin du XVIIe. Quelle chance eurent les visiteurs de découvrir ou revoir les petits diamants mandarins de Céleste Boursier-Mougenot dans From here to ear jouer de la guitare électrique ou des cymbales lorsqu'ils picorent leur grain ! Sur la photo (les deux pages en haut de l'article) on aperçoit également Silhouette et Si/No de Markus Raetz. Dans la salle or et bleue du Roi (photo ci-dessus) un pavé écrase un lingot d'or (Rencontre de Stéphane Thidet) et une liasse de billets traverse en boucle un sac Vuitton (Pickpocket's Trainer de Javier Téllez). Des trophées de Christophe Touzot (Crash Test), Benoit Huot (Tête de taureau, Shaman à tête de cerf, Nativité) et Nicolas Darrot (C3P0, un de mes artistes favoris dont étaient également exposés Méduses, Faim de tigre, Injonction 1) ornent la salle d'Armes parmi les Corps en morceaux de Daniel Spoerri. Ce ne sont que quelques exemples.


Jean-Hubert Martin aime les listes dont il joue comme des rimes. Il a choisi de regrouper certaines œuvres par thèmes : L'œil, Le visage théâtre d'expression, Monstres, Victimes et blessures, Les petits monstres, Lilliput, Nature morte. Les images sont souvent brutales, parfois comiques, toujours évocatrices de notre monde, de ses lumières, de ses ombres, de ses illusions. L'art lève la peau, exhume les squelettes, dévoile les secrets. Dans l'escalier Father Ape Squatting d'Enrique Marty rit sournoisement de celles et ceux qui grimpent vers l'inconnu. Au fur et à mesure que je feuillète, revenant en arrière, comparant moi-même certaines reproductions au fil des pages, je perds la tête. J'aime le vertige que procurent ces vues de l'esprit matérialisées par la geste humaine.

samedi 5 juin 2021

Souvent il arrive que... broder !


Si broder c'est aussi enrichir une histoire de détails imaginaires, les ouvrages des dix brodeuses invitées à exposer chez elle, à Montreuil, par la réalisatrice Dominique Cabrera invitent à rêver. Rêver au temps qu'il faut pour construire chaque pièce, minuscule ou gigantesque. Rêver à ce que ces femmes nous racontent parce qu'elles ont pris le temps d'y penser. Dominique Cabrera a imaginé cette très belle exposition comme l'esquisse d'un film à venir. Faire un film exige encore plus de patience, entre le moment où on l'invente et celui où on le montre, l'attente est interminable. Les brodeuses, Marine Ballestra, Nadja Berruyer, Isabel Bisson Mauduit, Monique Cabrera, Aude Cotelli, Fabienne Couderc, Anouk Grinberg, Valérie Ménec, Lili Rojas, Valérie Rouzaud, Sophie Wahnich ont développé des œuvres d'une grande beauté, d'une profondeur parfois abyssale, d'une variété inattendue.


Pour pénétrer dans la grange, il faut traverser une cour, une chambre, un couloir, un jardin. Là règne l'obscurité. Le fil est fragile. Il ne supporte pas la lumière du jour qui altère ses couleurs. Suivre le fil d'Ariane nous fait rebondir de brodeuse en brodeuse. La scénographie de Raymond Sarti et les lumières de Lorenzo Marcolini transforment la grotte en palais des mille et une nuits. Les œuvres brillent dans le noir. On peut être certain que cette initiative fera des émules...

→ Exposition de broderies contemporaines Souvent il arrive que... broder !, 9 rue du 18 août à Montreuil (métro Mairie de Montreuil), 4/5/6 et 11/12/13 juin 2021, vendredi 15h-19h /week-end 10h-19h + PROLONGATION 18-19-20 juin !!!
contact : souventilarrivequebroder@gmail.com
→ Dominique Cabrera vient également de publier avec Julie Savelli le livre Dominique Cabrera, l'intime et le politique (De L'incidence Editeur). À ses débuts, en un autre temps, j'eus la joie de composer la musique de ses films Chronique d'une banlieue ordinaire et Traverser le jardin...

mercredi 2 juin 2021

L'opéra cassé


Ces temps derniers, je chronique beaucoup de musique, celles des autres, la mienne aussi. Trois albums en mai, la reprise est plus qu'excitante, stimulante. S'il en était aussi de mon cœur, serait-ce indécent ? La chance m'a toujours souri. J'ignore les regrets et les reproches, ne préférant conserver en mémoire que les meilleurs souvenirs. Le passé n'a que peu d'intérêt en regard de l'avenir. Pas question de piétiner, je vectorise. Ces derniers mois j'ai appris à apprécier le présent. C'est plus ambigu lorsque je joue avec mes camarades. Le travail du somnambule est dangereux. Je risque à tout moment de trébucher au bord du toit. C'est seulement à la réécoute que le plaisir s'épanouit, exactement comme n'importe quel auditeur. Par contre, rencontrer les amis est ce qui me motive le plus. On rit, on mange, on boit, on partage, on s'engueule parfois, avec la bienveillance de l'amitié.

Hier matin j'ai terminé le mixage d'une pièce de 13 minutes commandée par Romina Shama pour le Musée Transitoire dont la seconde édition se tiendra à Genève du 10 juin au 10 juillet. Romina avait enregistré un texte qu'elle lisait, mais cela se sentait. Elle avait aussi tenté de l'improviser, mais seule on se parle à soi-même et cela s'entend aussi. Alors je lui ai proposé d'oublier ce qu'elle avait écrit et de simplement me le raconter. La magie a opéré. De courtes respirations ponctuaient ses phrases qu'elle prononçait parfois hésitante de sa voix voilée, distillant une sensualité sans rapport avec le texte lui-même, sorte de discours de la méthode pour cette commissaire d'exposition. Comme elle l'avait intitulé L'opéra cassé je lui ai proposé de déstructurer le texte avec des algorithmes bègue ou renversé, mais j'ai tout étouffé dans un maximalisme qui me réussit souvent très bien. C'était devenu L'oreille cassée avec trois Doliprane. Le flow des enchaînements se perdait. Je devais retrouver celui de sa pensée. J'avais pourtant allégé la composition avec des parties instrumentales. L'orgue de cristal, les cloches de verre et une structure Baschet rappelaient les serres où seront présentées les œuvres plastiques. Cela ne suffisait pas. À chaque nouvelle version je dégraissais le mixage. Jusqu'à retrouver l'os.

Discutant de mon travail avec Amandine Casadamont qui tient le rôle de commissaire sonore, je lui expliquai que ces modifications ne me contrariaient pas tant qu'elles étaient justifiées par le propos. Je privilégie toujours le id à l'ego. Dans Le Journal d'un inconnu, Jean Cocteau met en exergue du chapitre D'une histoire féline : "Ne pas être admiré. être cru." Le sujet m'importe peu, c'est l'objet qui nous guide. Sans objet le sujet n'a aucun intérêt. Il pérore. À quoi bon ? Pour que l'œuvre s'épanouisse, la syntaxe exige que le verbe s'immisce entre les deux. C'est cela aussi le montage.

Romina et Amandine m'encourageant avec la plus grande bienveillance, j'ai réussi à transformer l'essai. Les fruits trop mûrs sont tombés. Comme tout le monde y trouvait son "conte", j'ai éteint le studio et j'en ai profité pour envoyer ma newsletter de juin, assemblé le nouveau tabouret de piano, accroché le tableau de Sun Sun Yip intitulé La première pierre au mur du salon (est-ce un rôti ou un cerveau ?... que les végétariens nous pardonnent !), répondu à quelques amis et à 18h30 je suis finalement allé boire un coup. Voilà exactement douze heures que j'étais debout ! Un verre d'eau fraîche. Ce n'est pas une plaisanterie, à peine une provocation, du moins lorsque je dis que j'aime l'eau autant que l'alcool. Là-dessus Christophe Charpenel m'envoie une magnifique série de photos qu'il a prises ici pendant la séance avec Lionel Martin le 11 mai. J'ai laissé mes index faire le reste. En somnambule, là aussi, encore une fois, mais assis. Je sais de quoi je parle. Lorsque j'étais petit, il m'arrivait de courir la nuit autour de la table les yeux fermés. Sans rien casser.

vendredi 21 mai 2021

Sun Sun Yip expose La cime à Paris


Si Sun Sun Yip surprend à chaque nouvelle exposition parce qu'il change de matériau tout en en creusant les possibilités, sa maîtrise et son exigence sont toujours guidées par une vision philosophique de l'art qui lui confère une unité dans la diversité. Cette fois encore je suis étonné que la variété des modèles, quartiers de viande ou sous-bois, poulpe ou dentelle, montre une homogénéité inattendue. C'est la peinture, la pâte qui les réunit forcément, technique certes héritée de la Renaissance, mais la main, le bras imprime sa marque. Sun Sun Yip n'utilise aucun produit du commerce, il fait venir ses pigments d'Allemagne, les broie avec de l'huile et des résines. Ses natures mortes prennent vie sur la toile.


Que dans le passé il s'initie à la gravure, produise des installations ou qu'il programme son ordinateur comme récemment exposé à la Biennale de Bangkok quitte à attendre des mois le résultat de ses calculs, qu'il sculpte le bois de chêne teinté à la mûre écrasée comme pour ses Flowers of Memory ou qu'il colle des affiches dans le quartier en soutien aux Baras expulsés de leur squat, ses œuvres recèlent un secret dont il faut chercher la clef en Chine d'où il est originaire. Les titres des tableaux exposés à l'Espace Culturel Bertin Poirée éclairent les œuvres d'un humour souvent noir et critique pour notre civilisation qui a perdu ses raisons d'être. Parmi la trentaine accrochée, les deux premiers que j'ai photographiés sont Jeu et Il était une fois à Hong-Kong. L'artiste porte à deux mains un crâne retourné comme un lourd fardeau de pierre ou il respire les fleurs du bauhinia qui figurent au centre du drapeau de Hong-Kong, deux sensations que la peinture ne saurait a priori délivrer. Leurs titres offrent un recul supplémentaire en transformant ludiquement l'effort ou en rappelant la violence derrière une apparente quiétude, telle celle des films de Sergio Leone. Quelle place l'homme accorde-t-il encore à la nature ? Les deux suivantes font partie de sa série carnassière. Des personnages de chair semblent émerger de la viande, elle-même coupée de son origine par un sac en plastique qui la banalise. Civilisation souligne bien la brutalité humaine et Dance Dance Dance son incapacité à se mouvoir élégamment au milieu de ses contradictions.


Les deux dernières, Empreinte de l’illusion et Errance nocturne reproduites ici, ironisent l'hyer-réalisme et interrogent notre intelligence. Le poulpe finira sur notre table, le plasticien hong-kongais étant aussi un fin cuisinier. Les peintures portant des numéros qui indiquent le sens de la visite, l'accrochage rappelle le montage cinématographique où ce qu'il y a entre les œuvres est aussi important qu'elles-mêmes. Dans le sous-sol où sont exposées la plupart, promenez-vous avec la liste tarifée pour profiter des titres indiqués seulement à cet endroit. La précédente exposition de Sun Sun Yip à Paris remonte à 2014. N'attendez pas la prochaine pour aller vous balader vers le Châtelet !

→ Sun Sun Yip, La cime, Espace Culturel Bertin Poirée, Association Culturelle Franco-Japonaise de TENRI, 8-12 Rue Bertin Poirée 75001 Paris, exposition jusqu'au 29 mai 2021 (lundi au vendredi 12h-19h, samedi 22 mai 12h-18h30, fermée lundi 24, samedi 29 12h-16h)

jeudi 14 janvier 2021

Un train en cache-t-il encore un autre ?


Ce n'est pas le genre d'article à publier ces temps-ci alors que les musées sont fermés. Pourtant, si l'on ne veut pas recommencer la même mascarade quand ils rouvriront, il faudra bien réfléchir à l'absurdité de notre monde, absurdité qui n'est pas née avec la gestion pernicieuse de nos gouvernements... Depuis que j'ai écrit ces phrases, la création numérique n'a fait que s'enfoncer dans la médiocrité, privilégiant le tape-à-l'œil façon Atelier des Lumières, au cinéma seuls quelques vieux briscards osent encore inventer, au Palais de Tokyo les bonnes surprises se comptent sur les doigts de la main, on fait du sur place quand on ne vit pas dans le passé, et la crise dite sanitaire n'offre aucune perspective. Il ne reste plus qu'à espérer un sursaut vital à son issue. On en aura cruellement besoin...

L'ÉCŒUREMENT
Article du 30 novembre 2007

Pas de quoi se jeter sous un train, mais tout de même ! Je suis affligé par l'inanité de la création contemporaine, en particulier celle qui m'a accaparé depuis 1995, la création numérique. Je me suis déjà plaint de l'art vidéo pour les mêmes raisons. Du savoir-faire il y en a, plein les écoles, mais du contenu comme ils disent, que dalle ! Si les artistes qui s'exposent dans les galeries d'art avaient quelque chose à raconter, est-ce que cela se saurait ?
Là, je frôle des interfaces revêches qui remuent des images éculées. Ailleurs des photos voudraient justifier leur laideur par leur taille imposante. On se gargarise sur le programme imprimé, mais sur l'écran le vide s'installe. Sans inspiration, pas d'expiration. C'est mort avant même d'avoir vécu. À croire que les décideurs, les collectionneurs et le public qui les suit pêchent par ignorance. L'inculture est le terreau de l'arrogance. Je reviens chaque fois avec une grosse déprime, parce que j'ai espéré que j'allais tout de même découvrir quelque chose de nouveau, ou bien du sens, un regard, une morale. Cette fois encore, je fais chou blanc, cela me met en colère d'avoir perdu mon temps à rêver non pas d'avant, non, mais "avant" pour après.
Le spectacle de la rue était autrement plus représentatif de ce qui se trame pour l'avenir. Il y avait des gestes étonnants. Les lumières dans les flaques d'eau réfléchissaient mieux que la critique d'art qui ne sait plus où donner de la tête. Le prix des œuvres est tout ce qui reste des rites que les marchands voudraient perpétuer. Cet assassinat est la seule règle qui se répète à chaque vernissage. Une illusion comique, si j'avais assez d'humour pour m'en foutre. Les artistes complaisants ne sont même plus des petits maîtres. Ce ne sont que de mauvais élèves. Ils n'ont pas suivi en classe, trop intéressés par les pauses, s'éradiquant le regard avec des poinçons œdipiens.
Ah, comme j'aurais voulu ne pas écrire cela ! Si les tenants du pouvoir avaient eu plus de lettres, plus de culture cinématographique, plus de culture généraliste surtout, s'ils avaient eu faim, de savoir ou de pain, peut-être les choses auraient-elles été différentes. Mais que voit-on, qu'entend-on ? Un plan mal filmé, mal photographié, figé, mis en boucle, dans un cadre scénographié grossièrement, une interactivité maladroite, régressive, un prétendu concept qui n'est qu'une auto-justification littéraire, et encore, sans le style... Alors que le moindre plan d'un film du temps des auteurs explose sur l'écran en nous laissant la liberté de l'interpréter de mille manières !
Évidemment quelques artistes échappent à la tuerie. Ils se reconnaîtront. J'en parle heureusement de temps en temps dans cette colonne. Ils me sauvent de l'amertume et me redonnent foi en la lumière. En exprimant ma rogne et ma déception, je n'ai pas souhaité donner de noms, ni d'individus, ni de lieux. Je vais déjà suffisamment me faire haïr d'avoir écrit ici ce que maint camarade confesse en coulisses, et surtout pas question de faire de la pub, en les citant, à qui ne mérite que l'oubli. Dans les meilleurs cas, c'est pirouette cacahouète, c'est bon pour l'apéro, mais cela ne nourrit pas son homme avide d'émotion ou amateur d'énigme.
Ce n'est la faute que de l'époque. Ceux qui ont les moyens de s'exprimer sont des privilégiés, des fils de, des filles de, des petits princes et princesses qui n'ont besoin de rien d'autre que d'un supplément d'âme, une légère vibration pour se faire peur et croire qu'on les en aimera mieux. Mais non ! L'art ne peut se nourrir de l'opulence. Comme les révolutions, il naît de la colère. L'art n'est pas un choix, c'est une pulsion, la réponse à une souffrance, une révolte. Ces dernières années, dans les musées, les expositions ou les galeries, je n'ai vu que confort et beaux quartiers. Dans la journée comme le soir, c'est mort. Galeristes, cherchez plutôt du côté des flammes que des spotlights !

jeudi 29 octobre 2020

Ed & Nancy Kienholz chez Templon


Il était temps d'aller à la Galerie Templon à Paris. L'exposition Edward & Nancy Kienholz se terminait samedi prochain, mais vous n'avez plus évidemment qu'aujourd'hui jeudi ! La culture est en berne. On comptera les morts sociaux plus tard.
Pour commencer, j'ai donc choisi de photographier Useful Art No.1 (chest of drawers & tv) en référence à la prestation télévisée de notre petit timonier hier soir (ci-dessus, 1992 !) ! J'avais découvert Kienholz en 1970 lors d'une rétrospective au CNAC rue Berryer, et le choc avait été pour moi déterminant, comme pour celle de Tinguely l'année suivante. Les œuvres présentées sur les deux niveaux de la galerie rue du Grenier Saint-Lazare ont l'avantage d'être tardives, voire posthumes, Nancy cosignant enfin de leurs deux noms, en particulier depuis la mort de son mari en 1994. Je n'en connaissais donc aucune. En mai dernier, j'avais publié l'ensemble des articles que je leur avais consacrés depuis 2006...


Les installations des Kienholz sont toujours figuratives et métaphoriques, politiques et sensibles. Chargées de références et de sens, elles méritent qu'on leur tourne autour, à l'affût du moindre détail. Lorsqu'on aperçoit The Grey Window Becoming (1983-84), une femme nue de dos tient un banjo à tête de porc devant un miroir. En s'approchant par la droite, apparaissent un Beretta posé sur la coiffeuse, un cahier, un rapace, une photo encadrée, etc., autant de signes qui, ensemble, suggèrent une histoire. Le socle est éclairé par une guirlande de petites ampoules rouge et les deux miroirs de côté de ce drôle de triptyque sont retournés face au mur.


La narration des Kienholz est à la fois cinématographique, conceptuelle et psychanalytique. Associées au pop art, leurs évocations critiques rappellent aussi la Figuration narrative de Jacques Monory ou leurs assemblages certains Nouveaux réalistes comme Daniel Spoerri. Cette manière d'associer des objets banals font aussi d'eux des héritiers de Kurt Schwitters ou Joseph Cornell. Les points de vue d'Edward Kienholz, tels The illegal operation (1962) ou Back Seat Dodge ‘38 (1964), ne plurent pas du tout à l'Amérique, le poussant à s'exiler en Europe en 1973 ou à s'installer en Idaho.


L'exposition présente, parfois pour la première fois en Europe, une vingtaine d’œuvres créées entre 1978 et 1994. Provocantes, elles fustigent "l'outrance consumériste, le racisme ordinaire, le sexisme, la violence institutionnelle, l'hypocrisie religieuse." The Pool Hall (1993) est explicite. D'autres œuvres sont plus énigmatiques.


Cherchant sans cesse à évoquer plutôt qu'à imposer une lecture de mes propres créations, laissant au spectateur ou au visiteur le soin de se faire son propre cinéma tout en orientant son regard critique sur une société en pleine décomposition, j'imagine que les installations d'Edward Kienholz furent pour moi fondatrices alors que je venais d'avoir 18 ans. Pendant les cinquante années qui suivirent, leur aspect cinématographique influença ma musique tout comme le Meccano de Tinguely me poussa à rendre mobile la matière brute dans un geste instrumental précieusement entretenu. De l'un j'héritais la fiction du réel, de l'autre une façon de m'approprier les machines.

mardi 20 octobre 2020

Sun Sun Yip exposé à la Biennale de Bangkok


Mon ami Sun Sun Yip nous invite à l'exposition du cloud 9 pavillon, qui fait partie d'un événement de la Bangkok Biennale 2020. C'est une occasion de revoir quelques œuvres de ses années digitales et aussi de découvrir les œuvres des autre artistes. Pour y aller, pas besoin de prendre l'avion, il suffit de cliquer sur le lien suivant : https://cloud9pavilion.weebly.com/.
Pour plus d'information concernant cet événement, voir la communication presse.
Sun Sun Yip y présente, entre autres autres, G10 dont, il y a 10 ans, j'avais composé la musique pour frein, un instrument original conçu et fabriqué au début des années 70 par Bernard Vitet dont la présence me manque cruellement ; c'est une contrebasse électrique à tension variable.


Il avait fallu à Sun Sun Yip un an de calcul avec trois ordinateurs à raison de trente minutes par image pour en venir à bout. Jusque là, je n'en connaissais qu'un agrandissement photographique d'un mètre cinquante de haut. J'ai composé une pièce de 18 minutes pour cordes transformées électro-acoustiquement qui rappelle les flux liquides qui s'échappent de l'objet impossible comme si c'était une fontaine, mais ce n'est pas de l'eau. L'œuvre rouge vif, G10 pour graine 2010, se réfère à la vie, à l'énergie, mais n'a rien à voir avec un cœur. Le choix des cordes a également pour mission d'empêcher toute interprétation hâtive de l'objet. J'ai enregistré cinq prises, les trois premières avec le frein, les deux dernières avec un hou-k'in, violon vietnamien cousin du erhu chinois dont l'archet est inséré entre deux cordes, et mon violon niçois, un Albert Blanqui de 1921. J'ai transformé chaque instrument en temps réel grâce à mon Eventide H3000 programmé par un algorithme d'échos en escalier déphasés et renversés qui rallonge chaque note sur une vingtaine de secondes. Le mixage des cinq pistes produit des ambiances variées alors que l'objet se transforme en pivotant dans l'espace et que la musique s'échappe en sources jaillissantes.
Sun Sun Yip maîtrise de nombreuses techniques (photographie, gravure, sculpture, etc.). Depuis quelques années il se consacre à la peinture à l'huile.

lundi 21 septembre 2020

PRISMES, Goethe, réflexions contemporaines


Difficile de résister à jouer avec les réflexions que renvoient les miroirs devant l'œuvre que Anne-Sarah Le Meur présente à l'exposition du CEAAC de Strasbourg (jusqu'au 22 novembre) ! Comme le soleil vu de face au travers de nos paupières, sa première œuvre générative datant de 2007, Œil-Océan, projetée sur grand écran, laisse apparaître des trous noirs parmi les constellations de faux à-plat de couleurs. Le décor préservé de l'ancienne fabrique de céramique et de verre réfléchit la relativité de notre perception du temps qui n'est autre que distances. La lumière prend le sien, et les couleurs s'y plient.
L'exposition collective PRISMES, Goethe, réflexions contemporaines s'inspire des recherches de Johann Wolfgang Goethe, le « Traité des couleurs » publié en 1810. Au rez de chaussée, le bol rouge RAL 3002 d'Ann Veronica Janssens se joue des apparences dès lors qu'on l'appréhende de face : globe ou demi-sphère ? Convexe ou concave ? Le cerveau redresse les images renversées que notre œil perçoit. Dans une pièce obscure est projetée une version de La mer d'Ange Leccia (1991) habituellement présentée au Musée d'Art Moderne et Contemporain de Strasbourg ; j'y vois d'autres couleurs que celle de 17 mètres de long découverte à l'entrée du MEG à Genève, la rendant plus abstraite. L'atelier d'aquarelle dans l'eau de Sarkis prendra réellement forme lorsque les enfants viendront y tremper leurs pinceaux pour diluer le rouge, le jaune et le bleu.
Au fond, Anne-Sarah laisse son œuvre évoluer seule au gré d'une générativité programmée qu'elle approfondira plus tard avec l'installation Outre-Ronde qui lui prendra quinze ans ou, plus récemment, Omni-Vermille que j'eus le privilège de sonoriser récemment au ZKM. Sous le titre Lumière Limite, vingt-sept tirages et un triptyque vidéo sont actuellement exposés à Nice à la Galerie Depardieu, et à Paris pour le dixième anniversaire de la Galerie Charlot, qui la représente, Œil-océan et le tirage Rosebing_07. Enfin, nous présenterons ensemble le spectacle audiovisuel Melting Rust, créé l'an passé à Victoria en Transylvanie, le 17 octobre prochain à 18h à Paris au Grand Action lors du Festival des Cinémas Différents.
Au premier étage du CEAAC, le cube de verre Untitled (Pink Coco Lopez) d'Ann Veronica Janssens crée de nouvelles illusions, projetant une plaque rouge à l'endroit où elle n'est pas. J'ai toujours adoré les aventures prismatiques. Il faut bouger pour l'apprécier vraiment, comme devant la sculpture Hi Robert! de Capucine Vandebrouck qui rend hommage à Robert Morris, le PVC diffractant la lumière. Untitled (Gravitational Waves), Rock and Sand et Untitled (Landslide Laboratory) de Marina Gadonneix nous propulsent dans l'espace à la manière de la science-fiction, expériences variées de la perception. Aurais-je imaginé que la résine cristal et le film iridescent d'Aube 1 de Gaëlle Cressent soient fixés sur un panneau de signalisation ? Toutes ces œuvres interrogent, comme encore les photographies de Marie Quéau... On en redemande, à l'instar de Goethe dont les derniers mots furent Mehr Licht !. Toujours plus de lumière !