70 Expositions - juillet 2015 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 21 juillet 2015

L'autre temps de Céleste Boursier-Mougenot


Pendant l'été il est agréable de se promener au bord de la mer, le long des rivières ou des canaux. On peut y aller par toutes sortes de moyens de locomotion, mais le bateau est certainement le plus paisible. Les Parisiens ou les touristes qui ont choisi la capitale pour leurs vacances peuvent remonter le Canal Saint-Martin ou faire une croisière sur la Seine, la solution la moins chère étant le Batobus (7 à 16 euros le pass à la journée pour 9 stations entre la Tour Eiffel et le Jardin des Plantes). On peut aussi faire des tours en barque au Bois de Boulogne ou de Vincennes !


Hier nous avons choisi le trajet le plus plus court, quelques mètres à l'intérieur-même du Palais de Tokyo. Dans l'obscurité je pousse sur ma perche pour regagner l'autre rive tandis que Françoise est assise à l'arrière. L'artiste Céleste Boursier-Mougenot a fait construire un bassin où nous dérivons tandis que sur les murs noirs sont projetés des ectoplasmes générés par nos propres mouvements. À leur tour ces silhouettes sont transposées en ondes sonores, par un processus certes plus arbitraire, mais dont la sérénité du drone, une basse continue ressemblant à un gros point d'orgue, participe à l'expérience sensorielle. La dernière partie de l'œuvre, intitulée Acquaalta en référence à l'inondation de la lagune vénitienne en période de pluie, offre de se vautrer sur des marches de mousse empilées, entourés des projections qui forment un récit en agençant aléatoirement les mouvements enregistrés des visiteurs.


Le son de l'œuvre présentée au Palais de Tokyo à Paris rappelle celui de l'univers que Céleste Boursier-Mougenot capte et diffuse cet été dans l'église Saint-Honorat des Alyscamps, à Arles. La mise en musique des pulsations et sursauts cosmiques de Jupiter et de sa magnétosphère est évidemment de l'ordre de la spéculation poétique, mais il est intéressant de mettre toutes les œuvres de l'artiste en relation les unes avec les autres. Il livre des espaces-temps que le visiteur peut habiter à sa guise, voire s'y reposer de son réel trépidant en effectuant un changement de repères qui interroge ses habitudes. Son œuvre la plus célèbre est from here to ear où des oiseaux mandarins viennent se poser sur les cordes de guitares électriques à plat sur des pieds. persistances, exposé également à Arles cet été, est un euphonium qui sécrète une mousse blanche qui se gonfle et se répand quand se construit le silence. Dans tous les cas le visiteur est incité à prendre son temps, un autre temps.

mardi 14 juillet 2015

Bienvenue dans le désert du réel


Suite à mon article confrontant les tribus disparues de la Terre de Feu et les paradis fiscaux de Paolo Woods et Gabriele Galimberti, j'ai depuis visité deux autres expositions arlésiennes mettant en scène notre société malade. La politique au sens propre, façon de parler, s'efface aujourd'hui devant le malaise social qui s'exprime au quotidien, phénomène plus grave que les retournements de tendance du marché. La société du spectacle montre ou camoufle ce qui arrange ses maîtres.

I was here, tourisme de la désolation
(Rencontres d'Arles, Grande Halle, Parc des Ateliers, jusqu'au 20 septembre)


Les photographies d'Ambroise Tézenas dévoilent des destinations touristiques dramatiques où le voyeurisme morbide tient du fantasme. Comme tout le monde, l'arpenteur s'est inscrit aux visites de ces lieux-catastrophes que la mort a marqués de son empreinte indélébile : tremblement de terre en Chine (photo tout en haut), Mémorial du génocide au Rwanda, prison militaire en Lettonie, traces de l'assassinat de J.F. Kennedy aux USA, voyage à Tchernobyl, le camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau, le village martyre d'Oradour-sur-Glane, musée du génocide au Cambodge (photo ci-dessus), etc. Tel les touristes photographiant, la caméra au cou, les fantômes qui peuplent ces paysages, il ne peut saisir que des bâtiments vides où les rares présences visibles sont celles des futurs condamnés de la prochaine catastrophe. Quelle autre projection dans l'avenir se profile dans leurs têtes ? Que se passe-t-il dans la nôtre devant ces images limites?

Le grand incendie
(Galerie du Jour agnès b., 2 rue de la Bastille, Arles, jusqu'au 8 août)


Les places photographiées par Samuel Bollendorff ne sont pas plus conceptuelles que les destinations de Tézenas, même si, pour l'un comme pour l'autre, il est indispensable d'en connaître la légende. Un dépliant vante les qualités des premières tandis que l'on a soigneusement effacé les traces cruelles des secondes. Bollendorff, s'étant aperçu qu'il n'existait aucune statistique sur les suicides par le feu en France, a découvert qu'entre 2011 et 2013 une personne s'y immolait en moyenne tous les quinze jours ! C'est énorme. Les victimes sont rarement des désaxés, mais des citoyens conscients de leur responsabilité, privés de l'exercer. Les textes qui accompagnent les sept grands tirages accrochés comme des fenêtres au dessus du vide sont déterminants, lettres expliquant leur geste, conditions tragiques qui ont poussé ces hommes à s'enflammer et se consumer. Ils condamnaient tous la société dans laquelle ils ne pouvaient plus vivre. Certains ont changé l'Histoire comme le Tchèque Jan Palach face aux chars russes ou le Tunisien Mohamed Bouazizi embrasant le Printemps de Jasmin. Mais quelle influence exerça le sacrifice d'Apostolis Polizonis devant la banque grecque tenue pour responsable de sa faillite ? En 2011 il mourait ici autant de salariés, victimes de l'absurdité de leur entreprise ou d'une administration sourde, que de moines tibétains se révoltant contre le gouvernement chinois. En mémorisant avec son appareil onze lieux où la contestation poussa son cri désespéré, Bollendorff rend hommage à ces sacrifiés dont personne ne voulait entendre les suppliques, renvoyant l'image en creux d'une société dont l'inhumanité a atteint des sommets. Sur le Net on peut regarder le WebDoc interactif que Bollendorff et Olivia Colo ont réalisé.



Woods, Tézenas, Bollendorff et d'autres photographes de leur génération allient la forme et le fond. Ils dénoncent l'absurdité, l'horreur, l'injustice ou l'exploitation sans négliger une recherche esthétique qui soit appropriée.

vendredi 10 juillet 2015

La musique s'expose aux Rencontres d'Arles


La mode est aux disques vinyles même si cela reste un marché de niches. Les collectionneurs d'albums 30 cm peuvent sortir leurs trésors comme le fit Guy Schraenen il y a cinq ans à La Maison Rouge. J'eus la joie et le privilège d'y jouer avec le violoncelliste Vincent Segal, visite guidée filmée par Françoise Romand. Un magasin de disques comme Le Souffle Continu à Paris fait 80% de son chiffre d'affaires avec les vinyles et celui de La Source ne vend que cela. Pour ma part j'ai conservé tous mes disques noirs, même si j'achète des CD depuis déjà 30 ans ! Passé la polémique sur les qualités de tel ou tel support ou sur la perte encyclopédique des jeunes adeptes du flux mp3, la surface de 30 centimètres sur 30 fut un lieu expérimental et hautement créatif pour quantité de graphistes.


Aux Rencontres d'Arles deux expositions sont consacrées aux pochettes de disques ornées de photographies. La première et la plus importante, Total Records, est proposée par Antoine de Beaupré, Serge Vincendet et Sam Stourdzé avec la complicité de Jacques Denis. J'ignore si leur pari de représenter l'histoire de la photographie au travers du parcours qui s'étale sur deux niveaux est totalement gagné, mais le choix distille un plaisir sans mélange aux amateurs en tous genres grâce à la variété des styles et des techniques dont se sont emparés les photographes. Le magnifique catalogue de 450 pages rend également merveilleusement l'histoire et la géographie de nos amours musicaux. Voir les agrandissements des couvertures Blue Note par Francis Wolff, découvrir des pochettes signées Michael Snow, Jean-Paul Goude, Jean-Baptiste Mondino, Andy Warhol, David Bailey, Lucien Clergue, Lee Friedlander, retrouver les partis-pris de certains labels, exhume quantité de madeleines encore chaudes. L'accrochage fourmille de clins d'œil vus au travers de l'objectif. (N.B. : la vidéo projetée dans l'expo et reproduite ci-dessus est Mayokero de Roy Kafri, clip réalisé par Vania Heymann)
The LP Company, les trésors cachés de la musique underground est une exposition plus conceptuelle de Laurent Schlittler et Patrick Claudel. Si j'ai bien compris, Laurent et Patrick, leurs initiales formant LP comme Long Play (terme anglais désignant les 33 tours 30 cm), s'appuient sur leur collection de disques méconnus pour composer textes, disques et performances, en une sorte de discographie imaginaire.


MMM est la troisième exposition "musicale", coup médiatique conçu par le chanteur Matthieu Chedid et Martin Parr. Telle série de photos de l'un inspire un instrument à l'autre. À l'Église des Frères-Prêcheurs, chaque évocation est circonscrite à une alcôve et l'ensemble constitue un seul morceau grâce aux ressources du multipistes et de la diffusion spatialisée. Si l'enjeu de l'orchestre est l'unité, les collections de Parr sont évidemment disparates. L'instrumental de Chedid sonnant très new age, il est difficile d'en comprendre le lien avec les thèmes photographiques. La signalétique dessinée à la main avec le nom des instruments ne permet pas plus d'en saisir la finalité autrement qu'un habillage agréable, comme le jeu de mots/initiales du titre.
Mardi soir, lors de la soirée consacrée au duo dans un Théâtre Antique bondé, la première partie commentée par Martin Parr présentait son parcours de photographe avec un humour anglais manquant à la seconde lorsque Matthieu Chedid improvisa un rock musclé sur les photos projetées sur écran géant. Là encore, si n'importe quelle musique fonctionne avec toutes les images, le sens diffère selon les choix et son absence la relègue au papier peint. Le public était néanmoins ravi, le chanteur terminant en récital, invitant ses fans à monter sur scène...

Total Records, catalogue, Ed. 2-13, 45 €

jeudi 9 juillet 2015

Impondérable, les archives ésotériques de Tony Oursler


Jean Cocteau disait que les gens préfèrent reconnaître que connaître. Devant un portrait ils aiment s'exclamer : "Ah, c'est bien lui !". Ai-je été séduit par l'installation cinématographique de Tony Oursler parce que je me suis interrogé très jeune sur les possibilités médiumniques du cerveau ou pour avoir inauguré en 2012 l'exposition L’Europe des Esprits ou la fascination de l'occulte, 1750-1950 au Musée d'Art Moderne et Contemporain de Strasbourg ? J'ai toujours apprécié les spectacles forains et les illusionnistes jusqu'à passer des heures devant le miroir à faire des sauts de coupe avec un jeu de cartes ou à monter des spectacles de transmission de pensée avec ma petite sœur lorsque nous étions enfants. Je me suis enfoncé des épingles dans les joues, j'ai pratiqué l'hypnose, joué dangereusement avec la catalepsie et visité régulièrement la tombe de Georges Méliès au cimetière du Père Lachaise situé alors en face de chez moi. Le dispositif de Tony Oursler, présenté par la Fondation Luma dans le cadre des Rencontres d'Arles, ne pouvait que m'emballer.


Imponderable est composé de deux parties. La première et la plus simple à décrire est un catalogue monstrueusement lourd rassemblant les archives de l'artiste autour du surnaturel. Magie, photographie spirite, optique, occultisme, mesmérisme, etc. ont été employés au travers des siècles pour justifier des croyances et souvent manipuler les consciences. Simples arnaques ou gigantesques systèmes d'assujettissement des peuples, les officiants ont utilisé les images pour donner corps à leurs affabulations. La photographie est arrivée à point nommé pour "prouver" l'invraisemblable. De la camera obscura à la télévision, ces vrais médias ont ainsi joué les faux médiums. Au début du XXe siècle, Fulton Oursler, grand-père de l'artiste, s'était engagé à démythifier les charlatans, en débattant avec son ami Arthur Conan Doyle (l'auteur de Sherlock Holmes), plus enclin à croire aux ectoplasmes ! L'ouvrage de 656 pages recèle des trésors iconographiques qui feront rêver les incrédules autant que les jobards.
Mais la vraie séance se joue dans une salle obscure meublée de fauteuils confortables pour assister au film Impondérable de Tony Oursler, inspiré par ses archives. Pendant 1h17 les séquences s'enchaînent et se dénouent avec la dextérité d'un Houdini, mise en scène kitchissime rappelant les reconstitutions de Guy Maddin, spectacle total où les lampes de Wood, la lumière rouge, des spots mobiles et des odeurs envahissent la salle. Par la magie d'un théâtre optique ou praxinoscope-théâtre, deux écrans superposés laissent apparaître les fantômes en s'enfonçant dans le relief. L'installation, mélange de fiction dramatique et de cinéma expérimental, est visible jusqu'au 20 septembre. Dans la chaleur accablante de l'été elle figure un temps suspendu où les fées vous rafraîchiront d'un coup de baguette magique !

Impondérable de Tony Oursler, catalogue bilingue, Fondation Luma, 55 €
et exposition aux Forges (film en anglais sous-titré français, grand poster remis à l'entrée), 25 € pour les 10 expositions des Ateliers (d'autres tarifs pour l'intégralité des 35 expositions des Rencontres d'Arles)

mercredi 8 juillet 2015

Chocs de civilisations aux Rencontres d'Arles


La 46e édition des Rencontres d'Arles, dirigées depuis cette année par Sam Stourdzé qui signe le commissariat de nombre des expositions, est une sorte de "changement dans la continuité". L'offre est variée et considérable, éventail de 35 expositions de photographie, sans compter les off, diffusant un peu de fraîcheur à l'ombre d'un soleil harassant.
On retrouve les lieux habituels, même si le chantier de l'architecte Frank Gehry initié par la Fondation Luma évoque une immense plaie ouverte à l'endroit des anciens entrepôts SNCF. En longeant les travaux pharaoniques j'ai eu l'impression de revivre le traumatisme de la destruction des Halles Baltard à Paris en 1971. N'y avait-il aucun projet futuriste qui s'appuie sur l'ancien pour inventer du nouveau ? Ce qui reste des entrepôts paraîtra dérisoire et pitoyable face à la tour et ses annexes, comme si l'on avait voulu effacer une partie de la mémoire ouvrière de la ville.


J'ai retrouvé ce choc de sociétés dans deux lieux adjacents situés Place de la République, le Cloître Saint-Trophime et le Palais de l'Archevêché. Le premier expose L'esprit des hommes de la Terre de Feu de Martin Gusinde, missionnaire allemand qui, au début du XXe siècle, photographia au sud du Chili des tribus depuis disparues. Les masques et les peintures corporelles accompagnent d'étranges rituels d'initiation masculinistes, comme le Hain, qui semblent avoir inspiré les couturiers du Ku Klux Klan ou la Confrérie des Pénitents, sauf que les Selk'nam, Yamana et Kawésqar, souvent nus ou enveloppés de peaux de bêtes, n'avaient aucune ambition hégémonique. Ils se prêtent étonnamment au jeu, acceptant de poser devant l'objectif de l'anthropologue avant d'être avalés par la "civilisation".


La seconde exposition y répond de manière terrible et catastrophique, incarnant ce qu'il y a de plus monstrueux dans l'ordre nouveau imposé par les très riches de la planète et leurs cabinets-conseils. Avec Les paradis, rapport annuel, Paolo Woods et Gabriele Galimberti tirent le portrait de cette caste cynique et arrogante qui exploite sans vergogne le reste de l'humanité. En plaçant leur argent dans des paradis fiscaux ils échappent à l'impôt, solidarité indispensable à l'équilibre d'une société. L'argent "travaille" à leur place. La brutalité des images banales de ces paradis offshore, où la loi contourne la morale, tranche avec les dernières images, clichés insupportables de la pauvreté entretenue. Pour leur investigation Woods et Galimberti ont créé, dans l'état nord-américain du Delaware, une société qu'ils ont baptisée avec humour The Heavens, son siège social se situant dans le même bâtiment qu’Apple, la Bank of America, Coca-Cola, Google, Wal-Mart et 285 000 autres entreprises ! Faut-il réinterroger la violence révolutionnaire pour se débarrasser de ce sinistre cauchemar sous allures de rêve exotique, à moins que cette avidité sans limites s'enferre dans l'autodestruction, entraînant avec elle le reste de la planète ?
Il est logique que je sois plus sensible à certaines expositions qu'à d'autres, tant l'ensemble propose d'angles différents de la photographie. Les jours prochains j'aborderai celles qui ont trait à la musique, en particulier en rassemblant des centaines de pochettes de disques vinyles ou encore l'installation cinématographique de Tony Oursler présentée par la Fondation Luma sur les ruines de l'Atelier des Forges...