70 Expositions - juin 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 26 juin 2024

Sur nature à petit bruit


Nous sommes si souvent déçus par les expositions d'art contemporain qu'une petite brise de fraîcheur venant du 104 nous [ravit ce] samedi après-midi. Les fantasmes de réussite font glisser tant d'artistes sur la pente savonneuse de la mode ou de supposées recettes qui auraient fait leur preuve que les véritables urgences sont noyées dans cet océan de clones et de futilités ressassées. Bien des professeurs portent une lourde responsabilité de vouloir former des élèves à leur image. Duchamp se retournerait dans sa tombe en découvrant la foule de ses adeptes, comme tous ceux qui ont fait des émules à l'instar de Lacan ou Godard. Il est si difficile de suivre sans imiter, d'apprendre en restant soi, de vivre sans croire le dogme... En même temps les plus authentiques n'en ont cure car ils ignorent le choix. Ils se nourrissent de leur insatisfaction fondatrice et de cette pulsion salvatrice qui les empêche de commettre le pire.

Tout n'est pas du même tonneau dans l'exposition Sur nature présentée au 104 [en 2012]. Deux artistes se détachent nettement : Céleste Boursier-Mougenot avec la version 16 de From Here to Ear et Zimoun avec 416 prepared dc-motors... et Woodworms, wood, microphone, sound system. Ce sont étonnamment les trois installations sonores qui retiennent notre attention. La cheminée de cartons résonnants affublés de petits moteurs rotatifs recycle un ancien projet de Zimoun pour donner l'illusion de la pluie tandis qu'un microphone capte le bruit des vers dévorant le bois dans la salle d'à côté.


Mais si l'espace du 104 mérite le détour, l'installation de Céleste Boursier-Mougenot vaut le voyage. Des dizaines de diamants mandarins volètent dans deux salles où sont disposées dans l'une six guitares Gibson et une basse, dans l'autre cinq guitares et deux basses, chacune branchée sur un ampli Fender. L'artiste ne se moque pas de ses interprètes : le son est là ! Les oiseaux venant se poser sur les manches composent une partition aléatoire charmante, sereine, aérienne, qui varie selon les heures et l'excitation des volatiles mis en condition pendant quinze jours avant l'ouverture au public. Nos mouvements provoquent les leurs lorsqu'ils ne vont pas se nicher dans leurs habitations tressées suspendues ou dans les cymbales Paiste, mangeoires posées au sol. Le concert de leurs voix lilliputiennes vient se mêler aux cordes électriques, interrogeant notre rapport à la structure, à l'indétermination et au chant du monde.

Article du 24 septembre 2012

mardi 11 juin 2024

Five Car Stud d'Ed Kienholz


Propriété d'un collectionneur japonais, la scène traumatique réalisée par le "sculpteur" Edward Kienholz n'avait pas été exposée depuis quarante ans. Le Musée Louisiana, près de Copenhague, [présentait] Five Car Stud, occasion inespérée de découvrir une œuvre clef du début des années 70, si critique qu'elle fut interdite dans les institutions culturelles américaines et qu'elle encouragea l'artiste à s'installer à Berlin et en Idaho. J'ai repris ci-dessus l'image [précédemment] publiée, [à l'origine] le 16 juillet 2012, tant la suite des plans rappelle un découpage cinématographique. Je résumai : Un groupe de blancs lynchant un noir éclairés par les phares de cinq voitures, le castrant devant un jeune garçon et une femme restés à l'écart. Le public traînant ses chaussures dans le sable fait figure de témoin passif devant la scène abominable. J'en fais des cauchemars la nuit suivante. Comme pour Lucchino Visconti dans ses films, chez Kienholz le moindre détail est à sa place, même si la réalité est toujours tordue par le geste de l'artiste. Les masques des tortionnaires et la croix dorée autour du cou, une canette de bière écrasée, des photos de femme nue sur le pare-soleil, la tronçonneuse à l'arrière du pick-up, l'autoradio qui joue un blues nègre en sourdine, les plaques minéralogiques avec "fraternité" ou "America, love it or leave it", la bannière étoilée... Comme le corps démembré de la victime, son ventre est un réservoir d'essence dans lequel flottent les lettres mélangées du mot NIGGER... Une interview d'une heure est projetée à l'entrée de l'installation ; Kienholz a accepté à condition que le journaliste pose pour figurer l'un des personnages ; la discussion court pendant que l'artiste moule le corps du modèle.





Fan d'Edward Kienholz depuis sa rétrospective au CNAC rue Berryer en octobre 1970, je suis à l'affût de catalogues de son œuvre. Celui de Five Car Stud (1969-1972) en creuse l'analyse tout en évoquant le reste de son travail, même si les petites photos de Back Seat Dodge '38, The State Hospital, The Illegal Operation, The Wait, Roxys, The Caddy Court, The Ozymandias Parade, The Hoerengracht, etc. sont en noir et blanc. Les documents et les textes en anglais sont passionnants. Je ne manque jamais une visite à Amsterdam sans revoir The Beanery au Stedelijk Museum [...]. Les rétrospectives sont rares. Il faut aller au Musée Ludwig de Cologne pour admirer Night of Nights ou The Portable War Memorial...
En 1981, Edward Kienholz déclara que toutes les œuvres postérieures à 1972 étaient cosignées avec sa compagne Nancy Reddin Kienholz, démarche encore rare parmi les artistes mâles profitant souvent d'un apport discret et pourtant déterminant de leur conjointe, collaboration restée secrète dans l'Histoire de l'Art quand ce ne fut pas pure usurpation à une époque encore récente où les femmes ne pouvaient être acceptées autrement que dans leur rôle de mère !

À partir de 1994, après la mort d'Edward Kienholz qui fut enterré dans une automobile Packard de 1940 conduite par sa femme jusqu'à la tombe, Nancy Reddin Kienholz continua à signer seule ses nouvelles œuvres jusqu'à sa propre disparition en 2019.