70 Expositions - novembre 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 8 novembre 2024

Musées à Lausanne, jamais deux sans trois


Illustrer notre visite du Musée cantonnal des Beaux-Arts de Lausanne par le grand tableau de 1884 Taureau dans les Alpes d'Eugène Burnand était trop tentant, même si nous avons commencé par un selfie dans le miroir concave d'Anish Kapoor. J'aurais pu aussi commencer par La vision tisserande, 24 août 1976 de Dubuffet pour rester dans l'ambiance de la veille dans les collections de l'Art Brut...


Ce tableau peint à l'acrylique, qui fait partie de sa série Théâtres de la mémoire, est constitué de 43 pièces rapportées collées. Visiter un musée convoque évidemment la mémoire, qu'elle soit de l'instant pour plus tard ou logiquement du passé. Nous sommes ainsi faits de pièces rapportées qui s'accumulent avec les années. Certaines s'effacent avec le temps, d'autres naissent, et encore d'autres refont surface. Nous devons avancer, handicapés par le "déficit des années antérieures" que nous faisons hélas souvent subir à nos proches. En art c'est plutôt rassurant. L'artiste est parfois surpris de redécouvrir de vieilles œuvres qu'il avait oubliées. "C'est moi qui ai fait cela ?" est une exclamation récurrente que l'on tait humblement, mais qui nous soutient orgueilleusement.


La remarque la plus évidente de cette visite est l'immense présence de femmes artistes, ce dont on n'a malheureusement pas l'habitude. Ainsi dès l'entrée du troisième étage consacré à l'art contemporain est accroché Mirror Shadow de Louise Nevelson, sculptrice ukrainienne émigrée aux États Unis.


Derrière sa cimaise et les nombreux objets de William Kentridge, est projeté un film du prolifique et polymorphe artiste sud-africain. En plus des animations astucieuses jouant des superpositions la musique qui les accompagne est particulièrement intelligente, jamais illustrative, drôle et entraînante.


Au deuxième étage je ne résiste jamais devant un Rodin, et particulièrement lorsqu'il s'agit du Baiser. Je ne peux non plus m'empêcher de penser au poème Barbara de Jacques Prévert, des vers qui me font irrémédiablement craquer : "je dis tu à tous qui s'aiment, même si je ne les connais pas".


En passant devant une baie vitrée qui surplombe les voies ferrées que nous emprunterons le soir-même pour rentrer à Paris j'aperçois au fond le lac Léman. Lausanne est une ville pentue que les tramways aident à gravir...

jeudi 7 novembre 2024

Musica ex Machina


Aller à l'exposition Musica ex Machina à l'École Polytechnique fédérale de Lausanne, ça se mérite ! L’EPFL est une université technique, spécialisée dans le domaine de la science et de la technologie. Sans signalétique, il faut trouver son chemin sur la dalle de cette gigantesque université qui regroupe plus de 15 000 étudiants de 120 pays. Lorsqu'enfin, dans le fond du campus, nous apercevons les Alpes, nous sommes arrivés ! Le sujet est tentant : « De la théorie médiévale aux IA contemporaines, Musica ex Machina: Machines Thinking Musically explore l’histoire de la pensée computationnelle et algorithmique en musique, ou comment les avancées technologiques et la créativité humaine redessinent en permanence les contours de l’expression musicale. Mêlant objets historiques, œuvres sonores et installations immersives, elle présente le travail de visionnaires d’hier et d'aujourd'hui tout en ouvrant des perspectives sur le futur de la musique. » L'exposition commence avec les neumes du chant grégorien et se clôt sur les travaux avec l'intelligence artificielle de l'Irlandaise Jennifer Walshe sur laquelle j'ai écrit un article le 26 septembre dernier ! Entre temps sont présentées toutes sortes de notations et les compositions musicales qu'elles suggèrent.

Comme je le fais souvent dans les expos j'arpente rapidement les allées et je remonte le temps, depuis la sortie jusqu'à l'entrée. C'est une manière d'appréhender leur taille, mais c'est aussi ainsi que j'ai appris l'histoire de la musique. Jean-André Fieschi avait eu l'intelligence de me faire écouter Pelléas et Mélisande et Wozzeck. J'eus envie de comprendre comment Debussy et Berg en étaient arrivés là. De même j'ai longtemps cherché les origines de la musique d'Edgard Varèse, le connectant à Berlioz et Rameau. Je repars ensuite du début, en sens inverse, ou plus exactement dans le sens de l'Histoire ! Fascination devant l'automate La musicienne ou la règle à calcul d'Arnold Schönberg qui lui servait à écrire ses séries dodécaphoniques. Plus loin un piano midi Yamaha joue du Nancarrow ou du Ligeti ; les touches bougent synchroniquement même si le son ne provient pas de ce piano-là pour des raisons d'isolation acoustique. Des casques sans fil fonctionnent donc dans toutes les salles.


Dans l'une d'elles est simulée la spatialisation du Prometeo de Luigi Nono ou La légende d'Eer de Iannis Xenakis. Dans une autre des jeunes gens qui ont téléchargé une application s'amusent à jouer en déplaçant des algorithmes sur des écrans toute hauteur. Dans une troisième Pierre-Laurent Aimard est filmé et projeté sur trois écrans géants pendant qu'il enregistre ce qui est diffusé plus haut par le piano mécanique. Parmi tant d'autres on croise Guido d’Arezzo, Leonhard Euler, John Cage, Clarence Barlow, Karlheinz Stockhausen, comme les gants de Michel Waisvisz, un vieux Revox, un synthétiseur Buchla ou le gamelan numérique de la Cité de la Musique qu'avait réalisé Olivier Koechlin. Il est passionnant de voir l'évolution des systèmes de notation et quelle influence ils eurent sur les compositeurs. L'ensemble est à la fois didactique et ludique. Son site offre une playlist et j'en ai rapporté un joli petit catalogue, gratuit comme l'entrée de l'exposition.

→ Exposition Musica ex Machina: Machines Thinking Musically, EPFL, Lausanne, jusqu'au 29 juin 2025

mardi 5 novembre 2024

L'art brut à Lausanne


Je me rends compte que j'ai choisi quatre œuvres très colorées, mais il en est d'autres plus sombres ou monochromes. Après notre concert au MEG à Genève, rejoindre Lausanne représentait un saut de puce autour du lac Léman. Visiter les collections de l'Art Brut au Château de Beaulieu était simplement indispensable. Dubuffet avait fait la mauvaise tête face aux propositions du Musée d'Art Moderne et du Centre Pompidou malgré tous leurs efforts. Il avait donc choisi le Musée des Arts Décoratifs pour ses œuvres et Lausanne pour sa collection d'art brut ! Depuis, les acquisitions se sont multipliées. Je pense que j'y suis devenu sensible grâce au travail du commissaire Jean-Hubert Martin pour Les Magiciens de la Terre en 1989. Vingt-sept ans plus tard, j'aurai la chance de sonoriser son exposition Carambolages au Grand Palais.


Les œuvres s'étalent sur quatre niveaux. Je note que la plupart des artistes exposés ont souffert d'absence du père, parfois carrément orphelins. Nombreuses sont les femmes qui ont trouvé un exutoire dans la création. Tous et toutes rêvaient... Ou cauchemardaient. Ils ont parfois été internés psychiatriquement, sinon vivaient reclus. Certain/e/s n'avaient aucune ambition artistique, d'autres se prenaient pour des génies. Tous et toutes ont développé un monde à part, en marge des institutions culturelles, sans référence aux courants passés et surtout modernes.


Les quatre photographies des œuvres ci-dessus sont de Willem Van Genk (fasciné par les métros et les autobus), Adolf Wölfli (qui dessina, écrivit et composa de la musique), Angelo Meani (masques à partir de vaisselle cassée mis à sa disposition par les grands magasins) et Paul Amar (tableaux en trois dimensions à partir de coquillages qu'il a dégustés avec son épouse).


Mais j'ai été autant fasciné par les masques en céramique de Stanislaw Zagajewski, ou ceux de Pascal-Désir Maisonneuve à partir de coquillages glanés dans les marchés aux puces, les magnifiques et sombres photocollages de Valentin Simankov, les monstres de Josep Baqué rappelant énormément Léopold Chauveau ou Claude Ponti, les sculptures en bois d'animaux grandeur nature d'Eugenio Santoro, les enveloppes peintes de Marie Morel, les portraits incisifs d'Alain Arnéodo, etc. Le musée compte aujourd’hui plus de 70000 œuvres de 1000 autrices et auteurs, mais seulement 700 sont présentées dans les salles du Château de Beaulieu.