70 Expositions - décembre 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 25 décembre 2024

Collage raisonné A


Comme je le racontais au début du mois en évoquant l'exposition de Sun Sun Yip, j'ai la chance d'avoir quelques amis plasticiens qui me font rêver. Deux de ces camarades qui me sont très chers nous ont récemment offert des tableaux à accrocher au mur. J'ai beau avoir une maison relativement grande, les surfaces ne sont pas extensibles et j'ai choisi d'en garder certaines immaculées, histoire de reposer mes yeux, de me laisser aller à la rêverie à partir du vide, d'y projeter de la lumière ou des films. Je venais de trouver la place du triptyque Dans le vent confus du voyage de mc gayffier quand me vint l'idée de placer l'impression Collage raisonné A d'Éric Vernhes sous l'oléarium du salon, derrière le divan rouge, près de tableaux possédant tous une dominante de cette couleur. L'oléarium est un une sorte d'aquarium rempli d'huile ayant servi de loupe devant un téléviseur des années 50 et utilisé par Raymond Sarti dans son décor du K de Dino Buzzati pour Un Drame Musical Instantané. Combien se sont fendus de grimaces en se plaçant de chaque côté de l'objet incrusté dans l'épaisseur du mur. À la droite de l'œuvre d'Éric Vernhes on peut en admirer d'autres de mc gayffier, Sun Sun Yip, Arlette Martin, Aldo Sperber... Dans le bas à droite de la photo apparaît l'ombre d'une oreille d'un Nabaztag.
Ayant déjà écrit plusieurs articles sur son travail et connaissant ses aptitudes incroyables à manier les techniques les plus primitives aux plus contemporaines, j'ai demandé à Éric comment il avait réalisé cette abstraction. Collage raisonné A est donc un arrêt sur image d'un assemblage de mèches d'un logiciel génératif qu'il a inventé. Me référant à d'autres de ses créations picturales j'y pressens une partition musicale d'une œuvre complexe où les textures sont rythmées par les surfaces. Comme toute représentation graphique sonore il faut s'approcher pour constater la précision des points (pixels ?), des à-plat et des brumes, et envisager de les interpréter.
Dans cette lointaine perspective, muni d'une perceuse, j'ai esquinté le mur de béton sans succès pour y visser un piton, optant finalement pour un scotch double face ne pouvant supporter le poids du cadre qui a glissé en brisant la vitre, heureusement sans abîmer le papier. Le verre indiquait de nouvelles lignes musicales, mais le danger de se couper et le respect de l'intégrité de l'œuvre m'obligèrent à mettre de côté cette collaboration artistique involontaire. Éric m'a rassuré en m'annonçant qu'il passerait avec une perceuse plus puissante et une vitre empêchant le papier de jaunir avec le temps. Je ne suis pas du tout bricoleur, même si je m'y colle régulièrement. Mes mains ne sont à l'aise que devant des claviers, qu'ils soient à écrire, à cuire ou à jouer, encore que je tape à deux doigts, fais ce que je peux sur les touches noires et blanches, improvisant sans cesse, soit rectifier le tir de la phrase précédente sans faire tilter le flipper. De quoi forcément perdre la boule lorsque je ne suis plus dans mon élément !

mardi 24 décembre 2024

Dans le vent confus du voyage


Il fallait bien que cela arrive un jour, j'ai accroché le triptyque sur toile Dans le vent confus du voyage dans l'escalier qui mène au premier étage alors que j'avais toujours évité de casser le blanc des murs. La plasticienne mc gayffier, "technicienne de surface" aux multiples talents, nous a fait ce somptueux cadeau pour nos anniversaires. Le texte est tiré du Livre d'heures de Rainer Maria Rilke tel que cité par Jean-Luc Godard dans ses indispensables Histoire(s) du cinéma. Du même réalisateur, huile cette fois plutôt qu'acrylique, Ces fleurs ont été cueillies dans Le livre d'images, son dernier chef d'œuvre (2019). Avec entre les rails, une autre huile, celle-ci reprenant le célèbre photogramme de Dziga Vertov dans L'homme à la caméra (1929), le triptyque est complet, recomposé, Ces fleurs entre les rails dans le vent confus du voyage. J'ai toujours adoré les photogrammes. Dans le passé nous n'avions qu'eux pour nous souvenir, la vidéo n'existant pas. Quant au son j'enregistrais dans les salles de cinéma avec un magnétophone à cassette. En les peignant mc gayffier rallonge le temps, arrêt sur image qui joue de l'éphémérité de la vie.

Les fleurs du jardin
Chaque soir ont du chagrin.
Oui, mais dès l'aurore
Tous leurs chagrins s'évaporent.
Quel est l'enchanteur
Qui guérit tant de douleurs,
Quel est ce magicien ?
C'est le soleil.

C'est la chanson que chacun, chacune, fredonne à tour de rôle dans Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir (1932). C'est encore plus clair avec le train qui fonce sur le caméraman. Les cadres en bois donnent également de l'épaisseur aux trois petites toiles. Tranches verte, noire ou pointillée comme les perforations d'un film en celluloïd. L'intertitre souligne la poésie de réel qui fricote avec l'imaginaire. Les temps confondus se mêlent parce qu'il n'y a ni passé, ni présent, ni futur pour un cinéphile. Juste des images. Les paroles de Renoir continuent, nous renvoyant à ce que nous avons de plus cher... Je pense ainsi au champ de marguerites repiquées dans Le plaisir de Max Ophüls (1952). Un anniversaire...

L'hiver dans les bois
Les oiseaux meurent de froid.
Leurs nuits dans les bois
Sont comme des tombes blanches.
Avril reparaît
Et soudain dans la forêt
Mille voix en même temps
Bénissent le printemps.
Mon printemps est mon sourire
Quand mon cœur souffre et soupire.
Ton sourire est mon printemps,
Mon printemps...

mardi 17 décembre 2024

Chiharu Shiota au Grand Palais


Le jeu de miroirs de Reflection of Space and Time semblait pourtant simple, mais je suis longtemps resté scotché par la distance spatio-temporelle que produit l'œuvre de Chiharu Shiota. Grâce aux fils qu'elle tend comme une toile d'araignée, l'artiste japonaise vous prend dans ses filets et, si la scénographie à sens unique ne vous y forçait pas, on serait tenté de revenir sans cesse sur ses pas pour être certain que l'on n'a pas rêvé. Livrer ici trois images de son exposition The Soul Trembles, inaugurée au Mori Art Museum de Tokyo en 2019 et plus ou moins reproduite et actualisée dans une aile du Grand Palais avant sa réouverture complète, pourrait gâcher le plaisir de la découverte, mais ces images font le tour du monde et celui de la Toile sans que l'on puisse en saisir la force réelle sans y pénétrer corps et âme.


J'ai évidemment été sensible à la salle de spectacle incendiée de In Silence avec le crapaud totalement brûlé qui trône en son centre. Si Chiharu Shiota se réclame de Christian Boltanski, Annette Messager et William Kentridge, cette installation immersive me fait forcément penser à leurs collègues Daniel Spoerri et Arman qui font partie d'un mouvement qui m'est très cher, probablement pour ses liens oniriques avec le cinéma de fiction.


Les fils de laine rouge de Uncertain Journey sont les plus connus de Chiharu Shiota, quitte à illustrer une affiche épouvantable de son exposition. Face au rouge sang et aux embarcations innavigables, il ne manque que les larmes. Feront-elles surface dans ses œuvres prochaines ?
J'ai aussi beaucoup aimé des œuvres plus petites comme Out of My Body en cuir de vache et bronze ou les petits jouets de récupération de Connecting Small Memories. La chair semble absente et pourtant c'est justement parce qu'elle fait défaut qu'elle est sensible. Sur Instagram j'ai mis en ligne l'envol des valises de Accumulation: Searching for Destination dont le son composé de vidéos d'enfants interviewés sur l'âme dans la même salle et surtout des voix des visiteurs donne l'impression d'être dans le hall d'un aéroport ou d'une gare. Cette visite a tout d'un voyage, ce qui me convient parfaitement puisque je reste là, avec vous...

→ Chiharu Shiota, exposition au Grand Palais jusqu'au 19 mars 2025

jeudi 12 décembre 2024

Arts et métiers


La venue de mon petit-fils à Paris était une occasion rêver pour retourner au Musée des Arts et Métiers. À six ans et demi il faut un peu se battre pour qu'il regarde les objets plutôt que les vidéos qui les présentent en tout petit. La collection Transports avec les premières automobiles ou les premiers avions est évidemment plus attrayante pour lui qu'Instruments scientifiques, Matériaux, Énergie, Mécanique, Communication ou Construction. De mon côté j'avais l'impression d'avoir ouvert un livre de Jules Verne avec les illustrations de la collection Hetzel et d'y être tombé comme le lapin d'Alice au pays des Merveilles ou une bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu.


Dans l'église, sous un biplan ou l'aéroplane de Blériot oscille le pendule de Foucault. On voit la petite sphère légèrement floue derrière moi. Plus loin dans le musée est installé le laboratoire de Lavoisier. Les automates ne fonctionnent pas, mais de petits films les montrent en action. J'évoque évidemment ce qui accroche l'attention d'Eliott. Il faudra que j'y revienne sans lui ou lorsqu'il aura grandi !


Nous enchaînons avec un délicieux déjeuner coréen au Shodai Uji Matcha de la rue Volta, budae jjigae épicé et bibimbap accompagnés des indéfectibles pantan, en terminant par leur glace au thé vert matcha. Eliott adore ce qui est pimenté, cela tombe bien. Cette semaine mon rôle de grand-père ne me laisse pas beaucoup de temps pour écrire ou faire quoi que ce soit d'autre ! Je m'occupe des urgences. Le reste attendra.

lundi 2 décembre 2024

Mother de Yip


J'ai la chance d'avoir quelques amis plasticiens qui me font rêver. Parmi eux les peintres sont les moins bien lotis. À moins d'être une star, chose rare de nos jours, ou un produit de spéculation promue par une bande organisée dont les fondations tiennent le haut du pavé, la peinture m'apparaît souvent comme un sacerdoce. Le matériel est cher et le processus parfois long, d'où la relative cherté des œuvres, ajoutez que les galeries sont limitées et le statut social pourri. Si en plus on est dans le figuratif, on peut rapidement comparer sa vie à celle d'un moine. mc gayffier organise régulièrement des portes ouvertes, associant souvent texte et peinture. D'elle je possède deux tableaux, deux assemblages et de merveilleux petits fascicules où les mots ressemblent à des coups de pinceau portés sans les gants. Ella & Pitr sont ceux qui s'en sortent le mieux, se servant avec malice des ressorts de la communication et trouvant leur équilibre entre de généreuses interventions en plein air et la vente en galerie. Ils ont collé un ange déchu dans mon escalier, peint un trompettiste sans tête sur la façade de ma maison et deux scènes sur le porte-vélos.
En trente ans de pratique assidue Sun Sun Yip a souvent changé de support, passant de la gravure à la programmation algorithmique, de la sculpture sur bois ou en mousse expansée à la peinture à l'huile. Bobby Lapointe chantait : "La peinture à l'huile c'est bien difficile, mais c'est bien plus beau que la peinture à l'eau." Sun Sun prépare ses toiles un an à l'avance, il soigne ses fonds comme on le faisait à la Renaissance ou chez les Hollandais. Si sa précédente exposition représentait des quartiers de viande, la nouvelle est consacrée à la végétation et à l'océan. Dans la philosophie chinoise le sens des choses n'a rien à voir avec notre perception. Ses titres en attestent, comme Un jour mon prince viendra, Murmure ou Jungle Fantasy, éclairant les œuvres d'une lumière que je ne connaissais pas. Le petit tableau de viande accroché dans mon salon s'intitule Première pierre ! Cette difficulté à saisir leur essence produit un mystère qui pourrait à terme le sortir de l'ombre.


Son exposition Mother renvoie explicitement à la nature, plus intimement au souvenir d'une mère récemment disparue. Les sous-bois cachent une vérité indicible, les vagues recopient cent fois le verbe aimer (dirait Cocteau), les lianes se dénouent si l'on plonge dans la forêt. En chinois Yip signifie feuille. L'huile semble se diluer comme une aquarelle dans ces paysages aussi réels qu'imaginaires. Ce va-et-vient est le secret des poètes. L'inspiration vient autant en dormant qu'en se réveillant. Saturé d'art conceptuel duchampoin et d'abstraction picassiette, les tableaux figuratifs apportent un apaisement qu'il n'est pas forcément nécessaire d'aller piocher dans le passé. Il suffit d'ouvrir les yeux pour qu'ils chantent à nos oreilles. Par quel miracle ai-je senti les embruns et l'humus dans les tableaux de Sun Sun Yip ?

→ Sun Sun Yip, Mother, exposition à l'Espace Culturel Bertin Poirée, jusqu'au 7 décembre 2024