70 Expositions - mai 2025 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 20 mai 2025

Après la bataille


J'arrive après la bataille, car l'exposition Arpenteurs du souvenir, 80 ans après d'Ethel Buisson et Claude Philippot se termine après un an de présence au Mémorial de la Résistance en Vercors. Ces "dialogues photographiques" montrent comment le paysage porte l'Histoire. J'ai toujours pensé que la géographie et l'histoire figuraient les abscisses et les ordonnées du même repère. Dans leur noir et blanc d'éternité ou dans les couleurs de la nature les images suspendues sont aussi magnifiques qu'émouvantes. La carte s'efface lentement sous nos pas, mais les signes restent. Ils représentent les vestiges de notre mémoire. Les martyrs d'hier s'adressent aux jeunes d'aujourd'hui. Je me souviens des dernières paroles de Jean Cayrol à la fin du film de 1955 Nuit et brouillard d'Alain Resnais : "[nous] feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin." Je me rappelle aussi de celles d'un responsable de mission humanitaire qui revenait alors du Rwanda : "il y a des justes, mais ce ne sont pas toujours les mêmes." Voilà qui est terriblement d'actualité, me poussant plus que jamais à défendre les peuples opprimés, occupés, colonisés avec la plus grande violence. Les évocations de l'exposition ont pour moi le goût du jour.


J'arrive après la bataille, parce que les Résistants des maquis du Vercors ont fait le travail à l'époque, se battant contre l'occupant, ne baissant pas les armes devant la vermine fasciste. Ils en ont certes payé un prix très lourd. C'est celui de la liberté. La visite du Mémorial de la Résistance en Vercors est une expérience fantastique. C'est rare qu'une scénographie muséale soit aussi en adéquation avec son sujet. Nous avançons entre reconstitutions fictionnelles et documentaires. La traversée des salles aux murs de béton se fait un casque près des oreilles, mais pas sur les oreilles, car le mixage entre ce que nous y entendons et la musique diffusée par de discrets haut-parleurs donne un effet de perspective à la déambulation, perspective qui joue là encore entre l'histoire et la géographie. Le muséographe Jean-Pierre Laurent, le scénographe Max Schoendorff et le designer sonore Nicolas Deflache me semblent les principaux auteurs de cette visite immersive qui nous permet de voyager dans le passé comme si nous y étions, certes en spectateurs impuissants, mais vibrant en sympathie avec celles et ceux qui l'ont bâti.


Édifié à 1300 mètres d'altitude, le Mémorial offre un panorama imprenable sur la plaine de Vassieux et le massif du Vercors. Son architecture de bunker contraste avec la beauté naturelle du site. Il n'y a que le petit Mémorial des martyrs de la déportation situé au bout de l'île de la Cité à Paris qui m'ait fait cette impression, avec une scénographie qui permet à la fiction d'aujourd'hui d'évoquer au plus près le drame d'hier. Comme Ethel Buisson arpentant le camp de concentration de Birkenau sur les traces de son grand-père ou celles des maquis du Vercors...

mercredi 14 mai 2025

Jean-Hubert Martin réfléchit


Certains pourraient penser que j'ai la collectionnite aiguë. Il est vrai que lorsqu'un artiste ou un sujet me plaisent vraiment, que d'une certaine manière je m'y reconnais, comme lorsqu'on est amoureux et que l'on prononce étonnamment les mêmes mots exactement ensemble, j'ai tendance à acquérir tout ce qui les concerne. J'ai commencé avec Frank Zappa qui est à l'origine de ma passion pour la musique, j'ai continué avec Captain Beefheart, Robert Wyatt, Charles Ives, Edgard Varèse, Roland Kirk, Michael Mantler, Harry Partch, Conlon Nancarrow, Steve Reich, le Kronos Quartet, Scott Walker, Fausto Romitelli, Colette Magny, Brigitte Fontaine, les producteurs Hal Willner ou Jean Rochard, et quelques autres dont je possède l'intégralité de la discographie, d'autant que certains parmi eux ont beaucoup produit ! Il en va de même pour les livres qui leur sont consacrés comme des disques. Du côté de la littérature, Jean Cocteau (pour lui dans tous les champs de la création), C.F. Ramuz, Arthur Schnitzler, Vercors, fut-elle dessinée comme avec Francis Masse ou Marc-Antoine Mathieu, frisent l'intégralité. Ma cinéphilie, elle, n'a carrément pas de limite. Cette manie est probablement liée à une peur du manque si j'en juge par les réserves de nourriture que j'accumule, mes tiroirs à épices ou le nombre de parfums de crèmes glacées. Né sept ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, j'ai appris à laisser mon assiette propre comme un sou neuf, pas question de gâcher. Je pourrais aussi évoquer mes 6000 articles, mes 2000 compositions musicales ou le reste de mes activités artistiques. C'est le vertige jubilatoire, la sympathie, que me procure le sentiment de ne pas être seul à penser comme je le fais qui me pousse à l'exhaustivité lorsqu'un artiste me parle.

Jean-Hubert Martin n'est pas un artiste, mais un curateur qui s'en préoccupe et s'en occupe ardemment. Chamboulé en 1989 par l'exposition Les Magiciens de la Terre au Centre Pompidou et à La Villette, et ayant chroniqué en 2013 Théâtre du Monde à la Maison Rouge dont il était aussi le commissaire et en 2014 son recueil de textes L'Art au large, j'avais eu le courage de lui demander à le rencontrer pour discuter de l'absence de son dans ses manifestations. Il m'avait gentiment reçu et mes pieds ne touchaient plus terre à l'écouter évoquer son travail. Dix-huit mois plus tard, je recevais un coup de téléphone de la Réunion des Musées Nationaux m'expliquant que Monsieur Martin les tannait depuis pour que je compose la musique de Carambolages, sa nouvelle exposition au Grand Palais. Je sonorisai ainsi ses 27 salles (hélas uniquement sous casque audio, mais on peut encore suivre son somptueux catalogue avec l'application dédiée), le bonheur absolu pour un compositeur qui aime les transpositions poétiques et les évocations radiophoniques ou cinématographiques, tout en cherchant la complémentarité et fuyant l'illustration. J'ai continué à suivre le travail de Jean-Hubert Martin, retournant par exemple l'année dernière au Château d'Oiron arpenter Le Grand Bazar.


La lecture récente d'un petit fascicule publié par ArtPress en 2017, dans sa série Les grands entretiens, avec Jean-Hubert Martin m'a donné envie de cet article lorsque j'ai lu ses propos de juin 2011 concernant la globalisation. Je cite pour l'exemple :
"La mondialisation est un phénomène d'intensification et d'accélération des relations humaines. Elle a par conséquent des effets positifs autant que pervers. Dans la mesure où elle se résume à l'exploitation des richesses naturelles et humaines par le capitalisme occidental et ses vassaux, elle est dévastatrice et destructrice : standardisation des produits industriels et uniformisation de l'architecture urbaine par exemple. Mais elle véhicule l'amélioration du bien-être matériel, ainsi que des contre-pouvoirs permettant de résister à cette exploitation. Elle est un peu plus efficace pour lutter contre les dégâts matériels (famine, etc.) que pour préserver des cultures traditionnelles. Là aussi, tout n'est pas noir et blanc, car elle peut accompagner l'évolution de certaines de ces cultures qui savent s'adapter et profiter de la dialectique qu'il leur est offerte. La peinture a été un vecteur important pour les Aborigènes australiens dans leur lutte pour la reconnaissance de leurs droits. Une mondialisation en faveur d'une reconnaissance de la diversité et de l'originalité des cultures et de leur respect mutuel est un objectif majeur d'aujourd'hui. Elle implique que des manquements aux droits de l'homme soient corrigés par une pédagogie qui prend du temps, et non par des règles imposées de l'extérieur."
Plus loin (en 2014 au moment de Carambolages) je lis une réponse qui correspond parfaitement à mes propres critères de sélection lorsqu'il s'agit de ce que j'aime, recherche, crée ou chronique : "l'originalité et l'invention par rapport au contexte culturel, la relation de l'artiste à son milieu environnant, qui peut être d'adhésion ou de critique, l'adéquation de l'artiste et de l'œuvre, son énergie et la radicalité de ses propositions."

Toutes ces lectures m'abreuvent, comme les deux catalogues récemment acquis, faute d'être allé en Suisse il y a trois ans voir les expositions qu'ils réfléchissent. Le double sens de "réfléchir" est aussi adapté à tout ce qui m'intéresse. Picabia pique à Ingres dissèque l'influence du maître de Montauban sur le provocateur dadaïste, lui qui disait aller "chercher dans les musées ce que les conservateurs y ont enterré". Le va-et-vient est passionnant (Musée Ingres Bourdelle). Pour Pas besoin d'un dessin, Jean-Hubert Martin propose une relecture des collections du Musée d'art et d'histoire de la ville de Genève (MAH), réorganisant beaux-arts, arts graphiques, arts appliqués, archéologie, horlogerie, miniatures, numismatique, bijouterie en thématiques narratives sur le principe de la comptine Trois p'tits chats... qui rappelle celui de Carambolages : De la croix au globe, De l'ambiguïté à l'énigme, De l'arnaque à la décapitation... Je dévore tout cela tant les textes sont intelligents et les illustrations éloquentes, autant d'ouvertures pour mon imaginaire en constante formation.

mardi 13 mai 2025

La Collection Pinault, corps et âme(s)


Critique du marché de l'art et des spéculations entretenues par les milliardaires collectionneurs, j'avais résisté à aller voir une exposition de la Collection Pinault. Nullement à l'abri d'une contradiction, j'avais pourtant visité plusieurs fois son homologue Vuitton, mais j'y allais toujours à reculons. Curieux d'admirer l'architecture de l'ancienne Bourse de Commerce de Paris, je suis finalement revenu sur mes réticences et me suis fait violence en jetant mon dévolu sur Corps et âmes. Le résultat est conforme à mes préjugés, qu'ils soient négatifs ou positifs.


En levant la tête vers la fresque marouflée qui entoure la coupole de la Bourse de Commerce, on constate que le colonialisme était bien la base des échanges, esclavagisme à peine dissimulé. Temple du capitalisme, il est logique que l’homme d'affaires François Pinault et sa famille y montrent quelques fleurons d'une collection revendiquée de 10 000 œuvres (Wikipédia d'argumenter entre 4350 et 5000, mais il est certain que ces dernières années leur ont été particulièrement profitables !). Sympa d'en partager quelques uns avec nous plutôt que de garder tout au coffre. Cocasse et parfaitement dans la logique de l'endroit, le choix prépondérant très en vogue d'artistes noirs me laisse pantois. Le politiquement correct y trouve son juste équilibre. Manière très ambiguë de classer les artistes, comme dans Paris Noir actuellement au Centre Pompidou. (Tout de même moins pire que le honteux Black Label à La Villette, avec Joey Starr qui aboie son texte sans y penser et une absence de mise en scène). Cela n'empêche pas que d'une part le lieu réaménagé par l'architecte Tadao Andō est somptueux avec des salles plus propices aux expos que chez Vuitton où seule la terrasse dessinée par Frank Gehry me semble réussie, et que d'autre part on peut y admirer certaines belles œuvres devenues privées grâce à la fortune de ces messieurs et aux avantages financiers dont ils bénéficient à coups d'exonération d'impôts. Petit a-parte pour rappeler que pour faire monter la cotte d'un artiste on peut se racheter les pièces les uns aux autres, car entre milliardaires il faut se serrer les coudes.


Beaucoup de belles œuvres heureusement. Pas question de bouder mon plaisir pour autant avec Kerry James Marshall, Kara Walker (belle expo en 2007 au Musée d'Art Moderne), Ana Mandieta, William Kentridge, Marlene Dumas, sans parler de Niki de Saint-Phalle (en 2014 au Grand Palais), Georg Baselitz (superbe rétrospective en 2019 à la Gallerie dell’Accademia à Venise), Rodin, Brancusi, etc. Pourtant aucun tableau, aucune photographie, aucune sculpture ne me remue comme il arrive parfois. Peut-être sent-on trop les intentions politiques de dédouanement moral dans leur choix ? Il faudra que j'y retourne pour une autre exposition qui ne revendique pas cyniquement "corps et âmes", car pour les corps ils s'y entendent, mais quant aux âmes comment les affranchir ?

→ Exposition Corps et âmes, Collection Pinault à la Bourse de Commerce, jusqu'au 25 août 2025
Illustrations : Georg Baselitz Avignon Series 2014 / Kerry James Marshall Beauty Examined 1993

lundi 5 mai 2025

Rien de trop beau pour les dieux


Agnostique, il m'aura fallu tout ce temps pour que j'accepte la notion de sacré que tant d'amis ont tenté en vain de me faire admettre. Il aura suffi que je lise le texte de Jean-Hubert Martin dans le catalogue de l'exposition Rien de trop beau pour les dieux pour m'ouvrir les yeux sur ce qui me chiffonnait et que je sentais pourtant évident. Il faut dire que mon père avait fait fort en me répétant la phrase qu'il tenait de Georges Arnaud, écrivain qu'il avait découvert lorsqu'il était agent littéraire : " Si Dieu existait, ce serait un tel salaud qu'il ferait mieux de ne pas s'en vanter !". Je n'avais que cinq ans et cela m'évita toute crise mystique. J-H M rappelle que "à l'exception de quelques artistes qui se sont préoccupés de Dieu, comme Boltanski, Beuys (tentant de ranimer un lièvre) et Nitsch (aspergeant ses comparses de sang), la très grande majorité d'entre eux est totalement étrangère aux questions que soulèvent les religions... Hegel alla jusqu'à défendre l'idée que tout art véritable est sacré... Force est de constater que même notre société matérialiste se détournant du christianisme ne peut se passer d'une forme de transcendance et de spiritualité. On peut postuler que la science et le rationalisme viendront à bout de tous les phénomènes inexpliqués, ils en sont encore loin...". J'admets que la notion d'infini et la question sans réponse ont toujours satisfait mon extrême curiosité. "Il est pourtant un domaine où l'esprit rejoint la matière, c'est celui de l'art. Comment expliquer les prix extravagants qu'atteignent actuellement certaines œuvres, sinon qu'elles sont le réceptacle de qualités transcendantales que nous leur attribuons... Le culte du beau autrefois pratiqué par de nombreux souverains n'est pas uniquement une démonstration de pouvoir, comme on l'entend sans cesse ressasser aujourd'hui, mais aussi une structure intellectuelle et spirituelle qui confère un ordre et un apaisement de l'esprit s'opposant au chaos du monde. Le musée et le lieu où le public vient pratiquer le culte des ancêtres et pour une certaine strate sociale découvrir les œuvres des artistes actuels permettant à la sensibilité d'y trouver le plaisir d'une plénitude et un miroir à l'imaginaire. De ce fait, on parle souvent de sacré concernant les œuvres de musées. Il est vrai que le musée du XIXe siècle singe les temples antiques avec fronton et colonnes, mais il s'agit là une fois encore d'un sacré laïc d'inspiration républicaine. Or, ce dont il est question dans cette exposition, n'est pas de l'ordre de cette spiritualité athée qui baigne l'art, mais bien au contraire de rituels, issus de religions et de croyances diverses qui s'infiltrent de plus en plus dans le monde de l'art contemporain." J'avais peut-être oublié tout cela, bien que je l'évoquais dans mon article du 4 septembre 2014 sur son livre L'art au large. J'ai parfois la tête dure.


Je cite vite fait Jean-Hubert Martin dont je loue le travail depuis 1989 où l'exposition Les magiciens de la Terre révolutionna l'espace muséal. J'eus ensuite l'immense chance de sonoriser les vingt-six salles de son expo Carambolages au Grand Palais. L'historien et curateur, qui mit en avant la notion de plaisir plutôt que la sempiternelle leçon sur fond chronologique, place toutes les œuvres sur le même pied, qu'elles que soient leurs origines géographiques ou historiques, signées ou pas, art brut ou contemporain, etc. Donc, en 2016, j'achetai tout ce que je trouvais sur l'un de mes héros, souvent décrié pour iconoclastie (un comble !), catalogues que la RMN ne réimprime jamais lorsqu'ils sont épuisés et qui atteignent parfois des prix astronomiques. Venu écouter l'un de mes Apéro Labo et apercevant dans ma bibliothèque Le théâtre du Monde, Le Château d'Oiron et son cabinet de curiosités, Grand Bazar, La mort n'en saura rien, Une image peut en cacher une autre, Dali, Ilya & Emilia Kabakov, Altäre (Autels), Africa Remix, etc., Jean-Hubert me dit qu'il pourrait se croire "chez lui" ! Alors, ne pouvant me rendre à Crans en Suisse à la Fondation Opale, qui lui avait laissé carte blanche, où venait de se terminer Rien de trop beau pour les dieux (Autels et création contemporaine), j'achetai son catalogue que je dévorai aussitôt.


Soixante œuvres étaient présentées en trois étapes : "autels issus de cultures du monde entier, au carrefour de l’architecture sacrée et de l’objet mobilier à activer lors de cérémonies / artistes souvent marginalisé·e·s, né·e·s dans la première moitié du XXème siècle qui se réfèrent directement à leur croyance et revendiquent cette double appartenance à la religion et à l’art moderne voire à l’avant-garde / nouvelle génération d’artistes décomplexée par rapport à la colonisation, qui milite en faveur de la reconnaissance de leur culture, en particulier celles autochtones, et la mise en valeur des aspects religieux, qu’ils soient dogmatiques, chamaniques ou animistes. L'exposition propose une réflexion sur le lien entre l’art, la spiritualité et la culture. En élargissant le champ de ce que nous considérons comme « art », les visiteur·euse·s sont invité·e·s à se confronter à la manière dont les institutions occidentales ont historiquement défini et limité cette notion... L’exposition cherche à lever le voile sur les expressions visuelles des cultures autochtones, souvent ignorées dans le contexte de l’art contemporain, et à révéler leur pertinence actuelle." Le catalogue est découpé par continent. Que dire de mieux, il faut le voir, le texte de présentation est remarquable, les images font rêver, ouvertures vers autant de possibles que d'impossibles. Le rêve, sans aucun doute.

Illustrations : catalogue Fondation Opale 35€ / Affiche de Carambolages, anonyme flamand (1520-1530) / Hervé Youmbi et son masque Scream © Muriel Maalouf