70 Humeurs & opinions - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 18 avril 2024

D'une actualité brûlante


Regarder le film de Pauline Horowitz, Récit de l'enfer d'Auschwitz - "Maus" d'Art Spiegelman (actuellement sur Arte.tv), a suscité plusieurs réactions de ma part. La première fut d'ouvrir l'iBook blanc rangé sur une étagère et de constater avec soulagement que je pourrai toujours regarder mes centaines de CD-Roms collectés à la fin du siècle dernier dont celui consacré à ce chef d'œuvre, roman graphique qui permit à la bande dessinée de passer à l'âge adulte, seule bédé à avoir reçu le Prix Pulitzer, la seule que je réussis à faire lire à ma mère. L'émulateur d'OS9 fonctionne parfaitement sur mon vieil ordi portable. Depuis 1987 j'acquiers scrupuleusement tout ce que Art Spiegelman publie. La seconde fut l'irrésistible besoin de rappeler comment j'appris l'histoire du génocide lorsque j'eus cinq ans et les conséquences psychiques que cette révélation eut sur moi, découvertes qui ne cessent d'éclairer mes choix de vie jusqu'à aujourd'hui. Que j'ai longtemps préféré le bain à la douche en est une amusante : il ne pourrait pas en sortir du gaz au lieu de l'eau. D'autres sont plus dramatiques ou complexes. Pendant la projection de La zone d'intérêt je ne pouvais m'empêcher de penser que mon grand-père était de l'autre côté du mur. Le sentiment d'injustice m'a longtemps empêché de grandir. Je n'avais que cinq ans, c'était la guerre d'indépendance en Algérie et je ne pourrais plus faire autrement que de me situer toujours du côté des opprimés. À onze ans je pris par exemple ma carte de Citoyen du Monde et, malgré les événements de mai auxquels je participais, je devins plutôt Peace & Love ! Je me retrouverai ainsi à faire des films en Algérie et en Afrique du Sud en 1993 et à Sarajevo pendant le siège, expérience dont j'eus du mal à me remettre. J'ai eu envie de raconter cela à la lumière du massacre à l'œuvre en Palestine. Je me sens moins seul qu'il y a quelques années et c'est avec soulagement que j'écoute les cinéastes Eyal Sivan et Simone Bitton ou mes ami/e/s les plus proches. Or ce texte je l'ai déjà écrit. Une petite recherche sur mon blog m'a permis de le retrouver. Il date du 14 juillet 2006. J'aurais pu l'écrire aujourd'hui. Se taire m'apparaît criminel. Qu'il est difficile d'être un homme !

Autodestruction


J'ai commencé par demander pourquoi je n'avais pas de grand-père. Il avait été déporté à Auschwitz et gazé à Buchenwald. Mon père avait sauté du train qui l'emportait en Allemagne. J'ai essayé de comprendre pourquoi les Juifs avaient toujours été persécutés. Mes parents me répondaient que les gens étaient jaloux de notre réussite. Nous étions des marchands, des banquiers, des artistes, des savants, nous avions su lire avant tous, survivant à tous les pogromes, traversant les siècles sans jamais être du côté du manche. Nous avions préféré fuir l'horreur et l'intolérance en nous battant avec la seule ressource de notre intelligence. Voilà comment naît le complexe de supériorité. Je n'avais pas d'autre choix que de me retrouver premier de la classe, presque une tradition, quoi qu'il m'en coûtasse. Nous n'étions pas très sportifs, la compétition ne pouvait s'exprimer que sous l'angle de l'esprit. Aucune icône, mais des exemples, Christ, Marx, Freud, Einstein, Schönberg, où que je me tourne l'écho de leur voix résonnait en moi. Séduisante paranoïa ! Une réponse à l'angoisse du "pourquoi moi ?". Mes parents avaient beau affirmer que ma circoncision n'était qu'hygiénique, comme les Américains et les Africains, je n'aurais pas supporté d'avoir un fils qui ne le soit pas, qui ne me ressemble pas. Où l'histoire va-t-elle se nicher ? Habillé, rien ne se voit. Pourquoi moi ? Ma non-violence, "Peace and Love", ma "citoyenneté du monde" découlèrent logiquement de cette conscience inculquée par des siècles de questions sans réponses.
La fierté d'appartenir à ce peuple géographiquement informe, à cette communauté que nous ne fréquentions pourtant pas plus que la famille, allait se transformer en la plus grande honte, celle de ressembler à tous les hommes, de partager enfin les mêmes valeurs que le reste de l'humanité : intolérance, colonialisme, et la brutalité la plus vulgaire. Comment est-il possible qu'un peuple dont une partie a vécu l'holocauste sombre dans la barbarie et le crime organisé ? Quelles sont ses motivations profondes ? Je reste interdit devant tant de stupidité et d'horreur. Ma culture n'en finit pas de mourir. Je ne pourrai jamais transmettre à ma fille ce qui m'avait rendu si fier d'être un être humain. Élevé dans la laïcité, sans religion, voire dans un anticléricalisme œcuménique, ayant plus tard mûri dans l'athéisme, je n'ai jamais tant revendiqué mes origines juives que depuis la guerre des six jours et tout ce que la paranoïa israélienne suscita d'exactions. Comment vivre dans un pays où l'état et la religion ne sont pas séparés ? Qu'il était agréable d'être français ! Les Juifs israéliens sont tous responsables, toute la diaspora porte une lourde responsabilité dans ce qu'il adviendra du Moyen Orient.
Certains diront qu'ils ne savaient pas. Qu'ils ne savaient pas comment vivaient les Palestiniens, qu'ils ignoraient tout des sévices, des brimades quotidiennes et des privations que ce peuple endure depuis des décennies. Mais tout aura été dit. Les pays arabes ne veulent pas d'eux, sinon le problème serait réglé depuis longtemps. Septembre noir fut l'œuvre des Jordaniens, il est important de se souvenir. Les Arabes parlent des Palestiniens comme j'ai toujours entendu évoquer les Juifs. Ils ont contre eux les mêmes griefs. Ce sont les Juifs arabes. Nous partageons l'antisémitisme avec eux. Au lieu de se solidariser, le gouvernement israélien n'a eu de cesse de les persécuter, au nom du terrorisme. Mais comment appelait-on les résistants qui luttaient contre l'occupation allemande, me rappela un jour l'ancien ministre des Affaires Extérieures, Claude Cheysson ? Des terroristes ! Avoir trente ans aujourd'hui en Palestine, c'est n'avoir jamais connu autre chose que l'occupation. Sartre, dans On a raison de se révolter, rappelait que le terrorisme n'était que le fruit du désespoir. Comment a-t-on pu cautionner ces persécutions quotidiennes ? Comment les Juifs peuvent-ils accepter de reproduire ce qu'ils ont subi. Israël n'est pas Auschwitz, mais jusqu'où ses dirigeants sont-ils prêts à aller ? La paranoïa a toujours créé les pires actes de barbarie. Les Serbes disaient qu'on voulait les exterminer. Voyez les Tutsis et les Hutus. Anéantissons les autres avant qu'ils ne nous tuent, frappons les premiers, le schéma est toujours le même. On apprend souvent que le violeur d'enfants a lui-même été abusé lorsqu'il était petit. Les Juifs ont même reconstruit chez eux le mur du ghetto de Varsovie, le mur de la honte.
Il faut que du monde entier s'élèvent les voix de ceux qu'on ne pourra pas taxer d'antisémitisme pour dénoncer les actes absurdes et suicidaires d'Israël. Il faut que la diaspora, en particulier celle qui alimente l'économie désastreuse de ce pays, comprenne qu'il n'y a pas d'issue dans les armes, que si elle devenait finale, la réponse détruirait le pays d'abord, toute une culture ensuite. Il ne suffit pas aux États Uniens de continuer leur politique impérialiste, ils sont les plus grands complices de l'horreur qui se perpétue en Israël comme en Irak, en Afghanistan et dans bien d'autres pays. Quelle sont les motivations des uns et des autres ? Est-ce la peur de la démographie inégale entre Arabes et Juifs qui, dans une supposée démocratie, donnerait le pouvoir aux Palestiniens ? Est-ce la nécessité des USA d'avoir le maximum de bases au Moyen Orient ? Est-ce une manière de faire indirectement la guerre à l'Iran ? Qui cédera un bout de territoire, légalement reconnu en 1948 (mais rejeté par la Ligue Arabe, il faudra revenir sur la responsabilité des uns et des autres) pour créer enfin un état palestinien ? Qui donc a intérêt à ce que la guerre continue éternellement ? Quel rapport avec le prix du baril de pétrole ? À qui profite le crime ? Certainement à aucun des peuples qui vivent sur une terre qu'ils ont le culot de considérer comme sainte. Il faut que s'élèvent les voix de la morale, de tous côtés. L'ONU s'est partout montrée impuissante. Les enjeux économiques ne concernent pas les populations locales. Les manipulations dont ils sont les victimes les détruit. Réveillez-vous, camarades, ne vous laissez pas entraîner dans cette troisième guerre mondiale commencée il y a soixante ans. N'acceptons pas l'horreur ni l'arrogance des puissants ! Il n'y a pas de fatalité. Nous sommes tous responsables.

mercredi 17 avril 2024

To be or not to be


C'est génial ou c'est nul. Je ne fais pas dans la demi-mesure. C'est froid ou c'est chaud. La tiédeur m'est étrangère. C'est oui ou c'est non. Dans Tristana de Buñuel, Catherine Deneuve hésite un instant entre deux pois chiches, mais elle finit tout de même par en choisir un. J'étais très jeune. Cette scène m'avait marqué. Pas la seule du film à m'avoir provoqué ! Il y a bien une ligne médiane, une bissectrice, une frontière sans no man's land, entre le plus et le moins. Le zéro est instable. Si l'on s'y arrête, ce n'est que le temps de choisir. Un temps oui, de l'espace aucun. Ensuite seulement s'interrogent les nuances. Elles sont nombreuses, autant que l'on peut en trouver dans le dictionnaire. C'est énorme. Dans mes articles, à de très rares exceptions près, je n'aborde que ce qui est au-dessus de la ligne, dans mes passions, enthousiaste, dans mes critiques, révolté. Rien de manichéen pourtant, je tempère. Je pèse mes mots. J'essaie de trouver le contresens, le double sens, le sens inverse, interdit, les bonnes raisons, les mauvaises aussi, sans excuse, juste comprendre, mais au bout du compte mon choix est fait. Il n'y a que deux colonnes à ma liste d'obsessionnel. Une troisième serait clandestine. Ceci dit, c'est sachant que "dans ce monde ce qui est terrible, c'est que tout le monde a ses raisons". Ce qui n'empêche qu'entre deux pois il y a deux mesures, et l'on peut toujours choisir. Sans regret, surtout sans regret. Parce que le regret renvoie au passé et l'on n'y peut rien changer. Par contre la responsabilité engage l'avenir, et personne ne nous oblige à nous entêter. Il y a tant de bêtises à faire, autant ne pas reproduire toujours les mêmes. Et puis parfois la frontière est infime entre le nul et le génial. Il suffit d'un rien. Sur le fil, du rasoir. Se figer en chemin et c'est la chute, mortelle. Garder l'équilibre. Un pas en arrière ou un pas en avant ? Vous ne me verrez jamais faire du sur place. Faut que ça bouge !

mercredi 10 avril 2024

Quiproquo


Le blog est un journal extime publié au jour le jour aux yeux de tous. La proximité virtuelle produit des illusions réelles. L'intimité dévoilée peut troubler les rapports entretenus avec les uns ou les autres. On ouvre parfois son cœur à un ami, sans craindre de le perdre. Mes critiques ont parfois blessé au delà de ma pensée. Pire, la peine m'assaille lorsqu'un quiproquo déstabilise celle ou celui que l'on voulait honorer. Trois fois en sept ans, c'est trois de trop [cet article date du 27 juin 2012]. J'ai failli tout arrêter. Passé la journée à faire la vaisselle, arracher les mauvaises herbes, fait le ménage sous mon crâne sans que la tristesse s'évanouisse. Les mots ne nous appartiennent pas, ils rappellent à chacun une vieille histoire, on croit parler de soi, mais l'écho nous trahit, tant l'émetteur que le récepteur. L'impétuosité de l'engagement nécessite de redoubler d'attention. La distance est trompeuse. La vérité ne se lit qu'au fond des yeux. Il faut être là.

Depuis cet article je crois avoir évité autant que possible ce genre de mésaventure. Il m'est pourtant arrivé de vexer un ami en lui faisant un compliment qu'il prit de travers. Si l'inconscient ignore les contraires, l'objet de la phrase seul a de l'importance. Ni l'affection, ni le rejet. J'ai donc parfois visé juste sans le savoir et j'en suis désolé. Je pense (j'espère surtout) que cela ne m'est pas arrivé depuis belles lurettes. Je pèse mes mots. Le blog a l'avantage de pouvoir être corrigé si j'y glisse une erreur et je remercie également celles qui me signalent mes fautes d'orthographe (tout de même assez rares) ! Certain/e/s cherchent la petite bête, c'est l'époque qui veut cela. J'essaie de pallier l'absence du ton en soignant mes phrases, mais certains traits d'humour ne sont parfois pas évidents. Je suis sérieux. Ici ce sont les mots. Dans la vraie vie c'est plus grave, le moindre geste peut entraîner une catastrophe. Si l'on ne veut aucun ennui, il faut se taire et s'attacher les mains derrière le dos. Le titre de mon vieil article était de circonstance.

vendredi 5 avril 2024

L'Empire n'a jamais pris fin


Je m'étais régalé avec les treize épisodes d'Infernet de Pacôme Thiellement ainsi que le livre consacré à sa chronique web sur le site Blast fondé par Denis Robert. J'avais ensuite découvert La fin du film, autre des ses chroniques réalisée et montée par Thomas Bertay. J'attends maintenant chaque mois le nouvel épisode de L'Empire n'a jamais pris fin réalisé et monté par Ameyes Aït-Ouffela et Mathias Enthoven. Pacôme Thiellement est un merveilleux narrateur, enthousiaste exégète qui ne s'estime pas historien pour autant lorsqu'il évoque à sa façon l'Histoire de notre pays que l'on appelle bizarrement la France, avec la collaboration philosophique de Mazarine Albert. Fondamentalement engagé contre toutes les formes de pouvoirs politiques et religieux, il dissèque les étapes qui nous ont amenés là où nous en sommes. D'échecs en victoires, il revient sur les conquêtes de l'Empire qui commence avec César et nous contraint encore aujourd'hui, et sur les Résistances qu'il a rencontrées.


Les 5 premiers épisodes, d'une heure chaque, sont aussi passionnants les uns que les autres. Dans le premier il montre comment Jules César nous a inventés. Storytelling incroyable, le second épisode dévoile comment le roman national ment : la France n'a jamais été chrétienne. On retrouvera cette aberration dans la suite, où aimer son prochain consiste à tuer tous ceux que l'on ne peut convaincre. Dans le quatrième on apprend que la France n'a pris ce nom qu'à partir de 1190 environ et n'a jamais été composée de Francs, sauf son gouvernement, ses dirigeants, ses chefs. "La France est née comme un territoire occupé et elle l'est toujours." Le cinquième est consacré au massacre des Cathares qui représentèrent entre le XIe et le XIIe siècle une véritable utopie. Tout cela est raconté avec un humour critique et emprunte à Philip K. Dick sa vision de l'Histoire, un monde parallèle que l'école nous a caché...











Vous pouvez aussi vous abonner à Blast qui recèle bien d'autres chroniques aussi passionnantes, excellent complément à Mediapart !

jeudi 28 mars 2024

Louise Jallu joue


Tous les trois ans la bandonéoniste Louise Jallu fait un pas de géant. En 2018 elle avait vingt-quatre ans et j'avais salué son premier disque, Francesita comme j'avais été impressionné par son passage sur scène. Son interprétation de Piazzolla 2021 entérinait le fait que la virtuosité peut être au service de l'émotion avec une voix résolument personnelle. Même si toujours tango, le troisième album révèle une compositrice s'affranchissant du genre sans le renier pour autant. Les arrangements cosignés avec le compositeur Bernard Cavanna y sont évidemment pour beaucoup. Les musiciens qui l'accompagnent participent à cette orchestration inventive. On retrouve ainsi le violoniste Mathias Lévy, le pianiste et claviériste Grégoire Letouvet, le contrebassiste Alexandre Perrot, auxquels se joignent Karsten Hochapfel à la guitare électrique et Ariel Tessier à la batterie. Les références à la musique classique offrent une liberté incroyable à Louise Jallu qui embrasse Robert Schumann, Alban Berg, Arnold Schönberg, Maurice Ravel, Claude Debussy, comme les violonistes Fritz Kreisler et Gaetano Pugnani. Sur Toi qui as besoin d'eau, d'après Les sabots d'Hélène, chanté par Cali avec sa fille Coco-Grace Caliciuri au violoncelle, je suis particulièrement sensible à la voix de Georges Brassens qui raconte comment "le monde dans lequel on est ne [lui] convenant pas tout à fait, [il se] crée un monde parallèle dans lequel [il fait] à peu près ce qu'[il veut]..." Je crois m'entendre, comme j'apprécie toujours les ambiances naturalistes de Gino Favotti qui resituent la musique dans un univers à la fois quotidien et fictionnel. On retrouve d'ailleurs les sirènes du premier disque sans savoir si c'est une métaphore, un souvenir ou une annonce. Mais c'est fondamentalement dans la composition que se révèle la beauté de ce troisième opus discographique, un arc-en-ciel flamboyant qui donne envie de le remettre sur la platine aussitôt terminé.

→ Louise Jallu, Jeu, CD Klarthe, 15€
Podcast du Studio 104 de la Maison de la Radio & de la Musique, dans le cadre des concerts Jazz sur le vif d'Arnaud Merlin, le 9 mars dernier
→ Concert de sortie du disque le 6 juin au Bal Blomet

jeudi 21 mars 2024

Dialectique et rhétorique en azulejos


Homme du collectif, tant professionnellement que domestiquement, j'ai toujours été un fervent adepte de la dialectique. Le solo m'ennuie. De mon point de vue la composition instantanée à plusieurs, appelée souvent improvisation, se rapproche d'une discussion où tout le monde parle en même temps en tentant de s'écouter les uns les autres sans perdre de vue le résultat d'ensemble. Le deuxième quatuor de Charles Ives, écrit entre 1907 et 1913, en est aussi un bon exemple : les quatre musiciens discutent, argumentent (politiquement !), se chamaillent, se serrent la main, se taisent, enfin ils grimpent ensemble en haut de la montagne pour admirer le firmament ! La contradiction oblige à préciser ses idées, à les remettre en question. Ce doit être mon héritage talmudique ! La dialectique peut même casser des briques si j'en juge par le film de René Vienet de 1972 et s'exprimer en azulejos comme dans le jardin du Palais Fronteira à Lisbonne.


Ce n'est pas une raison pour éviter la rhétorique. Il faut bien convaincre, et aller au bout de sa démonstration peut être nécessaire. J'adore faire des conférences, par exemple sur la rapport du son et des images. Ayant admiré des Américains vivre leur passage en chaire comme un spectacle, j'avais adopté cette attitude passionnelle pour réveiller mon auditoire et faire passer les idées qui m'étaient chères. Écrire mes articles tient évidemment souvent de la rhétorique alors que jouer de la musique avec d'autres fait prendre des chemins sérendipitaires auxquels on ne pouvait s'attendre.


La rhétorique accepte la mauvaise foi. La dialectique exige que la raison prévale. Lorsque je travaillais quotidiennement avec Francis Gorgé et Bernard Vitet au sein d'Un Drame Musical Instantané (respectivement pendant 18 et 35 ans !) nous avions parfois des points de vue extrêmement différents, voire antagonistes. Cela pouvait même devenir très houleux, des portes claquèrent, mais nous tombions toujours d'accord à la fin de la journée. Nos egos importaient peu. Le projet nous guidait. Le "id" (ça en latin). Les trois sujets s'effaçaient devant l'objet. La meilleure idée emportait le morceau. C'est ce qui me plaît lorsque je travaille en équipe ou lorsque je mixe, pourtant seul, les séances d'enregistrement collectives. Je privilégie alors le meilleur de chacun/e d'entre nous. Cette complémentarité me plaît aussi lorsque je réalise des films. J'ai toujours considéré la musique et le cinéma comme des sports d'équipe, contrairement à l'écriture ou la peinture. Le même sentiment m'habite dans les ébats amoureux. Je fais l'analogie avec le couple parce que j'ai parlé de sport d'équipe alors que les matchs n'ont jamais été ma tasse de thé ! Lorsque je joue avec d'autres je suis autant préoccupé de mettre à l'aise mes partenaires que d'être juste dans mon propos. Cette considération se rapporte aux adverbes de la première phrase de ce petit article, car je compare toujours notre manière de nous comporter en société comme au sein du cercle familial.

N.B: Les trois photographies montrent des faïences peintes de la terrasse du Palais Fronteira, successivement Didactique, Rhétorique et Musique.

lundi 11 mars 2024

Coupez !


Voilà des lustres que je suis à couteaux tirés avec les lames de la cuisine. Lorsque Sacha m'a parlé de son aiguiseur de couteaux professionnel je me suis dit que je n'y couperais pas. Le fusil en métal d'Ikéa a fini par ressembler au crâne de Yul Brynner et je me débrouille comme un manche avec la pierre en oxyde d'aluminium achetée à ChinaTown. Sans vouloir remuer le couteau dans la plaie leur usage demande un réel apprentissage car il s'agit de repousser l'acier. La pierre, indispensable pour les lames japonaises trop dures pour le fusil, s'humidifie grandement et ne doit jamais être lavée.
Dépendre du rémouleur qui passe et repasse dans la rue tous les deux ou trois ans ne me convient pas non plus, d'autant que si je compte le nombre d'émoussés cela coûterait drôlement cher.
Mon camarade fin cuisinier, comme on dit fine lame, m'assure donc qu'avec l'affûteur universel l'affaire est tranchée et que l'objet n'est pas prêt de s'user. Pas non plus de machin électrique inutile. L'expérience se réalise sous le robinet pour que les meules en céramique ne s'échauffent pas, mais il suffirait de mettre de l'eau dans l'affûteur. Je suis donc allé acheter ce merveilleux outil japonais chez Mora, rue Montmartre, et je suis rentré à la maison pour retrouver le fil du rasoir. C'est tout simplement épatant, car faire la cuisine avec des couteaux mal aiguisés est un jeu de massacre qui ne coupera que l'appétit. Lorsque les lames auront retrouvé leur tranchant on évitera évidemment d'y mettre les doigts. Je retrouve le plaisir de l'émincé. C'est bon pour aujourd'hui, coupez !

Article du 10 mai 2012

mardi 13 février 2024

Mon dragon n'est pas de bois


Samedi, Sun Sun nous avait invités à fêter le nouvel an chinois. J'avais enfilé un gilet orné d'un dragon, c'est l'année qui veut cela, et puis c'est mon signe dans l'horoscope chinois. Je suis dragon d'eau. Il y avait beaucoup de monde, les mets sublimes s'enchaînaient, une vraie dinguerie. Notre ami avait passé la semaine en cuisine. Et à la fin de la soirée j'avais encore toute ma voix. Normal, il n'y avait pas de musique, comme c'est la fâcheuse habitude. Alors j'ai pensé à mon vieil article du 2 mai 2012...

Le son monte à la tête


D'où vient cette manie de faire hurler la musique dans les fêtes ?
Si c'est pour se défoncer il y a des substances plus douces et plus rigolotes. Saturer les enceintes d'aigus stridents ne fait que déformer le son, rajouter arbitrairement des sub-basses relève d'une même logique de l'absurde. Cette surenchère a commencé avec la compression qu'impose le flux radiophonique, égalisation des niveaux supposée ne rien perdre des détails et aboutissant à une homogénéisation de toute la production musicale. Les oreilles des fêtards en prennent pour leur grade, mais les acouphènes n'apparaîtront fort douloureusement que des années plus tard. Si les lésions auditives sont irréversibles les extinctions de voix ne seront heureusement que passagères. Le plus étonnant est la faute de goût fondamentale que représente l'invasion totale et exclusive de tout l'espace. Car l'espace sonore submerge l'espace à proprement parlé et tout mode d'échange. La surenchère de décibels laisse croire qu'on en prend plein la vue et que tout le monde communie quand il ne s'agit que d'une uniformisation au rouleau compresseur. La communion factice ne fait hélas jamais office de communication. À l'instar des restaurants qui imaginent meubler le silence en faisant monter le bruit d'ambiance, le volume sonore empêche les conversations et les rencontres. Seuls les danseurs en transe y trouvent leur bonheur quand les autres convives subissent en silence un mutisme imposé. Il existe parfois un coin fumeur à l'écart où l'on attrape la crève parmi les courants d'air, ou la cuisine, si elle est isolée, où se réfugient les plus critiques, soulagés de pouvoir échanger quelques mots.
Le mystère reste entier sur les raisons profondes de cette coutume contemporaine. Les DJ autoproclamés ne savent plus ménager temps forts et temps faibles, le bulldozer rappelle plutôt une offensive guerrière qu'une danse de séduction. Les morceaux langoureux et les nappes planantes sont réservées aux backrooms, généralement inexistantes faute de place dans les soirées privées. Quand on n'a rien à se dire cette destruction systématique de l'échange, du conduit auditif et de la musique peut se comprendre. Nombreux convives se plaignent du gâchis, mais ne savent pas comment déroger à cette nouvelle coutume qu'aucun ne s'explique, que tous subissent, bâillonnés par le volume assourdissant.

vendredi 26 janvier 2024

L'arnaque de la date de péremption


Partager un repas avec des médecins peut apporter quelque lumière aux arnaques de consommation dont nous sommes victimes. Après le scandale des fauteuils roulants non recyclés et la destruction systématique des médicaments ayant dépassé une prétendue date qui les rendrait impropre à la consommation, soulevons le couvercle sur la date de péremption des aliments. Ou plutôt laissons-le fermé, car ouvert la durée sera la même que l'aliment ait dépassé ou non la date limite de consommation (DLC). S'il s'agit d'un fromage, la date est illimitée ; il durcira et tombera en poussière si l'on attend trop longtemps, c'est tout. Un yaourt peut être mangé des mois après la date de péremption. Si au goût il n'est plus bon, on le recrachera, mais le risque est nul. Idem avec les fruits et légumes.
Par contre, s'il y a des protéines, comme le poisson, la viande ou les œufs, il peut y avoir danger. Les œufs ont une coquille poreuse qui les fragilise, mais conservés dans un réfrigérateur le risque est moindre. La chaîne du froid ne doit pas être interrompue, ce qui peut arriver à n'importe quel aliment manipulé plusieurs fois dans un supermarché, en dehors de toute question de date. Seul ce taux de manipulation risque de laisser développer des bactéries qui auraient été incluses au moment de la fabrication.
Un lait UHT, stérilisé à haute température, pourrait être consommé des mois après la date de péremption. Il n'y a aucune raison de jeter un fromage dont la surface est devenue verte ; lorsque l'on voit le taux de moisissure d'un Roquefort cela faire rire. Quelle folie d'inscrire une date sur du riz, des lentilles ou n'importe légume sec ! Il suffirait de faire cuire le riz et l'on jettera simplement les charançons qui seront remontés à la surface. Un fruit ou un légume pourri n'est pas toxique, il n'est simplement pas bon. Un légume cuit dont on enlève la partie abîmée a un risque nul. Une confiture fermée peut se consommer des années. Si le pot a été mal fermé, elle fermente ou moisit, et son goût est désagréable. On reniflera une viande un peu daubée, dépassée de trois ou quatre jours ; si elle sent mauvais, on la passe sous l'eau avec un peu de vinaigre et le tour est joué. Tant que cela a été conservé au froid, tout va bien. Les gourmands feront tout de même attention avec les pâtisseries à la crème qui doivent être dégustées le jour-même, les coquillages qui doivent être vivants, etcétéra, mais cela n'a rien à voir avec les DLC !
La date de péremption n'est donc la plupart du temps qu'une protection légale et une manœuvre commerciale. En ces temps de crise, il va falloir changer nos habitudes au lieu de se laisser flouer par les services marketing de l'industrie alimentaire.

Article du 23 février 2012

mardi 23 janvier 2024

De l'utopie


[Pour] le second numéro de La Revue du Cube, [ayant pour sujet] Territoires numériques, nouvelles cités de l’utopie ?, [...] j'écrivis ce texte intitulé ¡Vivan las utopías!, nom d'une des chansons d'Un Drame Musical Instantané...

J’ai la chance d’appartenir à une génération élevée au biberon des utopies. Nous avons cru faire la révolution, nous avons seulement réformé les mœurs. D’une seule voix nous avons crié notre révolte contre l’exploitation de l’homme par l’homme, comprenant que le changement ne se ferait jamais par les urnes. Et chacun dans notre coin nous avons imaginé de nouveaux mondes qui furent rapidement convertis en art. Que l’on choisisse alors les barricades ou les fleurs, les pavés découvraient la plage. La réaction fut brutale, insidieuse, mensongère, diffamatoire. D’un côté, on impute régulièrement à mai 68 ce qui ne fut que la réponse du Capital, de l’autre, les marchands s’emparèrent de la poule aux œufs d’or et trahirent la passion qui animait une jeunesse montrant les dents ou s’époumonant. De là naquirent aussi les rêves de jeunes informaticiens qui allaient révolutionner les usages, croquant la pomme et dispensant leurs utopies au monde entier.
Comme à la première question de la Revue du Cube, je réponds d’abord que les nouvelles technologies ne sont que des outils, et qu’à la liberté qu’elles nous offrent répondent aussitôt le commerce dévoyant des voyous, les services civiques de l’institution et les tentatives de mainmise du pouvoir. Lorsque la résistance s’est installée, on légifère, on flique, on confisque, on punit, parfois l’on tue. On tue plus souvent que nous ne le percevons, mais les rebelles s’organisent chaque fois pour réinventer de nouveaux espaces de création et de liberté, avant qu’elles ne deviennent surveillées.
Chaque nouvel outil est un jouet entre les mains des créateurs. À nous d’en faire une arme contre le crime organisé, la manipulation de masse, le cynisme et le défaitisme. Tant qu’il restera ne serait-ce qu’une seule brindille de braise l’espoir de voir le feu reprendre sera légitime. Plus que jamais toutes les forces sont nécessaires pour faire naître de nouvelles utopies.

Je terminais [cet article du 3 avril 2012] par la chanson ¡ Vivan las utopias !, que j’ai écrite avec Bernard Vitet en 1996 pour le magnifique double album Buenaventua Durruti (nato 3164-3244), et chantée par ma fille Elsa qui avait alors onze ans, puisque l’on dit qu’en France tout commence et finit en chansons :



¡Vivan las utopías!

La belle au bois en vain
Attendra le réveil
Car nul ne revient
Du pays du sommeil
Ni son roi ni ses frères
Partis pour la croisade
Ne reverront leur terre
C’est tout pour la balade

On récolte ce qu’on sème
Les hommes ont l’art divin
D’inventer des systèmes
Qui sont tous inhumains
Théoriciens du nombre
Ils réduisent les têtes
Camouflant dans leurs ombres
Ce qu’ils tiennent des bêtes

Qu’avez-vous à m’offrir
De tous les animaux
L’homme est bien le plus sot
Qu’avez-vous à m’offrir
L’ordre est le pire désordre
J’ai la vie pour la mordre

Nomenclature sénile
D’arrogants parvenus
Ou banquiers nécrophiles
C’est le pouvoir qui tue
Jusqu’à ses propres fils
Don de l’irrationnel
Sévices des services
Secrets de polichinelle

Qu’avez-vous à m’offrir
Je ne veux pas de métier
Si ce n’est celui d’aimer
Qu’avez-vous à m’offrir
Quelle bible est votre livre
J’ai la rage de vivre
Éteins vite la lumière
Écoute les oiseaux
Étouffe les prières
Et les systèmes sociaux
Soigne bien tes voisins
La théorie s’écroule
En face d’un être humain
Car l’horreur c’est la foule

Qu’avez-vous à m’offrir
Si la terre ma possède
Son fantôme m’obsède
Qu’avez-vous à m’offrir
Je ne veux rien posséder
Même ma liberté

Un Drame Musical Instantané « ¡ Vivan las utopias ! » (Jean-Jacques Birgé – Bernard Vitet)

mardi 9 janvier 2024

Le déficit des années antérieures


Je devrais aborder la question avec d'autant plus de sérénité qu'un rayon de soleil a réchauffé mon cœur depuis quelque temps, or quelles que soient les bonnes nouvelles nous restons fragilisés par les expériences passées. Grandir nous permet de considérer la vie avec plus de distance, une certaine relativité qui manquait souvent à nos jeunes années. Pourtant les déceptions, les coups du sort, les revers subis empêchent de jouir du présent avec la naïveté qui caractérisait nos premiers émois. Même si l'amour et la sexualité vont piocher leurs sources dans une régression salvatrice, le moindre contretemps peut faire remonter nos handicaps que seule la pérennité pourra dissiper, instaurant une confiance en l'autre qui n'est autre que la sienne propre. Ce déficit des années antérieures est à l'origine de tout ce qui nous encombre, ce qui nous échappe et ravive les blessures qu'on imaginait cicatrisées. C'est évidemment aussi ce qu'on risque de faire payer à nos conjoint/e/s sans qu'ils ou elles n'y soient pour rien.
Ayant profité avec succès de la pratique de l'EMDR sur des traumatismes physiques, j'ai imaginé que cette forme d'auto-hypnose pouvait atténuer de même les douleurs morales. Le protocole implique de se souvenir de la première fois où le problème est survenu. En remontant à l'origine des traumatismes on peut ainsi espérer se débarrasser de leurs effets pernicieux. La psychanalyse classique procède-t-elle autrement ? Ce n'est pas seulement la crainte de la reproduction de ce que nous avons subi qui nous afflige, car nous avons tendance à répéter cette situation douloureuse en nous y (in)confortant nous-même, comme si la fatalité nous y condamnait. Est-ce la nécessité inconsciente de revivre le trauma pour en comprendre les tenants et aboutissants ? Ce serait rassurant s'il en était ainsi. Ou bien nos défenses immunitaires seraient-elles défaillantes dans la structure du sujet au point de recommencer stérilement les mêmes absurdités ? La névrose m'apparaît évidemment toujours familiale, sans compter les traumatismes accidentels. Les mécanismes psychiques sont bien complexes pour en comprendre les rouages pervers. Néanmoins il me semble que remonter la chaîne causale offre une issue salvatrice.
Devant mes peurs je n'ai donc de solution que de rechercher dans mes premières années ce qui les "justifie". Techniquement il s'agira de mettre des alarmes sur le parcours qui y mène tandis que l'on remonte le temps. J'espère, par exemple, qu'ainsi le sentiment d'abandon qui m'assaille parfois finira par disparaître, comme je me suis débarrassé totalement, depuis dix ans, des crises colériques qui m'attristaient tant et que je ne savais pas enrailler. Bernard Vitet aimait rappeler à quel point nous sommes tous et toutes fragiles, et ces derniers temps je pense très souvent à la phrase de Jean Renoir dans le film La règle du jeu : "Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons." Ce n'en est pour autant pas une de nous complaire dans les nôtres lorsqu'elles nous font souffrir, et par extension celles et ceux qui nous entourent.

mercredi 27 décembre 2023

À notre place


Je relis cet article du 5 décembre 2011 à la lumière des douze années passées. Il est nécessaire de le resituer dans son contexte. Depuis, l'espoir est venu des artistes tandis que les médias s'enfonçaient majoritairement dans la banalité kleenex de l'audimat. Les jeunes musiciens sont beaucoup moins fascinés par les États Unis qu'ils ne l'étaient alors, assumant leurs racines multiples. Par contre, la place que la presse leur octroie ressemble à une peau de chagrin. Un journaliste de Télérama qui souhaitait écrire sur mon dernier concert s'est vu répondre que c'était "trop pointu" alors qu'il y a vingt ans je pouvais y avoir deux pages et il y a encore quatre ans me retrouver gratifié d'un "Beau Geste". L'espace consacré à l'art se voit considérablement étouffé par celui de la culture (je pense à Jean-Luc Godard qui avançait que la culture est la règle et l'art est l'exception). La barbarie ambiante aurait pourtant bien besoin des contrefeux de la sensibilité et de l'intelligence que seules la poésie incisive, la création critique et l'imagination débordante exposent.

Un artiste peut-il éviter de se poser la question de ses origines, entendre ici culturelles ? En 2007, pour le magazine Poptronics, j'avais développé le discours de la méthode qui m'est cher pour réaliser un pop'lab intitulé L'étincelle. Illustré et sonorisé, il préfigurait en cela mon roman La corde à linge paru [alors] sur publie.net [inaccessible depuis, comme mon second roman, USA 1968 deux enfants, qui pourrait être bientôt réédité sous format papier avec QR codes].

Discutant toujours avec le même ami journaliste, interlocuteur privilégié de Après le disque, ma lettre à la presse papier, et de mon article La presse jazz enterre son avenir, je m'interrogeai une fois de plus sur le rôle de la presse, ses responsabilités et ses démissions. Qu'elle soit spécialisée, ici musicale, ou généraliste dans ses pages culture, elle sert le plus souvent de vecteur de promotion à l'industrie culturelle [le plus souvent] américaine, ou, plus largement, anglo-saxonne. Les colonisés qui jouent du jazz comme à New York ou du rock comme à Londres se retrouvent parfaitement dans cette collaboration inconsciente qui encense leurs idoles, porte-drapeau de l'envahisseur. Mais qu'en est-il des artistes qui cherchent leur voix en composant avec toutes les influences subies, autant celles de leurs amours de jeunesse (comment aurions-nous pu échapper aux vagues du jazz, du rock, du rap ou de la techno ?) que de plus profondes, qui nous enracinent dans nos terroirs, ou matures, qui nous font nous interroger sur celles-ci ?

La chanson française ou les musiques classique et contemporaine n'ont-elles pas pour moi autant d'importance que les rythmes adoptés outre-atlantique ? Ils furent en effet importés directement d'Afrique, parfois avec escale aux Antilles ou en Amérique du Sud, et non issus de leurs propres terroirs, génocide indien oblige. Les esclaves ont payé leur tribut au nouveau monde. L'impérialisme culturel américain, un terme qui fait sans doute vieux jeu alors qu'il reflète plus que jamais la réalité, a annexé cet apport noir pour mieux conquérir le reste du monde. Je pense à ces bataillons "de couleur" qui ne se mélangeaient pas aux blancs pendant la seconde guerre mondiale. Car le jazz est arrivé en Europe avec l'armée de libération, en 1917 d'abord, en 44 ensuite, rapidement devenue d'occupation. Le swing s'est installé à grand renfort de dollars, ce qui n'enlève rien à ses qualités artistiques, mais fait regretter que ce soit au détriment des autres styles en vigueur. L'anglais, ici comme ailleurs, est devenu un nouvel espéranto.

Loin de moi l'idée de quelque protectionnisme comme il est pratiqué aux États Unis à l'égard de ce qui vient de l'extérieur, mais le besoin d'affirmer la part européenne, française ou parisienne qui est la mienne, comme celle de ma culture juive, pourquoi pas, tant que cela reste culturel et n'empiète pas sur la séparation de l'église et de l'État [ou ne sert pas à justifier le génocide commis actuellement par les criminels au pouvoir en Israël]. Les Européens, qu'ils composent de la musique populaire, entre autres des chansons, ou de la musique savante (que nous serions tentés d'appeler impopulaire [à l'instar de Robert Wyatt, bien mal en point ces derniers temps, lorsqu'il évoquait sa propre musique] !), doivent autant à Vienne qu'à Berlin, à Rome qu'à Barcelone, à Paris qu'à Lisbonne. Si Zappa, Cage, Ives, Ayler, Miles ou les Beatles ont pu m'influencer, ne suis-je également l'héritier de Berlioz, Debussy, Satie, Poulenc, Varèse, Kosma, Ferré ou Gainsbourg ? Mais aussi de Bach et Schönberg, Verdi et Granados, Weill et Rota... D'autres camarades pourraient tout aussi bien revendiquer les influences d'Afrique du nord ou d'Afrique centrale, des Antilles ou de certaines régions d'Asie, de la Corse ou de la Bretagne, tant l'hexagone est constitué d'une mozaïque de cultures, traces coloniales, invasions assimilées, diversité intégrée. Or nos revues musicales n'ont d'oreille que pour ce qui se décline en anglais, essentiellement soutenu par l'industrie culturelle américaine. [Ma critique des couves de Jazz Mag me vaut d'y être totalement interdit depuis une quinzaine d'années, drôle de conception du rôle de la presse !] On me fait remarquer que les petits Français ont leur place dans leurs colonnes, mais ce ne sont que des strapontins (si ma référence n'était pas sévèrement connotée j'ajouterais que leur infiltration tient de la cinquième colonne). Face au pouvoir hégémonique de l'Amérique, n'est-ce pas légitime de chercher à réfléchir sincèrement le paysage musical français et européen ? Les revues en question se trompent-elles de fonction ou manquent-elles d'ambition ? [Il existe heureusement des foyers de résistance comme le Journal des Allumés du Jazz ou le site Citizen Jazz qui étend sa curiosité à toute l'Europe. Tous deux sont d'accès gratuit !]

Le rôle de la presse est d'orienter le débat, de lancer des courants, de forcer la main des paresseux, d'ouvrir les oreilles de plus en plus formatées. En 1920, Henri Collet lança le Groupe des Six qui n'avaient pourtant pas grand chose de commun. En 1957, en nommant La Nouvelle Vague, Françoise Giroud dans L'Express rassemblait de jeunes cinéastes qui ne se ressemblaient guère. Je ne sais pas qui a baptisé la French Touch, mais combien de jeunes musiciens se sont enfoncés dans cette brèche et ont profité de l'aubaine ? [Il y a dix ans j'avais tenté de promouvoir "les Affranchis", mais pour que cela prenne il eut fallu que cela ne vienne pas de moi, m'a avoué un journaliste du magazine honteux qui fait l'impasse sur tout mon travail !] La presse ne peut se contenter de compter les points ou, pire, d'en donner. Elle doit prendre parti, générer des mouvements, s'investir dans l'action. La chanson française est animée de sursauts, les musiques improvisées issues des nouvelles traditions européennes ont généré quantité de ramifications, les musiques traditionnelles sont en perpétuelle révolution, les contemporains réexploitent enfin leurs origines au lieu de se fondre dans le même moule, mais les journalistes tardent à comprendre les enjeux dont ils sont les rapporteurs auprès du grand public à défaut d'en être les initiateurs.

Alors que l'on nous imposait de gré ou de force une constitution européenne basée uniquement sur les échanges marchands, ne devrait-on pas développer une Europe des cultures ? Du solide, en comparaison des tours de passe-passe financiers. De l'amitié entre les peuples, pour de vrai. Au menu, hors d'œuvres à volonté, spécialités locales, plateau de fromages et farandole des desserts ! Il n'est jamais trop tard pour se ressaisir, regarder ce qui se trame autour de soi pour composer sans ségrégation avec ce qui nous est envoyé par-dessus l'océan. Que l'on désire danser ou écouter dans le recueillement, nous avons le choix. Arrêtons de prendre sans cesse les États Unis pour modèle avant qu'ils ne s'écroulent, ou soutenons leurs résistances, autant boycottées que les nôtres. À nous de jouer !

Photo origine inconnue

dimanche 5 novembre 2023

Un ami, qu'est-ce que c'est ?


Un vaut pour une. J'ai autant d'amies que d'amis. J'ai longtemps pensé en avoir autant que de doigts. Avec le temps j'ai compris que mon côté shivaïste polymathe me permettait d'en ajouter sur plusieurs bras. Probablement faut-il vieillir pour apprendre à les reconnaître. Par contre j'en perds toujours un ou une chaque année, mais j'en regagne autant, peut-être plus. La mort et la distance n'en sont pas. Mais un ami, une amie, qu'est-ce que c'est vraiment ? Et qu'est-ce qui différencie l'amitié de l'amour ?
Il me semble que l'amitié est une histoire de confiance et de fidélité. Un ami est quelqu'un à qui l'on peut tout dire, les pensées les plus inavouables parfois. Il ne vous juge pas, ne vous épargne pas non plus. Un ami vous parle et vous écoute. Il vous lit entre les lignes. Il connaît d'autres visages que celui que vous avez forgé pour vous conforter à la dureté du social. Il lui arrive même de soupçonner le je qui est un autre. J'en ai connu qui traversait la France, vous sachant en difficulté, ou la ville à pied pour vous remonter le moral, vous apporter une soupe chaude ou vous remonter les bretelles. Autodidacte, n'ayant jamais suivi de thérapie, j'ai toujours exprimé ce que sans œufs, sans ailes, je ne serais pas là. With a little help from my friends. J'espère seulement être à la hauteur quand vient mon tour de les secourir. Il n'y a pas que les coups durs. Il y a aussi la fête, le bonheur partagé, la joie comme si c'était la sienne.
À propos d'amitié, j'espère bien que vous serez là le 1er décembre au Café de Paris. Mes sorties sur scène sont si rares et la musique qui m'habite est si importante pour moi. C'est un portrait caché, la révélation d'une cire à fond perdu, un moment qu'on adorerait partager, avoir été présent quand c'est ce qui vous tient debout et vous permet de mettre un pied devant l'autre chaque matin. Pas besoin de mots des parents ou de votre employeur si vous ne pourrez vous joindre à nous, mais vous raterez une expérience mémorable, d'autant que c'est un spectacle où votre participation est déterminante. Je compte sur vous !
L'amour n'est pas si différent. Il repose autant sur la confiance. C'est à cette aune qu'on peut l'identifier. La fidélité est plus complexe si l'on n'est pas adepte du polyamour. Disons qu'elle ne dure que le temps de cette merveilleuse rencontre, lorsque la complicité fait de vous une meilleure personne. En ce qui me concerne, j'ai la chance d'avoir su transformer en amitié la plupart de mes amours passés. Il me semble que ce qui différencie ce qu'on appelle l'amour de l'amitié est la sexualité qui s'y ajoute. Il y a des amours platoniques, mais ce n'est pas ma tasse de thé. Cela ne m'empêche pas de vous aimer, de vous aimer très fort, de vous aimer passionnément. Cela équilibre la brutalité et l'absurdité du monde des animaux dénaturés auquel nous participons hélas.
Merci d'avance ou déjà à toutes celles et tous ceux qui ont la gentillesse de me souhaiter mon anniversaire, j'en suis très touché !

mercredi 1 novembre 2023

La mort pas encore


Douze ans après cet article du 18 octobre 2011, rien n'a vraiment changé. Je suis pour l'instant passé au travers, prenant à bras le corps les mauvaises nouvelles pour les retourner comme un gant. J'ai finalement accepté que l'âge ne signifie pas grand chose si ce n'est qu'on est vivant.

[À l'époque] la question de la mort [était] réapparue au moment de m'endormir ou parfois au réveil. Question sans réponse que Charles Ives accompagne tandis que je louvoie. L'angoisse n'a que peu d'intérêt tant la peur de mourir oblitère le temps de vivre. S'y complaire c'est lâcher la proie pour l'ombre. La plongée dans l'abîme est peine perdue. Chaque mort qui survient me rappelle que je suis vivant ; lorsque les mauvaises nouvelles s'éteindront c'est que mon tour sera venu ; j'en arrive à souhaiter en connaître d'innombrables.
Ayant longtemps dit que je préférais l'enterrement à l'incinération, je me rends compte que cela n'affectera que celles et ceux qui me survivront. À moi peu me chaut. Je ne suis sûr de rien, mais certain que les versions en vigueur chez les croyants ne tiennent pas la route. Le calcul de probabilité ne joue pas en leur faveur. Si je ne crois pas, je ne sais pas non plus. Accepter l'inconnu comme conceptualiser l'infini, plus ou moins, tendrement, tendre vers plus ou moins l'infini. Les mathématiques sont d'une aide précieuse.


Lorsque je sens monter le vertige de l'inconnu je m'imagine illico à Sarajevo fin 1993. C'est dans la ville assiégée que j'ai résolu mon problème avec la mort, c'est du moins ce que je feins de croire. En quelques secondes mon cœur reprend un rythme régulier et le calme le dessus. Je me souviens. On pouvait mourir à n'importe quel instant. Il suffisait que l'obus tombe ici plutôt que là. En me projetant dans le passé j'entends qu'aucun obus ne vient s'abattre où je suis, ici, maintenant. Mon heure n'a pas sonné. Il est trop tôt pour s'inquiéter et si je vis assez vieux j'espère m'en aller tranquillement, rassasié. La mort fait obstacle à ma curiosité, cet appétit de vivre et d'apprendre, une boulimie suspecte qui brûle les stops et confond l'utile et le vain dans l'accumulation.
Aux jeunes gens je répète qu'il est trop tôt pour s'en inquiéter. Encore qu'avec les vieux ils sont les seuls à traverser la rue sans regarder. Les uns ont fini par s'en ficher, les autres n'en ont pas encore conscience. Sauf accident ce n'est pas dans l'ordre des choses. La mort est parfois injuste lorsqu'elle est prématurée ou douloureuse, mais toutes et tous sont égaux devant elle. J'espère que l'on meure lorsque l'on en a marre de vivre. L'angoisse qui montre le bout de son nez vient peut-être des rares moments où je suis fatigué. Comme des signes avant-coureurs. Quand mon corps se relâche, sous la fièvre, et que je n'ai plus envie de penser. La course contre la montre, entendre qu'on la montre, ne mène nulle part, ici ou ailleurs. Et le spectre de se fondre dans les mots.

vendredi 6 octobre 2023

Tunnel sous la Manche (In Fractured Silence)


Au dos du nouveau texte de Steven Stapleton évoquant In Fractured Silence, le disque de 1984 qui ressort le 13 octobre (que nous fêterons en concert à 18h30 à la boutique), Le Souffle Continu a reproduit les contributions graphiques de chacun d'entre nous : de gauche à droite puis de haut en bas, Hélène Sage, Nurse With Wound, Sema (Rob Haigh) et Un Drame Musical Instantané.
Le Drame avait enregistré Tunnel sous la Manche (Under The Channel), mais Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi avions paradoxalement imaginé de combler la Manche pour embêter les Britanniques. On se souvient de la une du Times, "Tempête sur la Manche, continent isolé". L'humour anglais est inimitable. Nous avions inventé les villes émergées Garlic, New Wave, Drame, Port-Franc, Moutonville...


Cette fois Bernard ne joue pas de trompette (moi un peu), mais il avait adopté le Bösendorfer Imperial et tout un set de percussions contemporaines. Parmi nos autres emprunts, je diffusai un extrait du Trou, le film incroyablement moderne de Jacques Becker. Francis, en plus de sa guitare, jouait d'un synthé analogique. Le mien était numérique, un PPG Wave 2.2.
J'ai retrouvé des photographies prises par Marie-Jésus Diaz quelques mois plus tôt. Sur celle-ci nous sommes tous les trois devant mon vieux piano droit rue de l'Espérance. Au mur on aperçoit la magnifique affiche des Musiques de Traverses de la même année, dessinée par Joost Swarte. Je pense que c'est là que Vincent Segal nous a entendus pour la première fois. Pourtant Tunnel sous la Manche est une improvisation composée en studio pour une émission de création que nous avions inventée pour France Musique à l'époque dites "des années d'or", un polar de 2h33 intitulé La peur du vide ! Le même jour nous avions enregistré La peur du vide, Légitime défense et Le directeur paiera pour ses crimes. Les quatre titres apparaissent en bonus de la réédition en CD, déjà épuisée, de Rideau ! par le label autrichien KlangGalerie. In Fractured Silence, qui est réédité en vinyle, bénéficie néanmoins d'une première édition en CD.

mercredi 4 octobre 2023

L'IA ? Le diable probablement !


La question n'est pas d'être pour ou contre l'IA, l'intelligence artificielle, mais de ce qu'on en fait, maintenant qu'elle est partout. Et cela ne date pas d'hier : en musique nous l'utilisons depuis plus de quarante ans sous le nom de MAO (Musique Assistée par Ordinateur), mais elle a fait récemment un pas de géant avec des applications comme ChatGPT ou Midjourney, touchant tous les secteurs de la création. L'IA est un outil qui révolutionne les usages comme jadis l'ordinateur, le mien où j'écris et le vôtre qui vous permet de me lire, et qui a mis des millions de travailleurs au chômage, ou Photoshop, rappelez-vous ce que ses détracteurs en disaient, alors que maintenant nous l'utilisons tous ou un équivalent. Mes parents comme beaucoup ont fait faillite de ne pas avoir su s'adapter. D'autres y ont trouvé de nouveaux débouchés. Les découvertes scientifiques ne sont que des outils. C'est leur utilisation qui peut poser problème. Trop de mes interlocuteurs diabolisent l'objet sans comprendre qu'il s'agit seulement d'en définir les usages de façon éthique, et de répartir équitablement les profits générés. Ce combat stérile, obscurantisme soigneusement entretenu par les médias qui ont ordre d'occulter les vrais problèmes, me rappelle celui de la CGT qui exhortait les mineurs du nord à faire grève en sachant pourtant que la fermeture des mines était inévitable, au lieu de se battre pour une réinsertion...
La grève des comédiens et celle des scénaristes d'Hollywood est simplement typique de toute défense salariale. Il s'agit de distribuer équitablement les bénéfices engendrés par les nouveaux moyens de diffusion. Si les musiciens trouvaient un moyen de se battre ils feraient de même contre les plateformes de streaming qui leur octroient des miettes ridicules. Le problème vient des majors qui ne dévoilent pas leurs chiffres et engraissent leurs actionnaires. Ainsi les comédiens comme les scénaristes avancent à l'aveugle, même s'ils savent qu'ils ont raison de faire valoir leurs droits sur les diffusions et rediffusions via les nouveaux réseaux comme Internet. On doit néanmoins souligner que c'est une grève corporatiste tandis qu'en bas de chez eux des millions de pauvres vivent dans la misère. La seule grève qui peut atteindre le capitalisme est la grève générale. Et son appétit le poussera à s'auto-dévorer, après avoir hélas commis de véritables génocides qui en portent rarement le nom.
Quant à l'IA, gageons qu'elle ne touchera gravement que les produits de masse. Les décervelages se conjugueront différemment, le formatage a de beaux jours devant lui. Les œuvres originales n'ont jamais pâti de la robotisation. Nous apprendrons à nous servir de ces nouveaux outils comme nous l'avons fait avec l'électricité, les transports ou les communications, ou pas. Nous pervertirons les machines. Parce que l'artiste se crée son propre monde en réaction à celui qui lui est proposé et qu'il ne peut assumer. Par contre, la décroissance est inévitable si l'espèce humaine espère avoir un avenir sur cette planète. Ça c'est une autre histoire, autrement plus grave, un peu comme la guerre qui ne profite qu'aux marchands de canons et aux entreprises de reconstruction. Alors le diable certainement, et nous le nourrissons.

samedi 23 septembre 2023

C'est la barbe !


"C'est la barbe !" répond Sacha Distel quand Maurice Chevalier entonne "Pense aux mille plaisirs du monde et pense aux mille désirs qui nous agitent, le possible est sans frontières, et l'on découvre cent mystères en route". Paroles de la comédie musicale Gigi de Vincente Minelli, d'après Colette, traduites par Boris Vian. C'est la barbe ! Comment l'entendre ici ? La photo de 1978 a du succès, à mes yeux pour commencer. À l'époque j'aurais aimé le savoir, et l'assumer sereinement. D'Artagnan, Zappa, Dave Grohl, Jésus Christ, les références ne manquent pas dans les commentaires actuels bien sympathiques. Trois ans plus tard je la coupai. Me reconnaissant dans la glace, je sautai littéralement de joie, comme un petit zébulon. Quarante années de plus, je la laisse à nouveau pousser cet été, comme ça, pour jouer. Cette fois je ne reconnais plus l'enfant. Remontent mes débuts dans le monde, la vie qui s'offre à moi, l'amour, la musique... Aujourd'hui les amis me disent gentiment que cela me rajeunit. Alors c'est comme aller chez le coiffeur, couper ou laisser pousser, c'est le changement qui fait le boulot. Qu'annonce ce nouveau visage ? Rien n'est sûr. Question de patience. Vivons-nous dans le regard des autres ou dans la vision narcissique qu'impliquent les réseaux sociaux ? Les deux me semblent y participer. On voudrait parfois n'exister que par son esprit, sa tendresse, mais à quoi cela rime sans partage ? Il est rassurant de savoir que rien n'est immuable. Sauf la mort, biologiquement inéluctable. En attendant, le nombre des années ne signifie pas grand chose, si ce n'est qu'on est vivant. Je suis cet enfant timide, ce jeune homme fougueux, ce vieux sage. J'ai tous les âges depuis le premier, mais pas encore le prochain. La langue française nous permet de les avoir tous, comme un mille-feuilles quantique, alors que l'anglais ou l'allemand nous fige à être. On glisserait vite sur "To be or not to be" (William j'expire !). Il suffit de choisir l'âge qui convient selon les circonstances. En tout cas, je n'ai presque jamais celui imprimé sur mon passeport. Le traître ! "Pense aux mille plaisirs du monde et pense aux mille désirs qui nous agitent, le possible est sans frontières, et l'on découvre cent mystères en route..."

jeudi 31 août 2023

Funérailles clandestines


Mis en ligne le 24 mai 2011, j'avais rédigé ce billet deux ans plus tôt, mais Jonathan Buchsbaum m'avait demandé de ne pas le publier avant que le livre de Mark Jacobson ne soit édité. Maintenant que The Lampshade: A Holocaust Detective Story from Buchenwald to New Orleans (L'abat-jour : un enquêteur de l'holocauste de Buchenwald à la Nouvelle-Orleans) est sorti, je remercie Jacobson pour le scoop qu'il communiqua à mon ami new-yorkais qui me le confia à son tour le 2 septembre 2008.
Les habitants étaient alors plus préoccupés par le passage de Gustav que par les funérailles des victimes non identifiées de Katrina. Un ouragan chasse l'autre, mais le scandale n'a pas été effacé. Le gouvernement fédéral n'a pas fait grand chose pour reconstruire la ville complètement délabrée depuis 2005. Devinez pourquoi ? Avez-vous vu, par exemple, When The Levees Broke de Spike Lee ou la série Treme ? Et à qui appartiennent les quatre-vingt corps inhumés ? Pardon, six ! En effet, l'enterrement officiel, pour lequel Jacobson avait été prévenu à 6 heures du matin pour une cérémonie deux heures plus tard, concernait seulement six cadavres ! Où sont passés les autres ? Soixante quatorze corps avaient été enterrés la veille dans le secret... Quatre-vingt personnes non identifiées depuis la catastrophe, cela aurait fait trop mauvais effet pour la ville. Quatre-vingt portés disparus, non, quatre-vingt portés en terre sans avoir disparu. C'est énorme. Ne pas confondre avec les six cents disparus reconnus ! Ces quatre-vingt-là n'en font pas partie, ils n'ont simplement pas été réclamés, personne ne fut capable de les identifier. Leur nombre donne la mesure de la misère et l'escamotage celui de la mascarade. De quel pays parlons-nous ? Des États Unis d'Amérique.
Le livre de Mark Jacobson est une enquête sur l'origine de l'abat-jour en peau humaine de l'époque nazie qu'il a reçu d'un ami de la Nouvelle-Orleans juste après Katrina, et la réflexion qu'elle implique sur sa judéité.
La photo récupérée sur Internet porte la légende : Milvirtha Hendricks (1920-2009). Her little life was made larger because of the impact of Katrina on New Orleans (Courtesy: SF BayView).
En 1968, ma sœur et moi avions passé la journée à New Orleans, admirant les maisons et croisant un orchestre de jazz fidèle à la tradition. Ne connaissant aucun endroit pour y dormir, nous étions repartis le soir par un des Greyhound Buses qui nous avait amenés le matin-même. Nous passions ainsi la nuit sur les routes lorsque nous ne trouvions personne pour nous héberger. J'avais quinze ans, Agnès en avait treize et demi. Tout seuls nous avons fait le tour des USA pendant près de trois mois, voyage initiatique que je raconterai lorsque j'aurai retrouvé les diapositives... Une histoire en entraîne une autre. Trois ans plus tôt, le 12 août 1965, j'assistai à l'enterrement d'un type que je ne connaissais pas, mais qui portait le même nom que moi, à Stratford, Connecticut. Le rite m'avait estomaqué. Six Feet Under. Ce soir j'ai rouvert le journal illustré que je tenais en anglais...

mardi 18 juillet 2023

Deux mondes parallèles se croisent-ils à l'infini ?


Mon texte est un peu confus, il est tard, je ne sais pas par quel bout le prendre, mais à l'issue de la projection du dessin animé japonais Suzume m'est apparue une hypothèse sur le cours de la vie. Il était évident qu'à chaque instant de l'existence on peut choisir son chemin, comme s'il y avait au moins la possibilité entre deux. En vieillissant nous comprenons tous et toutes qu'à chaque étape l'on peut être une personne meilleure ou sombrer dans ses pires travers. Les rencontres, amicales, amoureuses ou professionnelles, sont déterminantes. Elles sont souvent fatales dans le bon ou le mauvais sens. À chacun/e d'en tirer les leçons qui nous permettront d'affronter l'avenir. Or ce soir-là, peut-être grâce à la poésie magique de ce film japonais et parce que je suis en quête d'un nouvel horizon, j'ai perçu que certaines rencontres incarnent explicitement des possibles, qui se résolvent ou pas. Si ce sentiment est partagé, le miracle peut avoir lieu et un nouveau chapitre voit le jour, peu importe sa durée dans le temps. Rien n'est éternel, mais la réciprocité est nécessaire. Si elle apparaît comme une évidence à l'un ou l'une des protagonistes, elle n'est pas forcément partagée, et la porte d'entrée s'ouvrira ailleurs un autre jour avec un ou une autre. Deux mondes parallèles se croisent-ils à l'infini ? Ce n'est pas l'absence de partage, mais plutôt sa visibilité dont il est question, car son invisibilité empêche l'histoire de se construire. On rate ainsi certaines occasions, sachant que d'autres situations permettront de réaliser son désir. Ce n'est donc pas l'incompatibilité qui fait obstacle, mais la cécité. Et celle ou celui qui entrevoit les perspectives avec espoir ne pourra ouvrir les yeux de l'aveugle, quelle qu'en soit l'origine. Cela revient probablement au même. Il est possible à certains ou certaines de percevoir ces vies possibles, quitte à ce qu'elles s'évanouissent faute de synchronicité, voire qu'elles semblent pouvoir se dérouler dans des univers parallèles, même si ces mondes resteront fantasmatiques, alors que d'autres se conjugueront au singulier. Le croisement n'attendrait heureusement pas l'infini ! Cette illusion est merveilleuse. Il existerait donc des voyants et des non-voyants, sachant que le temps est un facteur déterminant. Or il n'y aura jamais une seule histoire, la fusion est impossible, ou plus exactement en cas d'accord majeur l'histoire se déclinera différemment selon chaque interprétation. Les plus sensibles subiront sagement ou brutalement les occasions manquées, mais ils savent que le miracle est à leur portée à condition de ne jamais baisser les bras et de continuer à agiter leurs antennes.

vendredi 16 juin 2023

Pause du blog


Les chats, forcément casaniers, seront en de bonnes mains, tandis que je m'envole au Maroc faire le grand-père de garde pendant que les Spatistes sont ont en résidence à Tétouan. Lors de mon séjour je prendrai des notes et des photos qui alimenteront de futurs articles. Mais dès mon retour, je plancherai en équipe sur un jingle ferroviaire. Puis le 11 juillet est programmé l'enregistrement d'un nouvel album de la série Pique-nique au labo avec Emmanuelle Legros et Matthieu Donarier, le troisième depuis fin mai. Un quatrième le 19 juillet avec Olivia Scemama et Bruno Ducret, encore un autre le 4 septembre avec Hélène Duret et Rafaëlle Rinaudo, mais d'ici là c'est l'inconnu... Cela me laisse le temps de rêver ! Le volume 3 (les 2 premiers étaient réunis sous la forme d'un double CD) de ces rencontres est prévu avant la fin de l'année, de même que d'autres productions discographiques, vinyliques et numériques. mc gayffier a commencé à plancher sur la pochette, radioactive en référence au labo de Marie Curie. Pour l'instant ce sont les aventures marocaines dans le Rif qui m'accapareront... Reprise du blog le 3 juillet, date anniversaire à plus d'un titre...