Jeudi noir pour les musées. Les grévistes étaient partis à la manif pour défendre leurs retraites. Lorsqu'on est jeune, cela semble bien loin. Du moins, ça le devrait. Je me souviens de Louis Daquin alors directeur des études à l'Idhec, l'Institut des Hautes Études Cinématographiques, que j'allais quitter après trois années extraordinaires, parmi les plus belles. Il me fit appeler dans son bureau. Je restais debout. Louis m'expliqua qu'il n'avait plus grand chose à me dire sauf une recommandation qui pourrait me paraître déplacée, absurde, mais qu'il m'exhortait à considérer avec sérieux. Il me conseilla fortement de faire ce qu'il n'avait pas fait, à savoir conserver toutes mes feuilles de salaire. Parce qu'un jour j'en aurai besoin. J'ai obéi. Pour le reste je n'en ai fait qu'à ma tête. Louis savait ce qu'il faisait comme ce que je ferai.
J'ai pris cette photo en fin d'après-midi. Que s'était-il passé au Centre Pompidou ? L'araignée de Louise Bourgeois surveille-t-elle le technicien de surface, le menace-t-elle sans qu'il soit conscient de sa réelle présence ? Les bords de mon iPhone ressemblent aux tubulures de Richard Rogers et Renzo Piano. J'ai réfléchi. Les immeubles semblent surmonter le Forum. C'est écrit. Si l'on se saisissait d'une loupe, on pourrait lire aussi "Figuration narrative". Mais le Grand Palais était trop loin ce jour-là. Un jour de grève.
Après le préambule accusateur d'un olibrius paranoïaque depuis le fond de la salle connue dans le passé comme Cinémathèque de la rue d'Ulm, le titre sarcastique de la conférence du philosophe slovène invité par Alain Badiou à l'E.N.S. justifie bien son nom par la navette qui se fera d'un discours de l'un sur l'autre : "Alain Badiou devant le Tribunal du peuple". Ce lieu historique sied également à Slavoj Žižek (prononcer Slavoï Jijek) qui étaie souvent ses propos avec des blockbusters du cinéma holywoodien... Le rouge est mis.
Tandis que le discours quasi universitaire du Français est fluide et s'appuie sur des rapports de cause à effet ou d'effet à cause, nécessité des contingences et contingence des nécessités, celui du Yougoslave a tout du méridional hystérique à la recherche du point de rupture. Žižek fait son cinéma, c'est-à-dire qu'il pratique l'ellipse, l'art du montage, en interrompant ses phrases pour sauter à pieds joints de marche en marche. Sa pensée va vite, mais elle emprunte les mots de tous les jours. Alors on galope derrière lui qui nous fait face.
Dans sa longue introduction, Badiou évoque leurs différences et leurs points de rencontre, de Richard Wagner aux philosophes du début du XXe siècle. Hegel est sur leurs lèvres. Badiou fait rouler les mots dans sa bouche. Žižek ne mâchera pas les siens. Mais tous deux fustigent modernité et post-modernité qui ne sont que répétition et restauration de vieux schèmes. À l'Algérie et Mai 68 de l'un répondent le stalinisme et le titisme de l'autre, voilà pour leurs sources biographiques... De l'importance de nommer ses ennemis, et d'en avoir... Que veulent ceux qui ne veulent ni la terreur ni la vertu ? La corruption ! Le courage est de n'avoir pas peur de ce que l'on redoute...
À son tour, Žižek réveille le communisme pour démasquer le capitalisme global à visage humain que l'on a coutume d'appeler socialisme. Annuler l'opposition radicale de l'ennemi ne marche pas. On ne peut pas négocier. L'époque n'a rien de post-idéologique, c'est une idée des démocrates qui sont allés jusqu'à légitimer la torture... Lacan disait que l'angoisse est le seul affect qui ne trompe pas. À la terreur et à l'angoisse, Badiou répond par le courage et la justice à laquelle Žižek substitue l'enthousiasme. Se moquant du Dalaï Lama qui spiritualise l'hédonisme forcément avec succès, il est capable de traits d'humour sur les sujets les plus graves comme l'antisémitisme sioniste dont la "S.H.I.T. list" rappelle les méthodes des Nazis. Sa plaidoirie zappe à tout bout de champ. Le 1 devient le 0 inscrit dans le multiple. Trop de pistes passionnantes. Je prends des notes décousues, parce que demain je me souviendrai d'autres bribes. Je n'aurai plus qu'à me plonger dans ses livres, que Françoise dévore depuis quelques jours.
Côté jardin, un moineau est venu mourir sur le rebord de la fenêtre. La position des pattes reflète-t-elle un atterrissage périlleux ou la détente des membres après sa longue vie de passereau ? Il y a quelque chose qui coince. Une raideur. Pour peu que l'on s'y penche, le corps inanimé fait surgir la liberté passée, le ciel d'avant. Il n'y a pas d'après, rien d'autre que le souvenir de ceux qui continuent à voler. L'homme a besoin de temps pour apprivoiser la mort, l'égalité annoncée. Le sujet fait rarement plaisir. L'angoisse des jeunes est prématurée. Elle devrait, mûrie, se dissiper. Vivre ou mourir très vieux permettraient de l'apprécier. On verra bien. Ou pas.
Côté cour, ce week-end, j'ai relu Maus d'Art Spiegelman pour comprendre ce qui me rend si triste. L'histoire remonte à loin. D'orgueil, de naïveté, de résistance, de courage, de lâcheté, de bêtise, d'humanité et d'inhumanité... Les origines d'un monde. Racines arrachées et trimbalées, voyages salvateurs ou assassins, renaissances et trahisons. Puis la fin des haricots à vouloir les planter coûte que coûte. Non, non, non, la faim ne justifie pas les moyens. Tous ne sont pas bons. Il y a l'art et la manière. La culture de la lumière s'est perdue dans de nouvelles paranoïas. Il ne fait jamais de mal de se souvenir. Extraordinaire texte de Stéphane Hessel, 91 ans, ambassadeur de France, dans les pages Rebonds de Libération. De quoi l'accusera-t-on cette fois ?
Baisser de rideau. Cette nuit, l'absence de solidarité du milieu musical m'a tenu éveillé. J'ai décidé de prendre du recul. D'aller voir ailleurs si j'y suis. Savoir tirer sa révérence avant d'être submergé par l'amertume. Je préfère le sucre qui rend les enfants joyeux. L'acide qui ouvre sur d'autres mondes. Le sel, en terre ou en grain. À force de répétitions, la machine a fini par se gripper. Il a semblé facile d'en commander une toute neuve. Restera la manière de s'en servir. Je retrouve le sourire, à l'aide d'un chausse-pied certes. C'est un combat de chaque instant. À l'heure des urgences, je cherche un répit, mais j'entends les trois coups.
Voilà, le joli mai est enfin arrivé, précédé de commémorations quarantenaires à n'en plus finir. Cette précipitation marque-t-elle l'envie de s'en débarrasser ou au contraire que cela dure longtemps ? Plus longtemps certainement que n'avaient duré à l'époque les événements célébrés depuis des semaines à grand renfort de publications, publicité, récupérations, révision, réaction, réanimation, etc. Il y a autant de mai 68 que d'individus à l'avoir vécu, ou pas. Chacun le réfléchit sous l'angle unique de son expérience, étudiant à Paris ou en province, en grève dans son usine ou déjà réactionnaire, loin du tumulte ou en plein dedans, nostalgique ou révisionniste, fidèle à ses idées d'antan ou renégat réembourgeoisé, et différemment selon ses affinités politiques, ses origines sociales, sa profession ou son âge... Ce n'est pas tant le mois de mai qui nous marqua, mais les années qui suivirent. Jusque là, la jeunesse n'avait jamais manifesté qu'en faisant des monômes le jour des résultats du Baccalauréat en secouant un peu les automobilistes qui roulaient boulevard Saint-Germain. Les générations précédentes avaient connu la Résistance ou la guerre d'Algérie. Les parents ou les grands frères "engagés" avaient raconté leurs combats contre l'Occupation ou pour l'indépendance algérienne. C'est ainsi que les traditions se transmettent. Le pays vivait en blouse grise. Si le ciel allait se colorer de rouge et noir, il se parerait aussi de l'arc-en-ciel psychédélique...
Au Lycée Lafontaine, ma sœur avait son nom brodé sur sa blouse obligatoire. Bleu clair ou écrue, en changeant alternativement tous les quinze jours pour être certain qu'elle soit lavée, et vendue exclusivement au Bon Marché. Le pantalon était interdit dans les lycées de filles et la directrice elle-même vérifiait à l'entrée la distance du bas de la jupe jusqu'au sol avec un mètre de couturière ! Les petites anecdotes comme celles-ci en disent long sur l'époque. Ni les écoles ni les lycées n'étaient mixtes. La distance entre garçons et filles allaient d'un coup voler en éclats.
L'image est celle du livre-CD N'effacez pas nos traces ! de la chanteuse Dominique Grange dont j'allais bientôt fredonner les chansons (La pègre, Grève illimitée, Chacun de nous est concerné, À bas l'état policier) et qui ressort aujourd'hui dans une nouvelle interprétation abondamment illustrée par son compagnon, le dessinateur Jacques Tardi (96 pages inspirées). C'est dans la tradition des chansons engagées d'Hélène Martin, de Francesca Solleville (qui apparaît ici dans les chœurs, aux côtés du violoniste Régis Huby, du bandéoniste Olivier Manoury, entre autres), de Monique Morelli, Jean Ferrat, Colette Magny... Le 45 tours original était sérigraphié et coûtait 3 francs. Le petit bouquin carré, gentiment préfacé par Alain Badiou, est un cadeau sympa parmi la marée d'objets de consommation édités à l'occasion du quarantenaire. Chacun y va de son mai. Je ne me joindrai à la meute que le 10 mai prochain, journée qui alors marqua ma seconde naissance, mais je n'ai rien à vendre...
Sur un autre 45 tours, d'Evariste cette fois, toujours 3 francs, dont la pochette était signée Wolinski, publié par le C.R.A.C. (Comité Révolutionnaire d'Agitation Culturelle) et sur le quel figuraient La faute à Nanterre et La révolution, on peut lire : "Ce disque a été réalisé avec le concours des mouvements et groupuscules ayant participé à la révolution culturelle de mai 1968. Il est mis en vente au prix de 3F afin de démasquer à quel point les capitalistes se sucrent sur les disques commerciaux habituels" ainsi que "Ce disque est un pavé lancé dans la société de consommation".
Mathilde me signale ce petit film sur les pousseurs patentés du métro de Tokyo qu'elle a découvert sur l'excellent blog de Marieaunet qui l'avait elle-même trouvé sur YouTube... Ainsi les pépites du Net, drames ou fantaisies, circulent, reproduits à l'infini, de blog en blog, de courriel en courriel, de site en site, etc., etc.
J'avais vu les pousseurs à l'œuvre pour avoir travaillé au Japon il y a dix ans. Il serait dangereux d'en tirer des conclusions hâtives même si ces coutumes ou ces usages peuvent nous choquer. L'Asie obéit à d'autres lois que les nôtres. La différence de cultures suivant les continents exige que nous soyons prudents sur la façon que nous avons de voir les choses. La vie n'a pas la même valeur d'un pays à un autre. Les coutumes féodales de l'Asie nous paraissent souvent absurdes. Elles le sont forcément à nos yeux d'Occidentaux pétris de culture judéo-chrétienne. J'évoque ce point de vue distancié suite à l'emportement que suscite par exemple la Chine. J'y reviendrai encore.
Autre exemple, je me souviens de mes a priori lorsque je suis allé travailler en Afrique du Sud avant (pour mon film avec Idir et Johnny Clegg) et après Mandela (pour une tournée de ciné-concerts lors du centenaire du cinématographe). La première fois, je pensais qu'il y avait les bons noirs avec l'A.N.C. et les vilains blancs de l'apartheid. Je fus bouleversé de constater la brutalité de l'empire zoulou et la protection de la nature par les Boers. Je schématise vite fait. On retrouvait évidemment plus d'Afrikaners dans les rangs de l'A.N.C. que d'Anglais, les premiers (d'origine hollandaise) s'impliquant réellement dans leur pays, qu'ils soient tortionnaires ou révolutionnaires, tandis que les seconds vivaient dans un monde clos représenté par l'Empire Britannique. Les colonialistes aussi diffèrent par leurs cultures. La seconde fois, je ne comprenais pas pourquoi les Africains ne se révoltaient pas contre ceux qui les avaient opprimés, inculte que j'étais au pardon de toute cette population qui avait été évangélisée.
À Tokyo, les usagers du métro font la queue en file indienne derrière un petit trait marqué au sol et la rame s'arrête impeccablement devant eux, face aux portes coulissantes. La discipline me terrifie. Je comprends mieux les ressemblances avec l'Allemagne. Francis, qui possède une double nationalité, disait que l'on se faisait engueuler par les passants lorsque nous traversions en dehors des clous, mais qu'en Suisse nous aurions été dénoncés à la police. En France, j'ai du mal à comprendre les resquilleurs qui doublent dans la queue. Je suis énervé par notre incivisme. Tout cela s'explique par nos antécédents culturels, les exemples auxquels nous assistons enfants, la manière dont nos parents et, plus important, l'école gravent dans nos cerveaux les usages culturels qui déterminent un peuple. Certains nient ces différences pour ne pas assumer un patrimoine aussi lourd à supporter qu'à s'en enorgueillir. Pour conclure, j'hésite entre deux célèbres classiques, la dernière réplique du film Certains l'aiment chaud de Billy Wilder, "Nobody's perfect !", ou celle de La chienne de Jean Renoir, "Faut de tout pour faire un monde !", qui ont le mérite de se compléter...
Les deux premières questions posées par Andrew Meyer, étudiant de l'Université de Floride, au candidat perdant démocrate John Kerry m'intriguent depuis l'élection frauduleuse de George Bush Jr à la présidence du pays le plus puissant de la planète : "Pourquoi n'a-t-il pas exigé une annulation du vote alors que de nombreux cas de fraude tous favorables à Bush ont été révélés ? Pourquoi ne lance-t-il pas une procédure d'empeachment pour empêcher Bush d'attaquer l'Iran alors que cette procédure a été lancée contre Clinton pour une simple fellation ?" L'énigme sous-jacente est la position des Démocrates dans les élections américaines, abandonnant toute poursuite contre Bush alors que les comptes définitifs réalisés un mois après l'élection montraient que Kerry avait en effet réuni plus de voix que le Républicain. On sait que la chaîne Fox avait donné les résultats prématurément et que tous les autres télévisions lui avaient emboîté le pas. Ni les institutions ni les médias n'avaient eu le désir de se déjuger par la suite ! Aujourd'hui, le combat fratricide des Démocrates entre les candidats Barack Obama et Hilary Clinton laisse présager une victoire du Républicain McCain. Ce n'est pas que je sois dupe de la démocratie aux États Unis comme ailleurs, mais je me demande pourquoi les Démocrates font tout ce qu'ils peuvent pour ne pas accéder à la présidence...
Je vous laisse découvrir la suite de l'expérience d'Andrew Meyer sur la vidéo. La troisième question sera fatale à cet étudiant. Il est dommage que l'auteur du petit montage trouve le besoin de le noyer sous un sirop musical comme dans toute fiction d'outre-atlantique et d'ajouter une conclusion maladroite affaiblissant le sujet comme dans un film de Spielberg. Pour montrer que l'étudiant n'avait pas abusé de son temps de parole et remettre en situation son intervention, l'auteur renvoie à un second film tourné par un autre auditeur de la conférence de Kerry. Où que ce soit dans le monde, on peut toujours espérer qu'il y aura quelqu'un avec une caméra ou un téléphone portable pour filmer ce que le pouvoir aurait préféré taire.
Pour celles ou ceux qui douteraient de la véracité de ces images renversantes, vous pouvez consulter les News de la Fox et tous les détails de l'affaire sur Wikipedia. Quant à la société secrète Skull and Bones de l'Université de Yale, voyez simplement CBS News et la liste de ses membres depuis sa création en 1832 ! Pour les non-anglophones, Réseau Voltaire en donne tous les détails.
Arrêté et électrocuté au Taser le 17 septembre 2007 pour avoir posé une question de trop à John Kerry, Andrew Meyer a d'abord été poursuivi pour provocation à l'émeute et refus d'obtempérer, mais il s'est ensuite excusé pour pouvoir reprendre ses études...
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