70 Humeurs & opinions - octobre 2009 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi 22 octobre 2009

La taille assassine


Tout le quartier se croise à son chevet. Deux ans après avoir fait couper un magnifique peuplier, mon voisin récidive en martyrisant son deuxième et dernier arbre. C'est une honte, un crève-cœur. Les oiseaux, petits et grands, venaient s'y percher. Les merles y avaient leur nid. Sa haute silhouette se découpait sur le ciel comme une ombre bienveillante sur la rue. J'en ai des crampes d'estomac tellement je suis en colère, impuissant devant tant d'ignorance. Le cèdre protégeait les voisins d'en face des rites d'un autre âge où la communauté repliée sur elle-même écorche ses chants dans des cabanes en bois qui poussent comme des colonies dans ce qui est devenu une cour. La verdure atténuait le bruit de ses nombreux enfants qui jouent aussi bien au foot qu'ils ne psalmodient ! Fâché contre eux parce qu'ils continuent à envoyer des ballons dans notre jardin, cassant systématiquement les pots et écrabouillant les fleurs, je leur avais expliqué à quel point nous tenons à ce coin de verdure. Ils m'avaient simplement répondu qu'ils avaient essayé de faire pousser des plantes, mais que cela donnait trop de travail à entretenir. Sic. Ils avaient aussi précisé qu'ils détestaient la nature. Cela ne les empêche pas de nourrir paradoxalement et illégalement les pigeons, volatiles urbains qui chassent les espèces de passage. La mairie m'avait répondu que la loi ne leur interdisait pas de tout arracher. Nous leur avions, les uns et les autres, exprimé notre attachement pour le grand conifère, mais ils ont le droit pour eux et nous vivons, semble-t-il, sur une autre planète, dans une utopie où seul le présent peut être messianique. Les ouvriers qui ont taillé comme des sagouins ont répondu à Françoise qu'ils ne coupaient pas tout, mais le massacre est affiché. Notre voisin, avec qui nous essayons néanmoins d'entretenir des relations de bon voisinage, détruit systématiquement toute la flore qu'il occupe, d'abord la haie qui nous séparait, ensuite le peuplier, puis l'herbe remplacée par des dalles, et aujourd'hui il ne reste qu'un tronc décharné. Phénomène étrange.

samedi 17 octobre 2009

Sévice militaire


À quelle nostalgie l'attrait de la guerre renvoie-t-il ? Tuer ou être tué. Une fois que les hommes sont sur le terrain, il n'y a pas d'alternative. Le service militaire n'est plus obligatoire. Censé faire disparaître les classes sociales sous l'uniforme, il faisait perdre un an à qui avait mieux à faire. Cette égalité devant la loi n'était que de surface. Les petits bourgeois savaient y couper et les pistonnés rentraient chez eux le soir. La violence des pauvres était canalisée sous les ordres de sous-officiers exerçant leur pouvoir débile sur les jeunes recrues. C'était parfois une manière de sortir de sa condition, d'échapper à son milieu, de voir du pays. Les hommes entre eux pouvaient transposer leur homosexualité refoulée en amitié virile. Les anciens combattants fourmillaient de souvenirs croustillants. Les seuls films de guerre supportables sont ceux qui la dénoncent, même s'ils continuent d'exercer leur pouvoir de fascination morbide. Les guerres résolvent les crises sociales et les expansions démographiques. Les jeux de guerre sur les consoles vidéo participent à l'abrutissement de masse. Ils révèlent ce qu'il y a de pire chez les humains, aveuglement, veulerie, ignorance et stupidité.
Par prudence, je ne m'en suis jamais ouvert publiquement, mais je fus réformé P5, "exempté du service actif, réserviste service de défense sauf inaptitude à tout emploi". P signifie Psychologique et P6 équivalait à la camisole... Cette désignation aurait pu m'empêcher de faire carrière dans l'administration ! Mon sursis m'avait permis de terminer mes études de cinéma et je ne me voyais pas interrompre ma vie en postulant au service cinématographique des armées. La coopération avait quelque chose d'obscène. Certains camarades avaient craqué en Afrique autour de la piscine entourée de leurs boys. D'autres avaient joué le jeu sur ordre du groupuscule trotskyste auquel ils appartenaient. J'étais résolument non-violent et n'aurais pas tenu une arme pour un empire, forcément colonial. Une psychanalyste m'avait remis un certificat signalant "une schizophrénie dissociative avec inversion du rythme nycthéméral". Elle racontait que je m'étais spécialisé dans les films de vampires et que vivre la nuit était incompatible avec le rythme militaire. C'était en 1975. Le comique fut de me retrouver assistant de Jean Rollin quelques mois plus tard sur Lèvres de sang. Je me souviens être parti aux "trois jours" qui en duraient la moitié après 48 heures sans dormir, ayant juste terminé le disque pour l'année de la femme réalisé par le PCF. Refusant de dormir avec d'autres hommes, j'ai passé la nuit au cachot, la porte ouverte et la lumière allumée. Après cette troisième nuit de veille, je n'étais pas bien frais. Je n'avais coché aucune des cases du test lorsqu'il s'agissait d'actes de guerre, mais, sorti d'une grande école, je ne pouvais faire l'imbécile. Le verdict consistait en une hospitalisation quinze jours plus tard. L'angoisse ! Remettre ça alors que j'étais certain de ne pas sortir conscrit de la caserne de Blois... À l'Hôpital Percy de Clamart, la seconde manche dura à peine une heure. " Vous vous entendez bien avec votre père ?". Deux minutes de silence. "Oui", hésitant et pas convaincu du tout. "Et avec votre mère ?". Un oui instantané, franc et massif retentit dans le bureau du psychiatre chez qui j'avais passé la séance à chercher par terre une aiguille qui n'existait pas en pensant en boucle aux esclaves du Metropolis de Fritz Lang. Le médecin me tendit ma réforme tandis que les troufions étaient écœurés que je leur exprime que je n'en avais rien à foutre. Philippe Labat avec qui je partageais l'appartement de la rue du Château à Boulogne quitta les militaires ennuyés de ne pouvoir le garder en leur lançant : "Rien ne résoudra la tragédie de l'être !".

P.S.: plongé dans les dernières pages de L'insurrection qui vient, j'avais raté la photo de l'affiche du métro qui avait suscité ce billet (si l'analyse sociale du petit bouquin est extrêmement fine et les trois premiers quarts passionnants, les conclusions du Comité invisible sont hélas un raccourci immature). Comme je retournais à la station Mairie des Lilas, la guichetière de la RATP, se transformant en auxiliaire de police, m'empêcha de continuer mes prises de vue : "il est interdit de photographier dans un endroit public". Je tentai sans succès de la sensibiliser au choc représenté par le slogan "La guerre comme si vous y étiez", mais rien n'y fit. Je me contenterai donc d'un cliché pris par Françoise à qui j'avais glissé discrètement l'appareil. Pour avoir, entre autres, vécu le siège de Sarajevo, je sais à quel point l'affiche est criminelle et je reste interdit devant ce qui est accepté ou non par la Régie Autonome des Transports Parisiens et par ses usagers. De retour à la maison, je découvre d'ailleurs que la veille Jean Rochard s'est servi de la même affiche pour initier son propre blog !

dimanche 4 octobre 2009

Investir en toute sécurité


Il est temps de révéler la vérité sur l'expansion de nos activités avec la mise en Bourse prochaine de notre nouveau bébé. Devant le succès remporté par nos lapins, Antoine et moi avons décidé d'investir nos bénéfices en montant une société qui corresponde à la demande de sécurité exponentielle des Français. Nous proposons l'installation de portes blindées et de serrures de sécurité, marché touchant la quasi totalité de la population. La planète s'enfonce de plus en plus péniblement dans une crise économique dont on n'est pas prêt de voir le fond. La différence de classes fait un grand écart chaque jour un peu plus douloureux à s'en faire péter les articulations. Le lien social se brise avec l'appât du gain à tous les niveaux, les moins bien lotis prenant exemple sur les hommes et femmes qui régissent la planète. La solidarité est un terme que n'utilisent plus que quelques vieux soixante-huitards ringards. Chacun va devoir protéger son bien, quelle qu'en soit la taille. Véhicules comme habitations vont devoir s'équiper de systèmes toujours plus inventifs pour repousser les assauts de ceux qui n'ont plus rien et à qui on aura tout pris, jusqu'à leur âme. Notre société va donc poursuivre son offensive sur le marché des coffres-forts et des systèmes d'alarme visant une clientèle de particuliers, de PME et de collectivités recherchant l'efficacité absolue contre les empêcheurs de s'engraisser tout rond.



Si vous pensez que nous exagérons, regardez les flammes lécher les portes de la capitale, tremblez au vu de la file qui s'allonge devant les soupes populaires à l'approche de l'hiver, notez les prix grimpants des produits de première nécessité, écoutez l'arrogance de ceux qui commandent à ceux qui nous gouvernent, évaluez leur cynisme, appréciez le tact de leurs lois discrètes et efficaces. Le monde a changé. Repliez-vous dans vos abris. Nous sommes là pour vous sécuriser. Avant Noël, nous lancerons un service de livraison à domicile qui vous permettra de tout commander sans ne plus jamais sortir de chez vous ainsi qu'un système d'enseignement agréé sur Internet qui évitera les agressions de la rue, qu'elles soient délinquantes ou virales. Les excursions strasbourgeoises arrosées à la bière sont terminées. Nous prenons le train. Chacun rentre chez soi, comblé, cassé, et prêt pour de nouvelles aventures !