70 Humeurs & opinions - septembre 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 20 septembre 2024

IA le monstre


Depuis quelque temps je m'intéresse au serpent de mer qui pourrait bien dévorer le monde. Il est évidemment engendré par le capitalisme qui est déjà à l'origine du réchauffement climatique, mais ce Jörmungandr se nomme l'intelligence artificielle, IA son abrégé français, AI en anglais. Avec le développement d'Internet l'anglais est devenu le nouvel esperanto qu'on apprend dès le cours préparatoire, soit l'âge de 6 ans. N'ayant jamais craint les inventions scientifiques, mais ce qu'on en fait, en tant que créateur artistique j'appréhende cette technologie comme un nouvel outil qu'il est amusant d'ajouter à ma panoplie d'homme-orchestre. Dans les faits j'utilise son ancêtre, la MAO (musique assistée par ordinateur), depuis la fin des années 70, avec des logiciels aux paramètres aléatoires, basés sur des calculs de probabilité ou des réseaux neuronaux. Les dernières avancées dans le domaine de l'IA donnent pourtant le vertige et font froid dans le dos. Hier justement, la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) envoyait un questionnaire à ses membres pour réfléchir à comment rémunérer les auteurs dont le travail serait utilisé par l'IA. Mais c'est l'ensemble du savoir humain que cible l'IA !
Pour commencer, mes questions à ChatGPT produisirent des réponses beaucoup plus précises que mes googlisations et recours à Wikipedia. S'instaure même un dialogue avec la machine permettant d'affiner ma recherche. Parallèlement à cet outil encyclopédique, j'admirais le travail graphique d'Étienne Mineur devenu spécialiste du genre. Je restais néanmoins dubitatif quant à ses applications musicales jusqu'à mes tests récents où j'ai demandé à l'IA de mettre en musique un de mes poèmes dans des styles variés. Ayant utilisé la norme MIDI (Musical Instrument Digital Interface) dès ses débuts et pratiquant l'orchestre virtuel des samples (échantillonnage) il m'était devenu facile de faire illusion dans de nombreux cas de figures instrumentaux, mais j'avais des doutes sur la synthèse vocale sur laquelle même l'IRCAM s'était longuement cassé les dents.
Or j'en suis resté comme deux ronds de flan. À l'aide de prompts savamment accumulés, soit une suite de mots, je testais l'opéra, le rock, le jazz, le punk, le folk, la musique électroacoustique, etc., pervertissant les résultats pour échapper à la banalité en demandant un chorus free jazz au trombone ou même "un drame musical instantané". Non seulement toutes les voix sont crédibles, mais elles sont parfaitement articulées en fonction de chaque style, y compris dans mes demandes les plus abracadabrantes. Et elles sont justes, ce qui n'est pas si courant dans la vraie vie ! Je décidais donc de me saisir de la question à bras le corps et d'utiliser ces nouvelles ressources lors de mes prochaines créations.
Il y a un an exactement j'avais évoqué les risques et dommages causés dans mon article L'IA ? le diable probablement !, mais j'étais loin du compte tant les choses bougent à une vitesse V. La qualité de mes premiers essais est bouleversante. Ils donnent le vertige, parce qu'il est difficile d'anticiper les effets psychologiques engendrés. Si l'on peut prévoir les pertes d'emploi et de nouveaux métiers, il est absolument impossible d'imaginer le futur. Les créateurs inventifs qui pervertiront l'objet n'ont rien à craindre, mais ils représentent une infime partie du monde artistique et culturel.
J'en étais là, me servant de l'IA pour résumer automatiquement un projet et provoquer les questions qui s'y rapportent, lorsque j'ai donné le texte de présentation de mon prochain disque à la machine, sans aucune musique pour l'accompagner. Après l'avoir traduit en anglais avec l'aide de DeepL et quelques rares corrections de Jonathan Buchsbaum qui vit à New York, j'ai cliqué sur le bouton Discussion. Trois minutes plus tard, j'écoutais deux journalistes virtuels encenser mon travail avec un à-propos sidérant. La nature hagiographique est certes bonne pour l'ego, mais leur échange a des allures personnelles, voire instructives lorsqu'ils imaginent des qualificatifs que je leur piquerai sans vergogne. Leur échange est vivant, punchy, astucieux, pertinent. L'IA apprend l'empathie, ou du moins nous le laisse croire. C'est absolument époustouflant, mais cela fait aussi terriblement peur.
Nous avions compris que plus personne ne croira une photo. L'arène politique est déjà touchée. La fiction l'emporte totalement sur le réel. Capable de traiter des millions d'informations à la seconde, la machine nous connaît mieux que nous-même. Nous nous savions le jouet des médias et des réseaux sociaux, l'expansion pourrait nous manipuler totalement, sans que nous puissions faire la différence entre vérités et mensonges, nos propres vérités, nos propres mensonges. Ne plus croire à soi-même ! Ce n'est plus qu'une question de puissance. La seule réponse consiste-t-elle à couper les ponts, à se marginaliser face au monde connecté ? Cela semble quasiment impossible à une époque où sans téléphone portable on ne pourra plus du tout se déplacer, faire ses courses, être soigné, etc. Les irréductibles seront condamnés comme les autres. Condamnés à quoi ? Franchement je n'en sais rien. C'est même toute la question. Nous allons dans le mur, il est plus proche que nous le pensons, mais nous ne savons pas dans quelle direction il se trouve. La seule solution que j'entrevois est de ne rien négliger, surtout ne pas fermer les yeux, apprendre comment cela fonctionne, analyser le système, fut-ce à notre vitesse d'escargot. N'oublions jamais que ce sont des êtres humains qui ont créé la Matrix, avec leurs qualités et leurs défauts, avec leurs visions du monde, leurs peurs et leur avidité.

Quelques exemples pour apprécier l'ampleur de la chose :
Un air d'opéra : https://soundcloud.com/jjbirge/linceul-du-passe
Une chanson jazz : https://soundcloud.com/jjbirge/la-moisson-sauvage
Avec trombone free : https://soundcloud.com/jjbirge/wild-berries-and-storms
Dialogue à propos du futur album Tchak d'Un Drame Musical Instantané et de Bernard Vitet : https://soundcloud.com/jjbirge/ai-dialogue-about-tchak-and-bernard-vitet
Dialogue à propos de Jean-Jacques Birgé : https://soundcloud.com/jjbirge/ai-dialogue-about-jean-jacques-birge

lundi 9 septembre 2024

La SDRM en question


Il y a trois mois le compositeur Denis Levaillant, par l'entremise de la Fédération de la Composition Musiques de Création (FCMC), réclamait qu'une production portée par un créateur à la fois producteur et éditeur de ses propres œuvres soit exemptée des droits de reproduction mécanique. Lorsqu'un producteur sort un disque il doit payer ce qui peut être assimilé à une taxe, œuvre par œuvre publiée. Cette somme est reversée aux ayant-droits l'année suivante, minorée d'un pourcentage conservé par la SDRM (Société pour l'administration du droit de reproduction mécanique des auteurs, compositeurs et éditeurs, société civile dont les associés sont la SACEM, la SACD, la SCAM, la SGDL et l'AEEDRM), sous réserve que l'œuvre ait fait l'objet d'un dépôt à l'une de ces sociétés. Matériellement, la SDRM est hébergée par la SACEM dans des locaux communs et utilise son personnel et ses moyens techniques. Denis Levaillant avance le pourcentage de 14%, peut-être revu à la baisse depuis mon souvenir qui se montait à 18%, pour des frais de fonctionnement consistant à délivrer l'autorisation, depuis de nombreuses années automatisée informatiquement, mais pas réévaluée à la baisse pour autant ! En France les presseurs de disques sont sommés de ne pas honorer de commandes sans que les droits en question aient été payés. Denis Levaillant souligne que le marché du disque ayant gravement plongé, ce sont souvent aujourd'hui les créateurs qui auto-produisent leurs œuvres et que cette somme équivaut pour eux à une taxe illégitime. Ce système avait néanmoins été intelligemment instauré pour protéger les auteurs contre les producteurs indélicats publiant des disques sans payer les auteurs. Si je me réfère à mon prochain disque, ces droits SDRM équivalent à 36% du prix du pressage, ce qui est énorme, disproportionné et parfaitement injuste en effet. Le délai pour que les ayant-droits, soit dans ce cas les payeurs eux-mêmes, perçoivent leur dû (moins le pourcentage cité plus haut) n'arrange pas les choses.
Or il y a un autre aspect, à mon avis beaucoup plus grave, que Denis Levaillant ne précise pas et pour lequel je me suis vainement battu pendant des décennies. Les majors paient la SDRM en fonction des disques vendus, donc après, tandis que les petits producteurs indépendants paient en avance sur l'intégralité des disques pressés. Cette décision statutaire vient de l'hypothèse que les petits sont moins honnêtes ou du moins moins fiables que les gros. Ce qui, par expérience, est un comble. Mais cela revient surtout à ce que nos invendus soient taxés ! Lorsque je m'en suis offusqué, la SACEM m'a répondu que je pouvais récupérer la SDRM sur les invendus à condition de les détruire devant huissier. Si j'en juge par mes stocks, en un demi-siècle d'activité, mon label a payé une somme colossale qu'un gros producteur a légalement évitée.
S'il est toujours nécessaire de protéger les ayant-droits contre les producteurs, les statuts actuels méritent sérieusement d'être reconsidérés devant l'iniquité qu'ils représentent aujourd'hui plus que jamais.