En 2011 j'avais adoré les premiers films de Stéphane Breton tournés en Nouvelle-Guinée dix ans plus tôt. Ethnologue, il avait fondé et dirigé au musée du quai Branly une collection de films documentaires intitulée L'Usage du monde, produite par Les Films d'ici et Arte. Je l'avais revu aux Rencontres d'Arles alors que j'étais directeur musical des Soirées. Avant mon départ au Pérou cet été, le cinéaste m'écrivit en insistant pour que je regarde son troisième long métrage intitulé Les premiers jours. Depuis mon retour, j'avoue être un peu débordé par mon propre travail. Les films et les disques s'empilent sans que j'ai le temps de tout écouter ou regarder. Un après-midi pluvieux, je m'y colle enfin et dès les premières images, comme il y a treize ans, je suis saisi et je pense instantanément à Jean Epstein, un de mes cinéastes préférés, inventeur de la "lyrosophie". Peut-être est-ce à cause du son des rochers que je sens retravaillés, ou bien ce sont les chiens qui me surprennent à marcher au ralenti lorsqu'ils se soulèvent ?


Comme au cirque les spectacles de clowns, comme les films de Jacques Tati, j'aime les documentaires sans paroles, ou du moins sans commentaire. Stéphane Breton laisse s'insinuer la poésie du réel, quitte même à le gauchir. Le cinéma-vérité est une arnaque. Dès lors qu'on choisit un cadre, qu'on monte des images, qu'on les sonorise, on impose une vision fondamentalement subjective. Le cinéaste filme l'effort d'un homme qui ramasse des algues au milieu des vagues. Des squelettes de bovins et des métaux rouillés jonchent le sable de cette plage déserte chilienne. On ne sait rien. Du moins si l'on n'a pas lu le pitch dans la presse ou le communiqué du festival où passe le film. Les hommes parlent probablement espagnol. Les carcasses automobiles leur servent d'abris. Comment sont-elles arrivées là ? Par les dunes ou la mer ? Il n'y a pas de route. Breton choisit toujours des no man's lands, des bouts du monde où l'on est forcé de vivre autrement. La partition sonore inventive de Jean-Christophe Desnoux participe à la magie de l'instant. Sons ralentis, renversés, orchestre symphonique virtuel, percussions décalées, font rimer les images.


Stéphane Breton a failli intituler son film Les derniers jours, mais il trouvait cela trop triste. "Les premiers jours" suggère le début de quelque chose, le début d'autre chose. Je retrouve le propos de mes propres Perspectives du XXIIe siècle, dont le CD a été produit par le Musée d'ethnographie de Genève (MEG) et dont l'adaptation cinématographique y sera diffusée le 31 octobre prochain pour le 80ème anniversaire des Archives internationales de musique populaire (AIMP). J'y interpréterai également en direct avec Amandine Casadamont une nouvelle version de cette reconstruction nécessaire après l'inévitable catastrophe. Sur quoi s'appuyer ? Quels seront les moyens du bord ? Les glaneurs que filme Breton n'ont pas grand chose à se mettre sous la dent, mais ils vivent, sans tout le fatras qui nous encombre et nous avale. Ils vivent autrement, et c'est ce qui le fascine.