70 Musique - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 3 octobre 2024

Musiques traditionnelles d'aujourd'hui


La musique bretonne évolue sans cesse au gré des rencontres et des nouvelles générations qui s'emparent de leur patrimoine qu'ils renouvellent, recyclent, relisent, réinventent. À l'écoute du trio de Janick Martin, sous l'écorce on devine les rameaux du jazz et des musiques improvisées. C'est évidemment regarder l'image à l'envers, mais il y a tant de manières d'apprécier une œuvre. Les musiques traditionnelles n'ont pas attendu les minimalistes pour pratiquer la répétition, c'est même le fonds qui manque le moins. L'origine de l'album instrumental Sông Song est une épidémie de transe collective ou chorémanie qui eut lieu à Strasbourg en 1518. Mon père l'appelait danse de Saint-Guy. Et l'ami Gigi Bourdin, ce très cher disparu qui nous manque à tous, d'avoir offert le livre Les danseurs fous de Strasbourg de John Waller à Janick Martin. Julien Jack Tual à la guitare électrique et Simon Latouche au trombone ont rejoint l'accordéoniste chromatique. De temps en temps Robin Fincker avec son sax ténor leur prête main forte pour cette musique de fous, celle des derniers jours, que les musiciens ont imaginée en suivant la rivière. Toutes les rivières. Du Vietnâm (Sông signifie rivière en vietnamien) à Redon en passant par la kurde Dyarbakir, la béninoise Cotonou, le Mississipi, ils ont créé une immense farandole que l'on attrape comme lorsqu'on se glisse au milieu des danseurs des festoù-noz. Je dis ça, mais la dernière fois je me suis fait éjecter parce que je ne connaissais pas les pas ! Là ça va, je suis chez moi et j'enchaîne avec le huitième album du Quintet Hamon Martin (j'avais chroniqué leur cinquième en 2014).
Et si l'idée coulait de source commence avec Au gui l'an neuf, un très beau pilé-menu de Melaine Favennec et Mathieu Hamon. Il y a deux Hamon dans le quintet, Mathieu qui chante et Erwan à la bombarde et à la flûte traversière en bois, mais il n'y a ici qu'un accordéoniste qui s'appelle Martin, le même que celui du trio ! Ajoutez Ronan Pellen au cistre, instrument cousin des mandolines, et Erwan (ça se complique, c'est le deuxième du groupe) Volant à la basse. Cela fait du bien de comprendre les paroles aussi bien qu'on entend chaque instrument. Très bel enregistrement, mixage et mastering. Après un bal paludier, un rond paludier, une mazurka, un laridé 8 temps, je suis par terre avec le ridé de Guillac, Les pommes dans le poirier, de Gigi Bourdin qui manque définitivement à tant de monde en Bretagne et passé la frontière. Suivent encore une ridée 6 temps, un rond de Saint-Vincent (je crois que c'est là que j'avais giclé malgré mon élan volontariste) et un an dro. Tous participent aux arrangements, et à défaut de danser mon pied ne peut s'empêcher de battre la mesure...
Sous une toute autre latitude, Wassim Halal mêle sa darbuka aux huit joueurs du Gamelan Puspawarna, décollant de la tradition pour s'approprier le timbre unique de l'orchestre d'origine de Java et Bali. Il fallait s'y attendre, le gamelan s'affranchit progressivement de la tradition sans la renier pour autant, et ce n'est pas fini, plus de musiciens s'en empareront plus elle volera en éclats. Éclatant est le terme qui convient à ce mélange de gongs, cymbales, métallophones (saron, peking, demung, slentem, gender), xylophones (gambang) et tambours (ciblon, kendang). Les polyrythmies et les manipulations électroniques participent aux compositions originales et aux improvisations de Théo Merigeau, Sven Clerx, Jérémie Abt, Antoine Chamballu, Christophe Moure, Raúl Monsalve, Hsiao-Yun Tseng. Le gamelan fait tourner la tête, il rend ivre de sons, une nouvelle chorémanie nous guette ! En 2018 Rêve de Polyphème dans le triple album Le cri du cyclope anticipait ce nouveau Rêve de Polyphème comme s'il se réveillait. Wassim Halal et le Gamelan Puspawarna ont fait du chemin. Ils exposent, explosent, avant que je me repose (!), parce que c'est une musique qui vous absorbe totalement, corps et âme.

→ Janick Martin Trio, Sông Song, CD Arfolk, dist. Coop Breizh
→ Hamon Martin Quintet, Et si l'idée coulait de source, CD Le Grand Pas, dist. Coop Breizh
→ Wassim Halal & Gamelan Puspawarna, Le rêve de Polyphème, CD Pagans

mardi 1 octobre 2024

Le cymbalum de Miklós Lukács


Si je préfère ses incartades plus contemporaines, atonales, aléatoires ou dodécaphoniques, je suis totalement abasourdi par l'élégance du nouvel album du cymbaliste hongrois Miklós Lukács qui aborde avec la plus grande délicatesse des tubes qu'il a aimés dans sa jeunesse. Je l’avais découvert sur Cimbalom Unlimited avec les Américains Larry Grenadier et Eric Harland, sur les extraordinaires Bartók Impressions du trio formé avec mon camarade violoniste Mathias Lévy et le regretté contrebassiste Mátyás Szandai, véritable chef d'œuvre, sur les Responses To Ligeti en trio avec György Orbán et István Baló ou encore au Bal Blomet lors de l'hommage à Szandai. C'est chaque fois un ravissement.
Raymond Radiguet prétendait que l'élégance ne se remarque pas, discrète dans la plus grande simplicité. Comme on dit aujourd'hui, "je sors !", avec mes couleurs vives et mes chaussures de clown, mais je pense cela de la virtuosité. En choisissant des chansons lentes, Miklós Lukács joue sur les cordes sensibles. Ses interprétations de Gloomy Sunday (Sombre dimanche que j'évoquais lundi) de son compatriote Rezső Seress ou Aura - Hommage à Péter Eötvös, disparu cette année, sont bouleversantes. Il tire de son instrument des timbres bluffants qui rappellent le piano (My Song de Keith Jarrett), la guitare (Fields of Gold de Sting), le santour ou la basse (Norwegian Wood de Lennon-McCartney). J'adore le son des cordes métalliques du cymbalum qui frisent sous les mailloches lorsqu'il joue Somewhere Over The Rainbow (Harlen), Deborah's Theme (Morricone) ou Somewhere (Bernstein). J'imagine que Eötvös qui était ouvert aux musiques populaires se serait laissé porter par ces mélodies tendres et alanguies.

→ Miklós Lukács, Timeless, CD BMC, dist. Socadisc

vendredi 27 septembre 2024

La démesure du pas


Le concept de La Démesure du pas me plaît beaucoup, soit composer et interpréter des pièces en marchant, conçues comme telles. Cela me rappelle les musiques de marche des Sud-Africains parcourant des kilomètres pour aller travailler que m'avait montrées Johnny Clegg, dans mon film Idir & Johnny Clegg a capella, rythmant ses pas avec un concertina. Le saxophoniste Matthieu Prual suit la mesure des pas et la respiration du corps pour trouver le son juste, alternant des marches en solo, duo et quartet. Il invite alors la clarinettiste Carol Robinson, le saxophoniste Gabriel Lemaire, le clarinettiste Joris Rühl ou le percussionniste Toma Gouband à faire ensemble un bout de chemin. Comme nous sommes en plein air, on entend les oiseaux, le matin ou dans la chaleur de l'été, ou encore l'espace réverbéré de la base sous-marine de Saint-Nazaire. Parfois les musiciens plongent leurs instruments dans l'eau, pavillons des vents, pierres frappées, entrechoquées. L'exercice pousse à l'écoute, pas seulement celle de l'ingénieur du son Christophe Havard. On sent l'air qui nous entoure, le souffle, le vent, la distance. Le disque me fait l'effet d'une séance de yoga loin du tumulte des villes.

La démesure du pas (musique migratoire - enregistrement nomade), CD / LP / numérique avec les partitions graphiques de Matthieu Prual en petit dans le livret ou luxueusement dans une édition limitée, Les Mouflons, sortie le 27 septembre 2024

jeudi 26 septembre 2024

La Ursonate et l'IA


En écho à mon article du 20 septembre sur l'IA, Lê Quan Ninh m'envoie un lien vers la Ursonate interprétée par des voix générées par l'intelligence artificielle et des instruments dont j'ignore s'ils sont réels ou synthétisés. Le travail de la compositrice irlandaise Jennifer Walshe apporte de l'eau à mon moulin lorsque je répétais que l'IA est simplement un nouvel outil pour un artiste qui s'y entend. Un professionnel chevronné sait déjouer les accords tout faits d'un orgue électrique, pervertir les styles de l'arrangeur MIDI Band-in-a-Box, utiliser les samples du commerce ou s'approprier le moindre instrument, qu'il soit récent ou ancestral.
Je ne suis pas fan de la musique de Jennifer Walshe qui tire beaucoup vers le metal, le folklore irlandais et les éructations à la Diamanda Galás, mais c'est une vraie proposition, personnelle, et un beau travail d'intégration de différentes techniques, parmi lesquels le monstre IA qui divise le monde entre ceux qui la craignent (à juste titre) et ceux qui l'encensent (à juste titre).
Même si Walshe connaît bien la célèbre poésie phonétique de Kurt Schwitters composée entre 1922 et 1932, il me semble que son texte est plus un prétexte qu'une nouvelle lecture dadaïste. La découverte de l'IA pousse à tester les genres (mes premiers pas en attestent !). Ainsi l'Irlandaise, souvent chanteuse de ses propres œuvres, arpente rock, punk, hyperpop, trap, jazz, thrash metal, new age, folk, industriel, etc., perdant le propos de Schwitters. Si je reste donc extérieur au traitement de la Ursonate, le résultat n'en est pas moins épatant.


URSONATE%24 est présentée à l'exposition Musica Ex Machina du Pavillon de l'EPFL de Lausanne en Suisse jusqu'au 29 juin 2025. L’exposition retrace l’évolution de la musique au gré des progrès technologiques, illustrant comment les découvertes scientifiques et techniques de chaque époque ont façonné la manière dont elle est composée et performée.
De mon côté j'ai commencé à étudier les possibilités de l'IA dans le cadre de mon travail, en particulier le futur album d'Un Drame Musical Instantané dédié à Philip K. Dick, avec Francis Gorgé et l'écrivain Dominique Meens...
Pour rappel, je recopie tout de même ci-dessous la Ursonate originale enregistrée en 1932 :



→ Kurt Schwitters / Jennifer Walshe, URSONATE%24, sur Bandcamp, et 7€ en numérique 24 bits/48 kHz.
Tous les bénéfices sont reversés à Music Generation, le programme irlandais d'éducation musicale. La mission de Music Generation est de veiller à ce que tous les enfants et les jeunes aient accès à des cours de musique et aient la possibilité de s'impliquer dans la musique. Prenons en de la graine !

mardi 24 septembre 2024

Sun Ra rassemble le Kronos, Laurie Anderson, Terry Riley & tant d'autres


Outer Spaceways Incorporated : Kronos Quartet & Friends Meet Sun Ra est le quatrième album d'une série dédiée à la musique et à la pensée de Sun Ra, produite par Red Hot. Cette compagnie américaine à but non lucratif s'est fixée de promouvoir des projets de santé publique pour tous, au départ centrés sur le SIDA. Fondée en 1990 par Leigh Blake et John Carlin, elle a choisi d'éduquer les auditeurs en combattant les stéréotypes sur un plan d'égalité envers les différentes communautés, soit en produisant des évènements et des objets culturels, en particulier une vingtaine de compilations musicales composées d'œuvres originales. La liste d'artistes y ayant contribué est impressionnante. L'idée est cette fois de valoriser Sun Ra comme l'un des grands compositeurs américains du XXe siècle.
Les trois premiers albums sont Red Hot & Ra: Nuclear War avec Georgia Anne Muldrow, Irreversible Entanglements, Angel Bat Dawid, Malcolm Jiyane Tree-o (Nuclear War est une pièce contre les armes nucléaires écrite après l'accident de Three Miles Island en 1979 près de Philadelphie, foyer de l'Arkestra) et ses remix, Red Hot & Ra : Solar - Sun Ra in Brazil (pont entre le passé et le futur de la population noire), Red Hot + Ra: Magic City re-composé par Meshell Ndegeocello !
J'ai commencé par la fin, c'est-à-dire le quatrième, parce que j'ignorais encore l'existence des précédents, et qu'il rassemblait des artistes qui font partie de ceux que je ne perds jamais de vue : le Kronos Quartet, Laurie Anderson et Terry Riley, avec, comme pour celui de Ndegeocello, le vétéran centenaire Marshall Allen. On retrouve les exquises mélodies de Sun Ra, ses musiques interplanétaires, les incursions électroniques, sa liberté de ton.


Lorsque je pense à Riley, c'est d'abord A Rainbow in Curved Air et Poppy Nogood and the Phantom Band qui me viennent à l'esprit, même si son style a beaucoup évolué depuis, en particulier en se consacrant majoritairement à de nombreuses pièces pour le Kronos. À sa sortie en 1969, ce disque avait considérablement influencé mon jeu à l'orgue électrique. Je me souviens que mon père, tandis que je passais en boucle sa musique "répétitive" dans ma chambre, l'avait comparé, un peu énervé, aux ondes courtes de Radio Londres ! Laurie Anderson est liée pour moi à son tube O Superman dans l'album Big Science de 1982, à son film Home of the Brave de 1986 et à son CD-Rom martien Puppet Motel qui en 1994 m'orienta opportunément vers ce media interactif. Quant au Kronos, que je suis depuis leurs débuts jazz sur Thelonious Monk et Bill Evans en 1985 et 1986, je reste scotché par leur version de Different Trains de Steve Reich, même si je possède l'intégralité de leur discographie. Ajoutez la claque produite par l'Arkestra de Sun Ra le 3 août 1970 à la Fondation Maeght que j'ai déjà racontée et vous comprendrez pourquoi cet album m'intéressait. Y participent beaucoup d'autres musiciens que je ne connais pas et le résultat est très sympathique, mais celui-ci n'égale pas l'émotion et l'excitation de certains disques de Sun Ra lui-même.


Même si Space is the Place, je suis revenu en arrière par la porte du temps qu'on nomme Internet, suivant l'ordre de publication, et j'ai écouté Red Hot & Ra: Nuclear War tout à fait dans l'air de l'époque d'origine, avec Angel Bat Dawid qui glisse vers un long a capella avant qu'Irreversible Entanglements reprenne le flmbeau. Pour Nuclear War : The Remixes Dennis Bovell, Oui Ennui, Moon Medicin, Joel Tharman et le Kronos suivent le mouvement. Solar - Sun Ra In Brasil possède la fantaisie dansante des Brésiliens inventifs (Ubiratan Marques, Munir Hossn, Metá Metá & Edgar, Fabrício Boliveira & Edbrass Brasil, Xuxa Levy, Max de Castro). The Magic City est une œuvre à part entière de Meshell Ndegeocello, une magnifique re-création neo-soul-jazz avec Marshall Allen, Pink Siifu, Immanuel Wilkins, Darius Jones, Justin Hicks, etc. Mes deux volumes préférés.
Les cinq albums constituent un hommage formidable au génie de Sun Ra, formant un projet homogène car il suit avec dévotion l'enseignement de ce compositeur, auteur de plus de cent disques, tout en se l'appropriant. L'ensemble est du niveau des compilations que j'adore de feu Hal Willner ou du label nato. La liberté d'interprétation de tous ces artistes confère à Sun Ra son aura de grand compositeur américain du XXe siècle.

Outer Spaceways Incorporated: Kronos Quartet & Friends Meet Sun Ra, sur Bandcamp comme les trois autres...

jeudi 19 septembre 2024

Captain Beefheart : The Spotlight Kid Outtakes


Ce genre d'objet n'est destiné qu'aux fans ou aux historiens de la musique. Il est intéressant de constater que tel artiste composait et enregistrait beaucoup plus de morceaux qu'il n'en publiait. Après leur mort, les fonds de tiroir sortent, éclairant l'œuvre en décortiquant ses composantes. Certains y verront un livre de recettes !
Pour l'amateur précoce de Captain Beefheart que je fus, c'est évidemment une joie de découvrir ces archives... À mon retour des États Unis en 1968, j'étais passé voir Adrien Nataf chez Pan, son magasin du Quartier Latin, et lui avais demandé s'il avait des trucs du genre des Mothers of Invention. Il m'avait vendu Strictly Personal. Je suis évidemment allé à tous les concerts du Magic Band, depuis le Festival d'Amougies, où j'avais tenté de lui parler, à celui du Bataclan. Vers 1973, pris par la musique contemporaine et classique, ainsi que par le free jazz, j'avais un peu lâché après The Spotlight Kid et Clear Spot, et puis j'y suis revenu il y a une dizaine d'années pour voir comment avait évolué mon héros de Trout Mask Replica. Je réécoute tout cela comme on regarde les photos jaunies de son enfance.

" Cette collection n'est pas un bootleg (enregistrement pirate) disponible dans le commerce. Il a circulé parmi un certain nombre de collectionneurs de Beefheart et peut être téléchargé via certains sites de bittorrents. [...] Toutes les outtakes (prises alternatives) des années productives 1971 et 1972, sauvées des coffres de Warner Reprise, ont été rassemblées. Beaucoup de ces chansons et instrumentaux sont apparus sur des bootlegs au fil des ans, et quelques-uns ont même été publiés légitimement, mais c'est la première fois qu'ils sont disponibles tous ensemble. C'est un aperçu de la façon dont certaines chansons ont été créées par le Magic Band au cours de longues jams. Des riffs familiers peuvent être entendus ici avant d'être repérés par Don pour être retravaillés et développés. Certains des instrumentaux sont des pistes d'accompagnement complètes, d'autres semblent être des riffs répétitifs, des idées simples qui ne vont nulle part, d'autres encore sont les premières versions de chansons qui apparaîtront plusieurs années plus tard sur Shiny Beast, Doc At The Radar Station ou Ice Cream For Crow. Compilée par un fan engagé, cette collection définitive de 41 outtakes a été réalisée à partir des meilleures sources disponibles."

mercredi 18 septembre 2024

Kapr Code, opéra documentaire


Kapr Code est un opéra documentaire de Lucie Králová sur le compositeur tchèque Jan Kapr, communiste convaincu ayant reçu le Prix Staline en 1951 pour le rendre en 1968 après l'invasion de son pays par les troupes soviétiques. Ses compositions musicales suivront ce revirement politique, passant des consignes du réalisme socialiste à des formes plus libres et expérimentales. Ce glissement progressif du plaisir ressemble de fait à une sorte de miroir renversé de l'Histoire. En 2019 j'avais trouvé formidable l'exposition Rouge au Grand Palais qui partait de la Révolution de 1917 jusqu'en 1953. Les utopies avaient été rapidement étouffées, formatant les consciences au diktat des nouveaux maîtres. À cette date charnière, Kapr fit le chemin inverse, retrouvant une inventivité réprimée par le stalinisme.


La cinéaste Lucie Králová réussit à réaliser un film très personnel en collaboration avec la compositrice Petra Šuško musicalisant les archives de Jan Kapr avec le Chœur Philharmonique de Brno, et de l'auteur de théâtre Jiří Adámek Austerlitz qui participe au scénario et prend en charge les parties en sprechgesang. Elle crée ainsi un opéra cinématographique contemporain mettant en scène l'ascension et la chute du compositeur aux yeux du pouvoir, ou plus justement l'affranchissement d'un homme prenant conscience de son asservissement. En mêlant les archives privées de Kapr, cinéaste amateur, et ses propres images, elle dépeint, souvent de manière facétieuse, la tragédie d'un artiste dont les convictions politiques influent directement sur ses créations.
Ce documentaire de création particulièrement réussi sera projeté le 11 octobre 2024 au Centre Pompidou dans le cadre de De vive voix / Les yeux doc à midi (Entrée libre, dans la limite des places disponibles).

jeudi 12 septembre 2024

Apéro Labo 4 est en ligne


Pour cette rentrée de septembre, un nouvel album est en écoute et téléchargement gratuits sur le site drame.org, enregistré en public dimanche dernier, 8 septembre 2024, au Studio GRRR par mes soins ! Dès lundi je mixais, masterisais, réalisais la pochette et les notes correspondant aux dix compositions instantanées jouées avec mes deux invitées, la violoniste Fabiana Striffler et la saxophoniste-flûtiste Léa Ciechelski. Cet Apéro Labo 4 est seulement le troisième cette année, mais pas le dernier. Les prochaines rencontres s'ajouteront aux deux CD qui seront publiés au mois d'octobre, soit un disque inédit de 2000 d'Un Drame Musical Instantané intitulé TCHAK (chez KlangGalerie) et mon Animal Opera (chez GRRR) sur lequel Étienne Mineur planche actuellement sur la pochette.


Ce fut encore une partie de plaisir, tant pour le trio que pour la trentaine de spectateurs venus nous rejoindre. Mes deux comparses s'en donnèrent à cœur joie et cela se sent merveilleusement à l'écoute. Fabiana Striffler, avec qui j'avais enregistré l'album *** en 2022 avec le guitariste Csaba Palotaï, m'a même emprunté mon harmonica pour Is it finished ?, une des cartes du jeu de Brian Eno et Peter Schmidt, leurs Oblique Strategies nous servant une fois de plus de thèmes imposés. Pour ce nouvel album, je désirais transmettre l'ambiance chaleureuse de l'aventure, aussi ai-je conservé chaque introduction où le public choisit au hasard une des cartes, avec leurs commentaires et leurs rires. Ont donc été également interprétées Use an unacceptable colour / Decorate, decorate / Do nothing for as long as possible / Towards the insignificant / Discard an axiom / Cut a vital connection / Is it finished? / Which elements can be grouped? / Accretion / Une chacun.e. Comme chaque fois je les ai laissées dans l'ordre où elles furent jouées. Pour composer le mixage je remets toutes les pistes à plat et rééquilibre les voix en fonction de la découverte sensible du moment. L'ivresse du jeu ne me permet jamais de percevoir le rendu définitif avant cette étape.


Ni Fabiana ni moi ne connaissions Léa, mais la complicité naquit instantanément. Un des spectatrices, Juliette Dupuy nous envoya une petite aquarelle prise sur le vif. Quant à la photo nous la devons à Dominique Greussay, habituée de ses sessions intimes où la proximité avec les artistes crée une impression magique qui fait défaut aux salles de spectacle. Dernière facétie, il s'agit de deviner combien de pélicans sont sur la couverture de l'album, photo que j'ai prise cet été dans le port de Callao au Pérou !

→ Birgé Ciechelski Striffler, Apéro Labo 4, GRRR 3120, également sur Bandcamp

mardi 10 septembre 2024

Verdi Remix d'Alban Darche et Emmanuel Bénèche


J'aime bien les disques d'Alban Darche, mais j'ai souvent eu du mal à les chroniquer, les trouvant un peu trop proprets. Les concepts me plaisent, mais j'espère toujours que ça décolle. Alors j'attends une meilleure occasion, qui finit par se présenter avec son Verdi Remix qu'il cosigne avec le corniste Emmanuel Bénèche. Le projet est forcément ambitieux d'adapter la musique de Giuseppe Verdi pour Le Mirifique Orchestra. L'orchestration est proche de celle de Charlie Haden et Carla Bley dans The Ballad of The Fallen, mais les solistes n'ont probablement pas la liberté des Américains. Or, après la fanfare de la Messe du Requiem, La Valse a des airs de Nino Rota tout à fait surprenants. Les fanfares de Darche et Bénèche confèrent à Verdi une légèreté qui sied bien à ses pompes et circonstances.
Et puis j'adore le cor d'harmonie (French horn in English) trop peu utilisé dans le jazz. Pendant longtemps je ne connaissais que Julius Watkins, Gunther Schuller et Sharon Freeman, comme par hasard trois arrangeurs de talent. De même, avoir travaillé avec Nicolas Chedmail, fondateur du Spat' sonore fut une expérience passionnante lorsque nous enregistrâmes La preuve de Poudingue ! Le cor se mêle parfaitement aux cordes dans les orchestres symphoniques. Et ici, pour Verdi Remix, ceux de Bénèche et Pierre-Yves Le Masne, donnent un moelleux au Mirifique auquel participent également Darche au sax alto, le flûtiste Thomas Saulet, le clarinettiste Nicolas fargeix, le trompettiste Hervé Michelet, le tubiste Matthias Quilbault, le guitariste Alexis Thérain et Meivelyan Jacquot à la batterie.
J'écoute plusieurs fois de suite avec énormément de plaisir Di quelle pira, Pietà rispetto amore, Ante Requiem, Condotta ell'era in ceppi, les variations sur Aïda et La Forza del Destino, Va pensiero, Il mistero, Libiamo ne' lieti calici, etc. Verdi à Plovdiv de Darche diffuse l'humour léger de Rota, typique de ces arrangements ludiques. On y sent l'air chaud de l'été italien. Encore une fois, cela n'a rien d'étonnant : à la fin du Guépard de Lucchino Visconti, c'est Nino Rota qui avait arrangé la valse inédite en fa majeur de Verdi. Darche et Bénèche peuvent aujourd'hui revendiquer l'héritage que Verdi tenait lui-même de Gioachino Rossini. L'album Verdi Remix sonne pour moi comme une panacotta, dessert qu'adorait Verdi, les deux compositeurs italiens étant aussi de fins gastronomes !

→ Le Mirifique Orchestra, Verdi Remix, CD Pépin&Plume, dist. L'autre distribution/Believe, sortie le 11 octobre 2024

jeudi 5 septembre 2024

MMXXIV AD par Philippe Deschepper & Noël Akchoté


C'était il y a 25 ans. Je crois me souvenir que la première fois que j'ai demandé à Philippe Deschepper de se joindre à nous, c'était en 1998 pour l'album Machiavel d'Un Drame Musical Instantané. Mais j'ai l'impression de l'avoir toujours connu. Comment ne pas adorer ce musicien instinctif dont la sensibilité ressemble à un bijou ciselé ? Comme son autre métier d'art (l'œuvre reproduite sur la pochette est de lui), il sculpte le son avec ses six cordes. Peut-être parce que sa posture ressemblait à celle de Francis Gorgé avec qui j'avais joué de 1970 à 1992, penché sur sa guitare, tout à la musique, peu importe la scène ! On avait enchaîné avec le disque Un petit tour d'Aki Onda dont j'assurais la direction artistique, le film 1+1 une histoire naturelle du sexe dont j'avais composé la musique et la dernière mouture du Drame qui sortira d'ailleurs en octobre 2024 sur le label autrichien KlangGalerie sous le titre TCHAK (avec Bernard Vitet et Nem). Deux ou trois ans, assez pour apprécier l'homme autant que l'artiste. En 2021, lorsque François Corneloup me proposa de l'inviter pour un Pique-nique au labo, j'ai sauté sur l'occasion et bondi de joie, et cela a donné Exotica.
D'apprendre que Stéphane Berland l'enregistrait pour Ayler Records en duo avec un autre guitariste que j'aimais beaucoup, mais avec qui je n'avais pourtant jamais joué excitait ma curiosité, convaincu que la rencontre ferait forcément des étincelles, de celles qui brillent sur les gâteaux d'anniversaire. J'avais découvert Noël Akchoté au début des Recyclers, aussi inventif que ses deux acolytes, Benoît Delbecq et Steve Arguëlles. Je l'avais enregistré pour Sarajevo Suite, un autre album dont j'assurais la direction artistique, tandis qu'il faisait partie du quintet de Henri Texier, ce cher Henri dont ils reprennnent Nebbia sur MMXXIV AD. C'est le titre du disque de ce duo magique.
Ils improvisent aussi sur des morceaux de Paul Motian, Steve Swallow, Ornette Coleman comme sur les leurs. Treize pièces tissées à douze cordes, six pour la trame, six pour la chaîne. Le jeu des deux guitaristes est très différent, mais l'alliage prend merveilleusement, comme lorsque l'on rencontre un nouvel ami et que l'on sait immédiatement que cela va coller...

→ Philippe Deschepper & Noël Akchoté, MMXXIV AD, CD Ayler Records, dist. Orkhêstra, sortie le 6 septembre 2024

samedi 31 août 2024

Zappa par sa fille aînée Moon Unit


Je viens de terminer la lecture de Earth To Moon, les mémoires de Moon Unit Zappa, fille aînée d'un des pères de mon récit. À Cincinnati en juillet 1968, avoir mis, par hasard, sur la platine de Jeff le disque We're Only In It For The Money des Mothers of Invention décida de ce que j'allais faire de ma vie. J'avais 15 ans, aucune aptitude artistique particulière si ce n'est un goût prononcé pour le rêve, mais je ferai de la musique. En 2004, pour un article de Jazz Magazine intitulé Les M.O.I., l'émoi et moi, j'ai raconté comment, en octobre 1969 au Festival d'Amougies j'enjambe les barrières pour interroger mon idole, Frank Zappa. Il a la gentillesse de répondre à mes questions pendant trois quarts d'heure où je lui tiens la jambe. En août 1970, au Festival de Biot-Valbonne où il est venu seul encore cette fois, je l'identifie dans la foule et lui propose de l'aider à trouver un ampli et des musiciens ! Notre dernière entrevue date de décembre de cette année-là au Gaumont-Palace. Je n'essaierai jamais de l'imiter en quoi que ce soit, mais sa musique, particulièrement ses débuts avec la première mouture des Mothers et ses œuvres symphoniques comme 200 Motels ou les dernières avec l'Ensemble Modern, me suivra tout au long de sa carrière jusqu'à son actuelle reconnaissance, posthume. À la fin des années 60 je faisais figure de grand hurluberlu d'aimer Zappa et Beefheart.
Ayant eu la chance de rencontrer ensuite nombreux artistes que j'admirais, et cherchant toujours un juste équilibre entre mon quotidien et mon travail artistique, ce qui peut paraître paradoxal si je me réfère à l'inévitable question à la mode entre l'homme et l'œuvre, je me suis forcément intéressé à la vie de Frank Zappa. J'avais très tôt compris que c'était un bourreau de travail, qu'il n'avait pas d'amis et que sa fidélité à sa femme Gail consistait à revenir dans le berceau familial lorsqu'il n'était pas en tournée. J'ignorais ses liaisons amoureuses sérieuses en Allemagne et en Nouvelle Zélande qu'évoquent sa fille Moon, mais j'en connaissais d'autres. Après sa mort en 1993, nous savions que sa veuve était un dragon épouvantable qui protégeait son œuvre parfois de manière absurde, or Moon Unit révèle la famille dysfonctionnelle que ses parents avaient créée avec leurs quatre enfants, Dweezil, Ahmet Emmukha Rodan, Diva Muffin et elle-même. Si Frank (ils refusaient de se faire appeler Papa et Maman) était connu pour ses absences, Gail est une femme vraiment méchante qui ira jusqu'à semer la zizanie entre frères et sœurs, en ne respectant pas les dernières volontés de son mari et en laissant un testament facteur évident de conflits entre eux.
Les mémoires de Moon Unit, qui a aujourd'hui 56 ans (son père est mort à 52 ans), racontent avec humour sa propre trajectoire, dont évidemment le tube Valley Girl interprété avec son père lorsqu'elle avait 14 ans. C'est un livre thérapeutique, d'abord pour elle, avec le besoin de sortir les cadavres du placard, mais sa sincérité touchera nombreux lecteurs ou lectrices qui se reconnaîtront dans l'omerta, factrice de névroses, presque toujours d'origine familiale. J'ai évidemment préféré les anecdotes qui touchent au héros de mon adolescence, plutôt qu'à la perversité de Gail ou aux difficultés de Moon Unit. C'est aussi le portrait d'une époque, une époque où l'on vivait nu, sous un machisme déguisé en libération sexuelle, un portrait d'enfant de star plutôt rock 'n roll. Pour l'instant, il n'existe qu'une version anglaise, mais je suis certain que Earth To Moon (façon dont ses parents s'adressaient à elle !) sera traduit en français prochainement. Ce n'est pas de la grande littérature et ça se lit facilement.

lundi 26 août 2024

Le lac Titikaka, quatrième étape


Ce que j'écris avec quelques jours de décalage sera publié seulement à notre retour après un voyage de cinq semaines au Pérou. L'Uros Samaraña Uta Lodge nous semble d'un luxe inouï en regard des endroits où nous avons jusqu'ici séjourner. Comme partout ici, les autochtones vivent essentiellement du tourisme. Ce somptueux Airbnb du lac Titikaka est construit sur une des îles flottantes constituées de totora.


Les bateaux ressemblent à des dragons vikings et les sculptures animalières sont également réalisées avec ces roseaux légers agglomérés. Nous ne parlons que très peu espagnol, mais les applications du smartphone me permettent de traduire instantanément, sans contresens. De toute manière ici les Amérindiens communiquent en langue aymara. Plus au nord ce sera le quechua.


Leur gentillesse est exemplaire. Nous sommes reçus comme des princes, Clemente et Gina nous apportent des truites grillées qu'ils élèvent derrière la maison ou du poulet aplati avec de la quinoa, des patates et du riz. Heureusement que nous avions prévu de nous y reposer car le soroche, le mal des montagnes, m'a mis totalement k.o. J'ai droit à tous les symptômes, sauf le mal de tête. Nous sommes tout de même à près de 4000 mètres de haut ! Il est possible que mon absence de thyroïde ait accentué la fatigue. Il faudra que j'interroge l'endocrinologue. Je tiens à peine debout, le souffle très court, le ventre en compote et des vertiges qui me font avoir des hallucinations nocturnes m'empêchant de dormir. Et j'ai perdu l'appétit, ce qui chez moi est un signe alarmant ! C'est bien, au moins je maigris. D'ici la fin du voyage j'aurai perdu cinq kilos. Nous profitons de ce lieu enchanteur en regardant s'ébattre les poules d'eau et les canards andins au bec bleu.


Sensation étrange de marcher sur les îles flottantes, comme si le sol s'enfonçait sous nos pas.


Après deux jours sur le lac nous regagnons la terre ferme pour repartir en bus demain de Puno vers Cuzco, « la perle du Pérou ».

mardi 9 juillet 2024

Arnaque, poison ou réalité augmentée ?


J'ai souvent rêvé de devenir le Airto Moreira de la chanson française. Comme Airto Moreira, percussionniste, entre autres, de Miles Davis sur l'album Bitches Brew, personnalisait les morceaux en ajoutant du persil aux orchestrations, j'adorerais saupoudrer les arrangements avec quelque gimmick de mon invention. Ces épices rares donneraient une couleur inédite à la musique, un petit quelque chose de plus, une perspective. J'imaginerais des sons électroniques ou bruitistes adaptés à chaque chanson, narratifs ou purement sensibles. Insuffler une brise cinématographique dans la musique à l'image des artistes qui soulignent leurs interprétations d'un jeu dramatique.
Il y a quelques années, directeur artistique pour le chanteur mahorais Baco, j'avais mixé les klaxons d'un embouteillage à la section de cuivres pour une chanson sur la pollution, fait traverser l'océan indien à un voilier encerclé d'oiseaux marins, lui avait donné la réplique grâce à la voix de personnages qu'il évoquait, autant de contrepoints en forme de contre-champs, voire de hors-champ. Aucune illustration redondante, mais l'installation d'une dialectique qui multiplie les lectures. Une autre fois, j'avais recréé une scène de film pour un cover de Sorry Angel de Gainsbourg par le guitariste Jef Lee Johnson avec la comédienne Nathalie Richard. Ou imaginé de courts interludes pour les trois albums du somptueux Chronatoscaphe commémorant le quart de siècle du label nato. Etc.
Hier après-midi, le violoniste Lucien Alfonso est passé au studio pour que j'ajoute des sub-basses à l'enregistrement d'un morceau du premier album du Toukouleur Orchestra. Avec juste un sax et un violon certains arrangements sonnent comme la section de cuivres de Soft Machine sur des rythmes afro ! Les années 70 ont laissé de sacrées traces. Nous avons ensuite fabriqué des sons supersoniques, entre jet et cosmos, trafiquant sa voix avec l'Eventide H3000 et terminé la séance avec les suraigus d'un supposé satellite et la fraise d'un dentiste. J'ignore si nous avons atteint le nirvana annoncé par le titre, mais j'ai eu un peu de mal à redescendre pour écrire mon article.
Nous n'avions pourtant usé d'aucun expédient, ni végétal, ni chimique, ni même sonore, puisque nous n'avons encore jamais testé les drogues sonores d'I-Doser. Ces centaines d'épices aux noms évocateurs s'écoutant au casque seraient susceptibles de produire des effets comparables à certains hallucinogènes, émotions orgasmiques et autres produits illicites qui font chavirer le ciboulot. Arnaque, poison ou réalité augmentée, allez savoir...

Article du 4 octobre 2012 (liens mis à jour)
Illustration : JJB, 1969

lundi 1 juillet 2024

L'Intercommunal Free Dance Music Orchestra de François Tusques


Il fut un temps, peut-être même à l'origine, où le free jazz était une musique festive. Cette référence à l'origine est d'autant plus juste que François Tusques fonda le premier groupe de free jazz en France en 1965 avec Bernard Vitet, Michel Portal, François Jeanneau, Beb Guérin et Charles Saudrais. Innovateur invétéré, en 1971 avec son Intercommunal Free Dance Music Orchestra, Tusques inventa aussi la world music, du moins en France. Après avoir publié deux albums solo du pianiste intitulé Dazibao il y a deux ans, le label Souffle Continu réédite deux disques particulièrement jouissifs, L'inter communal (1978, mais enregistré à partir de 76) et Le musichien (1983, mais enregistré en 81-82). C'était encore l'époque où en Amérique du Sud, en Afrique, en Bretagne ou aux États Unis on rêvait d'émancipation. Alors se fabriquaient des musiques fondamentalement utopiques, joyeuses à vivre, libres de danser. Le free n'était pas encore tombé aux mains de musiciens radicaux interdisant les rythmes répétitifs et les mélodies tonales. Et s'ils étaient déjà à l'œuvre, la résistance était forte, défendue par des acteurs légitimes. Cela n'empêchait pas pour autant ceux-ci de s'affranchir des "bons" usages.
Dans L'inter communal le groupe est formé du chanteur catalan Carlos Andreu, du trompettiste occitan Michel Marre, du tromboniste togolais Adolf Winkler, du saxophoniste guinéen Jo Maka, du percussionniste gabonais Sam Ateba, du bassiste breton Tanguy Le Doré, des sonneurs Jean Louis Le Vallégant et Philippe Le Strat aux bombardes, de Jean Mereu à la trompette, etc. Quant à Tusques, je crois me souvenir que Bernard Vitet, qui joue merveilleusement de la trompette dans Le Musichien, me racontait qu'il descendait d'un roi fainéant, donc un Mérovingien ! J'ignore si c'est vrai, mais l'anecdote est amusante. Dans ce deuxième disque on retrouve Andreu, Ramadolf (Winkler), Ateba, Le Vallégant, Le Strat, Le Doré, le percussionniste Kilikus, présents dans le précédent, mais le contrebassiste est Jean-Jacques Avenel, Sylvain Kassap est au ténor, Yebga Likoba ou Danièle Dumas au soprano. La musique bretonne gagne du terrain ! Avec Tusques c'était la première fois qu'elle se mêlait au jazz.
Lequel préférer ? Les deux font la paire. On en redemande forcément quand le bras du pick-up se lève ou que le CD se tait. Il fait beau. Il y a du soleil. C'est l'été. Je fais semblant que tout va bien dans le meilleur des mondes. Mais, de toute façon, quel que soit le sens du vent, il faut toujours danser, chanter, se révolter, ne jamais baisser les bras, ensemble. C'est le sens de toute la musique de François Tusques.

→ Intercommunal Free Dance Music Orchestra, L'inter communal, Label Souffle Continu, LP 25€ / CD 12€ / numérique 7,90€
→ Intercommunal Free Dance Music Orchestra, Le musichien, Label Souffle Continu, LP 25€ / CD 12€ / numérique 7,90€

vendredi 28 juin 2024

L'arbalète


Il y a quelque temps je prêtai l'arbalète l'arbalète à la violoniste Fabiana Striffler pour l'album ***, et à l'altiste Maëlle Desbrosses pour les albums Listen To The Quiet Plattfisk et Codex... Je retrouve ainsi aujourd'hui un article du 12 septembre 2012 :

Comme Nicolas Clauss [rassemblait] des images fixes et mobiles pour La machine à rêves de Leonardo da Vinci que nous [concoctions] pour iPad [l'article original date 12 septembre 2012] je lui [avais envoyé] des photographies d'instruments de musique construits par Bernard Vitet, inventeur plus proche de nous que Léonard. Ici l'arbalète en laiton et plexiglas réalisée par Bernard avec Raoul Maria de Pesters, sorte de violon alto électrique avec manche à sillets, mais on peut le remplacer par un manche plus traditionnel dont la place a été prévue dans la boîte vernissée ! La majeure partie de la musique interactive que je [composais] là [était] pour cordes, pincées ou frottées. À cet effet Vincent Segal [était] venu au studio avec son violoncelle.
Sacha Gattino m'avait indiqué un lien précieux vers un site espagnol où [étaient] présentés les instruments de musique inventés par le génial touche-à-tout toscan : orgue de papier, flûtes à glissando, flûte-tambour, percussion à roulements automatiques, crécelle à anches, etc. Leonardo aurait ainsi préfiguré le séquenceur, outil informatique dont je me servirai dans la troisième partie de l'œuvre, après le hochet de l'introduction et le mixage de surfaces de la seconde...
Par souci d'originalité ou peut-être crainte de comparaison je n'ai presque toujours joué que d'instruments rares ou construits à mon intention, qu'ils soient électroniques ou acoustiques. La trompette à anche de Vitet est ainsi devenue l'un de mes préférés avec les flûtes en plexiglas. Côté synthèse, fabriquer mes propres sons a longtemps été l'une de mes priorités, mais j'ai de moins en moins de temps de m'y consacrer, préférant me pencher sur la composition. Il faut environ une journée pour mettre au point un son, un programme qui pourra servir ensuite pendant de nombreuses années dans divers contextes. Ce n'est pas seulement le timbre dont il est question, mais la manière d'en jouer, aussi un son électronique est-il le plus souvent un instrument à part entière. Ceux que j'utilise actuellement ont le mérite de se passer de clavier et sont donc plus légers à transporter !


Il n'empêche qu'appréhender un instrument dont j'ignore tout me procure chaque fois une émotion sans pareil. Quant à Vincent, j'ai été sidéré par sa maîtrise de l'arbalète alors qu'il ne l'avait tenue qu'une fois entre les mains. Sa sonorité cinglante rééquilibre la composition interactive pour quatuor à cordes qui aurait été trop grave avec quatre violoncelles [...].

mardi 25 juin 2024

Brigitte Fontaine, 85 ans


Brigitte on t'aime. 85 ans déjà. La première fois que je t'ai rencontrée, c'était au festival de Biot-Valbonne il y a plus d'un demi-siècle, tu étais avec le bassiste Earl Freeman. Après il y eut la battue dans les bois à La Borde. J'étais très jeune, ce sont des évènements qui marquent. Et d'autres fois, grâce à Bernard. La dernière, c'était à l'occasion de Amore 529 que tu as cosigné avec Un Drame Musical Instantané et qui figure au début de notre album Opération Blow Up (index 2). La seule chanson que tu aies enregistrée en 1992, année charnière pour toi, juste avant ton glorieux come-back. Heureusement il y avait le Japon qui ne t'avait jamais oubliée. Et Bernard Vitet, jouant de la trompette comme il le fit souvent sur tes chansons. Du temps de Comme à la radio il avait remplacé Lester Bowie pour les tournées. Plus tard je vous ai entendus avec Moustaki, Areski, Rykiel... C'était avant. Tu avais annulé notre premier rendez-vous parce qu'il y avait de l'orage, tu t'étais cachée à la cave. J'avais préparé quelque chose de très délicat pour accompagner tes paroles, mais en arrivant au Studio GRRR tu nous as déclaré qu'il n'y avait plus que le rock qui t'animait. Je vous ai envoyés, Bernard et toi à la cuisine, et j'ai reprogrammé les machines pour faire un truc qui te plaise. Quelques années plus tard, pour le nouvel album du Drame intitulé Machiavel, Steve Arguëlles a remixé notre morceau avec toi sous le titre Nusch (index 7). Il avait écrit : "magie amoureuse, paradoxe temporel". Cela convient très bien à l'image que j'ai gardée de toi, quand nous étions à la brasserie en face de ton appartement sur l'île. J'écoutais tes disques à la radio lorsque j'étais minot, avec ceux de Colette Magny et de Catherine Ribeiro, mes trois Grâces ! Je n'ai jamais cessé. Il paraît que tu en prépares un nouveau. Je suis impatient. Joyeux anniversaire !

lundi 24 juin 2024

Folk & renouveau, une balade anglo-saxonne


Philippe Robert et Bruno Meillier signent un livre inattendu lorsque l'on connaît leur goût pour les musiques innovatrices. Leur étude sur le folk et ses déclinaisons actuelles, souvent empreintes de rock, est tout à fait cohérente grâce à leur ouverture d'esprit et leurs choix éclectiques.
Musicien (Etron Fou Leloublan, Les I, Bruniferd, Zero Pop, etc.), organisateur du festival Musiques Innovatrices à Saint-Étienne, Bruno Meillier est également label manager de Orkhêstra International, distributeur en France de tout ce qui se fait d'original en matière discographique. Leur locomotive est le célèbre Tzadik dirigé par John Zorn, mais ils s'occupent de plus d'une centaine de labels tels Ambiances Magnétiques, BVAAST, Cuneiform, FMP, GRRR, In Situ, Intakt, Knitting Factory, Nûba, Potlatch, Trace, Umlaut, Victo, etc.
Le journaliste Philippe Robert a collaboré aux Inrockuptibles, à Vibrations, Jazz Magazine, Guitare & Claviers et signé sept ouvrages sur la musique aux éditions Le mot et le reste dont ce remarquable Folk et renouveau, une balade anglo-saxonne.
Après un survol historique des différents courants, les auteurs ont choisi environ 150 albums pour illustrer leur propos.
Les folksongs et la musique traditionnelle anglo-saxonne n'ont jamais été ma tasse de thé, mais il n'existe aucun genre qui ne mérite qu'on s'y attache pour peu que l'on soit correctement guidé ! Le moindre rejet musical n'est qu'affaire de psychanalyse, les histoires familiales orientant fondamentalement nos goûts. Face à l'excellence on se laissera surprendre et emporter.
Traçant ma route parmi cette somme fortement argumentée j'ai pu ainsi retrouver des émotions oubliées en écoutant les albums évoqués qui avaient marqué ma jeunesse ou en faisant de nombreuses découvertes puisque le panorama débute en 1927 avec la célèbre Anthologie de la musique folk américaine publiée par Harry Smith et se développe jusqu'à aujourd'hui. Le folk s'est toujours coloré de maintes influences en se mariant, par exemple, avec l'énergie électrique du rock ou la liberté du jazz et de l'improvisation. Pendant ces 90 ans la critique sociale et politique y a rivalisé avec les élucubrations délivrées par l'alcool et les psychotropes.
Par affinité j'ai laissé tomber les classiques Peter Seeger, Woody Guthrie ou Bob Dylan, pour profiter de la voix envoûtante de Sandy Denny avec Fairport Convention ou Fotheringay, des envolées psychédéliques de Crosby Stills Nash & Young, des Byrds ou Buffalo Springfield. Mais j'ai surtout fait des découvertes en me plongeant dans Alasdair Roberts, Comus, Espers, Roy Harper, Pearls Before Swine, Peter Walker, R.E.M., The Holy Modal Rounders qui m'avaient échappé ou en dévorant coup sur coup treize albums de l'Incredible String Band qui m'avait tant plu à l'adolescence pour leur inventivité débridée et leur naturel décomplexé.
Si Folk et renouveau est bien une balade, c'est aussi une mine, un territoire gigantesque dont Robert et Meillier ont dressé la carte en s'en faisant les passeurs pour quiconque souhaite s'ouvrir sans cesse à de nouveaux paysages et se laisser porter par de sublimes ballades.

Article du 4 septembre 2012

vendredi 21 juin 2024

Illuminations


[Ce 2 août 2012, j'enchaînai] les débuts de Brigitte Fontaine (... est folle !) arrangé par Jean-Claude Vannier, Le voyage dans la lune, probablement le meilleur disque du groupe Air, les Blues and Haikus du poète de la Beat Generation Jack Kerouac accompagné par les saxophonistes Al Kohn et Zoot Sims, l'album rock de reprises Way Out West de l'hypersexy septuagénaire Mae West, et enfin Illuminations de Buffy Sainte-Marie.

En écoutant cet époustouflant disque de l'amérindienne Cree canadienne [origine contestée depuis 2023, argh !], je fais le lien direct avec le passionnant livre de Philippe Robert et Bruno Meillier, Folk et renouveau, une balade anglo-saxonne [...] (Le mot et le reste, Formes). Lorsque Illuminations est sorti en 1969 je ne connaissais que le poème God Is Alive, Magic Is Afoot de Leonard Cohen mis en musique par Buffy Sainte-Marie entendu par hasard au Pop-Club de José Artur. J'avais été marqué par l'originalité du traitement électroacoustique pour une chanson folk. C'est l'époque où je recherchais tout ce qui sonnait résolument moderne dans la pop comme les Silver Apples, White Noise, les manipulations de Frank Zappa pour Uncle Meat, Electronic Sound de George Harrison, mais aussi Pink Floyd, Soft Machine, Vanilla Fudge, etc.


Surtout connue pour l'hymne à la paix Universal Soldier et son hit Until It's Time for You to Go repris entre autres par Elvis Presley, Buffy Sainte-Marie a ensuite totalement abandonné cette voie, expulsant même cet incroyable album expérimental de son catalogue. À l'exception d'une guitare électrique sur un morceau et d'une section rythmique sur trois des derniers, tous les sons du disque, soit la voix et la guitare sèche de Buffy, sont trafiqués par un synthétiseur Buchla. Illuminations fut de plus le premier disque à sortir en quadriphonie ! Si la voix des premières chansons rappelle Joan Baez la suite ressemble plutôt à Grace Slick, la chanteuse du Jefferson Airplane, mais dans tous les cas elles se seraient envolées vers les plus hautes sphères, là où le psychédélisme vous fait complètement chavirer... D'où ces Illuminations tripantes qui donnent son titre à l'album, le sixième de cette artiste engagée, transformé par son producteur Maynard Solomon, les arrangements de l'allumé Peter Schickele et du musicien folk-jazz Mark Roth. Fortement conseillé pour léviter dans des paysages minimalistes dignes de la meilleure science-fiction !

mercredi 12 juin 2024

Brassens orchestré par Vannier


En 1993, tandis qu'il enregistrait avec nous l'album de chansons pour enfants Crasse-Tignasse, Michel Musseau m'avait parlé de son admiration pour le disque de Jean-Claude Vannier orchestrant les chansons de Georges Brassens. Ses mélodies n'étant pas ce qui me semblait le plus remarquable chez le poète, j'avais quelques doutes, mais Musseau avait tant insisté que j'avais fini par le croire, d'autant que j'avais toujours été un fan du travail de Vannier, pas seulement pour Gainsbourg et leur Melody Nelson, mais aussi pour Brigitte Fontaine, Claude Nougaro et bien d'autres. L'année suivante, avec Bernard Vitet nous étions d'ailleurs allés lui faire écouter les maquettes de Carton pour avoir son avis sur nos chansons peu ordinaires. Vannier avait, paraît-il, beaucoup apprécié, mais il nous avait plutôt démoralisé sur le potentiel commercial de notre démarche ! Nous ne nous étions pas démontés et avions continué notre aventure dont la suite ne lui donna pas vraiment tort, bien que nous n'eûmes jamais à regretter ce dont notre imagination avait accouché. [Mis à part les créations des sept dernières années où j'ai été particulièrement productif], les nombreuses chansons écrites avec Bernard Vitet sont avec les instantanés du Drame et nos pièces orchestrales ce dont je suis le plus fier.
En me promenant dans les allées virtuelles [j'avais découvert une réédition] de L'orchestre de Jean-Claude Vannier interprète les musiques de Georges Brassens. Que soit loué le camarade Michel Musseau dont j'ai toujours adoré l'humour critique et la précision musicale ! L'album commandé en 1974 par le patron de Philips pour commémorer les vingt ans d'activité de Georges Brassens, est à la hauteur de nos espérances. Certainement l'une des œuvres les plus réussies de Jean-Claude Vannier, elle respire la liberté inventive de l'autodidacte et l'intelligence de l'arrangeur tout en mettant en valeur les compositions de Brassens que j'ai longtemps cru monotones. Utilisant quantité d'instruments rares, flexatones, piano-jouets, clavier de cloches, mais aussi fanfare d'inspiration catalane, clavecin, limonaire, percussion ou cordes à la Carl Stalling, il fait preuve d'une créativité exceptionnelle et d'un humour décapant reléguant la variété instrumentale aux pires ringardises et les fantaisies de Pascal Comelade à de timides tentatives. On regrette seulement qu'aucun musicien de cet orchestre impossible ne soit cité sur la pochette, d'autant que s'y succèdent d'étonnants solistes. Je ressens le même enthousiasme qu'à la découverte des versions orchestrales de Let My Children Hear Music de Charlie Mingus arrangées par Sy Johnson, Alan Raph et le maître en personne. On se délectera donc de ces versions épatantes de Chanson pour l'Auvergnat, Les Sabots d'Hélène, Les Amoureux des bancs publics, Stances à un cambrioleur, Le 22 septembre, La Mauvaise réputation, Les Copains d'abord, Je me suis fait tout petit, Supplique pour être enterré à la plage de Sète, Jeanne, Les Amours d'antan, Bonhomme.

Article du 30 juillet 2012 (liens hypertexte réactualisés)

jeudi 6 juin 2024

Loopy Loops (Mix Me)


Je n'ose pas imaginer ce que je risque de découvrir si j'exhume mes archives du grenier. Je pense qu'y dorment autant d'œuvres inachevées que celles qui ont vu le jour. J'avais même imaginé le roman d'un groupe de musiciens en ne m'appuyant que sur ces rêves morts nés. Donc avant-hier en recherchant des sons et des musiques enregistrées pour un CD-Rom de 2001 à la demande de Sonia Cruchon qui en avait eu la charge, je suis tombé sur la version longue d'une pièce qui figurera sur Tchak !, le prochain album, totalement inédit, produit par Walter Robotka et qui devrait sortir en août sur le label autrichien KlangGalerie, dernière formule d'Un Drame Musical Instantané avec Bernard Vitet, Philippe Deschepper et Nem. Je me souvenais que Le silence éternel des espaces infinis m'effraie était une réduction d'une pièce plus longue intitulée Loopy Loops interprétée par Bernard au bugle et ma pomme aux machines, mais j'avais totalement oublié que nous avions transformé notre duo en une chanson interactive avec ma fille Elsa qui avait alors 14 ans.
C'est incroyable, les fichiers étaient prêts pour la fabrication, si j'en juge par les échanges avec le presseur et les différents documents retrouvés grâce à l'application Tri-Catalog qui tourne sur un vieux MacBook et où j'avais indexé quelques trois cents CD-R d'archives. Cette astuce me permet toujours de localiser systématiquement la plupart des fichiers de 1995 à 2011, soit la période féconde où nous inventions des objets multimédia plus interactifs les uns que les autres. La suite est copiée sur une vingtaine de disques durs de quatre à huit terras chacun.
La programmation algorithmique de Loopy Loops était entre les mains de Frédéric Durieu avec qui j'avais conçu l'objet, et le design graphique entre celles d'Étienne Mineur, qui réalise justement actuellement la pochette de Tchak !. Sur la couverture on aurait pu lire "An interactive song - Infinite variations" et "Choose your mix - Move the mouse - Play the keyboard – Do it again". Soit " À chaque utilisation, une nouvelle interprétation. Choisissez un mix, tapez sur le clavier, jouez avec la souris, recommencez... Variations infinies." Des remerciements étaient adressés à Francis Gorgé, Pierre Lavoie & Hyptique.

Pour écouter ce morceau tendre, hypnotique, en perpétuelle mutation, sorte d'hommage au Bitches Brew de Miles Davis, on ira sur le lien http://www.drame.org/blog/share/zik/Loopy%20Loops.mp3, mais il manque évidemment la voix, les effets et de nombreuses articulations ajoutées pour l'interactivité. Comme souvent, mais hélas pas toujours, j'avais rédigé le processus compositionnel que je livre ici brut et qui permet donc d'avoir une idée du type d'objet que nous fabriquions à cette époque.

Piste du continuum (stéréo) :
C’est la piste principale, elle est générative. Elle doit varier d’une interprétation à l’autre. Tous les événements s’enchaînent « cut », collés les uns aux autres sans temps morts. La synchro doit toujours être conservée, donc parfait enchaînement entre les cellules rythmiques. L’unité est de 8 secondes précises. Il y a des cellules de 2-4-7-8-12-16-18-20-22-28 mais la majorité est de 8 (les cellules basiques) ou de 16 (surtout les trompettes). Les 10 Débuts et les 10 Fins se correspondent deux à deux. Les 81 cellules (bouclables) sont le corps du récit. Les 22 articulations représentent des breaks, des refrains, au milieu des boucles. Certaines sont également bouclables.
Les 81 Cellules sont réparties en 8 catégories : 18 Drum’n Bass (commencer toujours par une de ces boucles) et 14 Fuzz (les mêmes, mais perverties), 17 Trompettes dites Tp nature et 7 Tp effet (trompettes perverties), 6 Cordes et 5 Soft’nCordes (encore plus cool), 11 Marimbas, 3 Flangers. Toutes les cellules sont bouclables (répétables) mais on évitera en général (sauf pour l’Infinite Mix) de boucler les trompettes (nature et effet). Trois modes offrent le choix entre le Radio Mix (3 minutes environ), le Medium Mix (10 à 12 minutes) et l’Infinite Mix (ininterrompu). Le Medium Mix ressemble au Radio Mix sauf qu’il est plus long et alterne plus de cellules bouclables et d’articulations (plus de couplets, plus de refrains), sept à dix couplets maximum de 4 (exceptionnellement 3) à 8 cellules. L’Infinite Mix alterne cellules bouclables et articulations (certaines sont également bouclables).
Le Radio Mix est construit selon le modèle : Début – 3 ou 4 Boucles – Articulation – 3 ou 4 Boucles - Articulation – 3 ou 4 Boucles – Fin. Comme il y a 3 moments de boucles, un est choisi dans « Tp nature » et un peu dans « Tp effet » (avec éventuellement « Flangers »), le second dans « Cordes » ou bien « Soft’nCordes » (pas de mélange des deux, choix à faire), et le troisième dans « Marimbas ». L’ordre de ces 3 couplets est variable. Mais la première cellule est toujours issue de « Drum’n Bass », et ensuite des cellules de cette série ou de « Fuzz » peuvent s’insérer dans les parties « Cordes » et « Marimbas ». Attention : on doit beaucoup plus souvent entendre « Drum’nBass » que « Fuzz », « Tp nature » que « Tp effet », « Cordes » - « Soft’nCordes » - « Marimbas » que « Flangers ».

Piste Elsa (mono) :
Il y a 20 vers chantés, chacun sous une touche du clavier (de A à P – de Q à M). Cette piste est interactive par le clavier, et générative pour le choix des pieds. Chaque vers possède 3 pieds. Exemple : sous la touche A on peut déclencher le premier vers soit « You mix me ». Le programme va choisir parmi les 7 « You », les 6 « Mix » et les 5 « Me ». Les trois pieds vont s’enchaîner sans coupure. Sous cette première touche on aura toujours ce vers-là, mais la mélodie variera (surprise !). Et ainsi de suite pour les deux rangées de 10 vers de 3 pieds (voir le texte pour l’ordre). Ici le joueur maîtrise donc le sens mais pas la musique. Les paroles étaient très simples : You mix me, I mix you, You mix here, I mix here, I hear you, You hear me, You know me, I know you, Hear me here, Here you mix / No no no, No mix here, No eye here, You mix you, You know here, I mix me, You you hear, I know me, I hear me, Here I mix.

Piste Stretches :
Les 16 stretches sont joués à la souris (sons Quicktime). Le mode est aléatoire ordonné. On ne joue qu'un son à la fois. Pour en changer il faut soit taper sur la troisième rangée du clavier, soit cela change tout seul au bout d’un certain temps à définir ou encore en fonction de l’utilisation de la souris par le joueur. Le glissement de la souris provoque des variations de la vitesse de lecture de chaque son. Sur les 16, 12 sont stéréo et 4 mono. Alors que la piste Elsa est rassurante (voix féminine, chant…), les effets du stretching sont destructeurs.

Touches spécialisées :
Flèches haut et bas = volume / Pomme-Q = Quitter / Pomme-Flèche gauche (ou aut’chose) = Supprimer la voix du clavier si on souhaite utiliser l’Infinite Mix pour accompagner son travail (même combinaison pour la remettre) / Pomme – Flèche droite = Supprimer le son des stretches pour la même raison (idem).

Ces explications me servaient à converser avec Frédéric Durieu, génial matheux qui n'entendait rien à la musique, tandis que ses algorithmes restaient pour moi du chinois. Comme pour le CD-Rom Alphabet, les modules du CielEstBleu, La Patason ou FluxTune, nous affinions au fur et à mesure à force de lois restrictives, les premiers tests ressemblant toujours à un monstrueux chaos sonore.