Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mercredi 24 mai 2023

Les quatre saisons de Marc Ducret


Dans les nouvelles musiques y aurait-il deux sortes de compositeurs, ceux qui écrivent pour se mettre en valeur et ceux qui construisent des écrins pour les autres ? Ou bien ceux qui se contentent du texte et ceux qui ont des arrière-pensées ? Ou encore ceux qui ne font qu'écrire et ceux qui mouillent leur chemise en mettant les mains dans le cambouis ? J'écris ceux, mais c'eut pu être tout aussi bien celles, les musiciennes n'échappant pas toujours aux mauvaises habitudes des mecs. J'écris mauvaises, parce que de mon point de vue, en musique, toute habitude est mauvaise, et voilà des siècles que les gars imposent leurs choix à la gente féminine.
L'écoute du dernier disque de Marc Ducret aurait-il provoqué ces questions digressives ? Probablement. C'est certainement de la musique mâle, conquérante, mais généreuse. Allongé sur le dos dans la chaleur du sauna je laisse aller mes pensées sans a priori. Je me suis souvent demandé pourquoi ne pas confier à Ducret un vraiment grand ensemble, voire un symphonique. J'ai toujours préféré ses orchestres fournis, en général une dizaine de participants, à ses petites formations. C'est un maître des timbres.
Pour ICI ils sont quatre, quatre comme les quatre saisons qui composent ce disque. Fabrice Martinez joue de la trompette, du bugle et du tuba. Christophe Monniot est aux saxophones, sopranino, baryton et alto. Samuel Blaser tient le trombone. Ducret gratte ses guitares électriques, il les pince, les distord, les étend. Mais la première remarque dont je me souviens alors que j'étais en nage, c'est le décalage des voix. Les unissons impeccables sont le triste apanage du jazz rock ou rock progressif, du style "je ne veux voir qu'une seule tête". ICI ça ping et ça pong, comme on tisse sa toile, chaîne et trame. Ce décalage, léger sur les accords, détaché sur les contrepoints, est probablement ce qu'on appelle le swing. Celui de Ducret jongle avec les notes comme un artiste de music-hall. Il fait des pointes, marche sur le fil et renvoie la balle. J'utilisais plus haut l'adjectif généreux. C'est ICI histoire d'amitié. Quatre rendez-vous au bord de l'eau, un par saison, et le tout rassemblé en studio pour conclure. Les musiciens s'effacent devant le paysage, les sujets devant l'objet. Dans tous les enregistrements que j'écoute je décèle ce qui se passe au delà des sons. Cela n'ordonne pas forcément la qualité, il y a des musiques sensationnelles fruits de sessions pourries, des personnalités charmantes et d'autres épouvantables, mais sentir l'amour qui passe autour est une manière délicieuse de se réconcilier avec le monde. N'était-ce pas un peu le but lorsque nous avons commencé à jouer ensemble ?

→ Marc Ducret, ICI, CD Ayler Records, dist. Orkhêstra International, 15€ (10€ en numérique)

lundi 22 mai 2023

Michel Portal au fur et à mesures par Le Querrec et Rochard


Le pavé se lit comme une bande dessinée ou un roman-photo. C'est à la fois une anthologie particulière du photographe Guy Le Querrec, la vie recomposée du musicien Michel Portal et l'évocation d'une époque par le producteur de disques Jean Rochard.
Il manque le son, alors je commence par Châteauvallon 72 quand le groupe ne s'appelait encore que Unit, réunissant le trompettiste Bernard Vitet, les contrebassistes Beb Guérin et Léon Francioli, le percussionniste Pierre Favre, la chanteuse Tamia et Portal évidemment. Un disque mythique, fondateur. J'enchaîne avec Alors ! de 1970 avec John Surman, Barre Phillips, Stu Martin et Jean-Pierre Drouet, Splendid Yzlment l'année suivante avec Howard Johnson, Jouk Minor, Runo Erickson, Gérard Marais, Barre et Favre, le New Phonic Art 73 avec Vinko Globokar, Carlos Roqué Alsina et Drouet, Châteauvallon 76 avec Beb, Léon et Bernard Lubat, l'incontournable ¡ Dejarme Solo ! enregistré en 1980 en re-recording à toutes les clarinettes jusqu'à la contrebasse, aux saxophones du sopranino au ténor, à la ténora et sa botte secrète, le bandonéon. Portal a toujours eu peur du studio, de figer les choses une fois pour toutes... Cette année-là j'ai décroché, même si je lui prêtais toujours une oreille. En écoutant notre album Rideau ! dédié à Beb qui venait désespérément de se pendre, un drame pour Bernard qui le considérait comme son frère, Michel nous expliqua avoir renoncé à l'improvisation libre pour une musique plus commerciale, toutes proportions gardées : le jazz et la musique de film. Cela nous avait attristés encore un peu plus. Le classique, dont il était un interprète fabuleux à la clarinette, en particulier sur Mozart, l'angoissait tout autant. L'angoisse lui colle à la peau de manière quasi pathologique. Jusque là il avait eu besoin de s'adjoindre des provocateurs pour le bousculer. C'était fantastique. Chaque concert était radicalement différent. Je n'avais connu cela qu'avec les disques de Zappa, surprise sur surprise, un saut dans l'inconnu. Michel Portal avait été pour moi un des grands libérateurs de mon travail, la caution que l'on pouvait jouer autrement. En 1975, venu essayer sa clarinette branchée sur mon ARP 2600, il avait craqué sur l'abandon du contrôle, mais m'avait encouragé à poursuivre ma voie. Ce n'était pas rien pour un jeune homme de 22 ans. Je l'avais rencontré grâce à Bernard Lubat que j'avais engagé pour arranger des chansons sur le disque du PCF consacré à l'Année de la femme. Enfermé avec Portal dans un placard, j'avais bénéficié d'une super leçon en assistant aux consignes qu'il distillait à ses musiciens, l'un après l'autre, Joseph Dejean, Daniel Humair, Lubat... Et reconduit chez lui parce qu'il avait une jambe dans le plâtre !


C'est que les photos de Le Querrec et les sons de Portal sont forcément pour moi des petites madeleines. Quant au texte de Rochard il dresse le portrait de l'époque, entourant le tableau comme un encadreur magnifie le sujet. Le Querrec saisit l'instant décisif en digne héritier des plus grands. J'aimerais bien insérer quelques jeux de mots pour saluer son esprit gouailleur, mais les souvenirs m'engloutissent, comme le Cours du Temps que j'avais initié pour le Journal des Allumés du Jazz. Celui avec Portal m'avait laissé sur ma faim. Rochard le protégeait, craignant les questions qui fâchent. C'est que Portal est compliqué. Son anxiété le rend parfois blessant. Il faut fermer les yeux, écouter la musique, les rouvrir sur les images qui sont autant d'hommages sans les dommages. Je suis toujours surpris par les portraits hagiographiques. Actuellement seuls les antisémites et les harceleurs sexuels y échappent. Faut-il vraiment publier la légende parce qu'elle est plus belle que la réalité ? Mes héros ne sont hélas pas toujours sympathiques. Dans La règle du jeu Jean Renoir clamait que "sur cette terre il y a une chose effroyable, c'est que tout le monde a ses raisons". Évidemment je voyais Michel au travers du filtre de celui qu'il appelait toujours Babar, Bernard Vitet se glissant dans le rôle de l'Oncle Paul. À leurs débuts ils avaient joué ensemble les requins de studio ou participé au Free Jazz de François Tusques, autre disque fondateur. Donc après les années où Portal avait représenté pour moi un père de l'invention, il y eut le jazz. Arrivederci le Chouartse, Turbulence et les disques chez Label Bleu m'avaient terriblement déçu. La renaissance chez Universal, plusieurs disques produits par Rochard, avec Tony Hymas, Sonny Thompson, Michael Bland, Vernon Reid, Jef Lee Johnson, offrit des moments fabuleux grâce à l'incroyable section rythmique, compagnons de Prince connus sous le nom de NPG (New Power Generation), surtout le premier et le troisième ; épais livrets déjà remplis de photos de GLQ. La suite est plus conventionnelle, même si la critique l'encense comme elle en a l'habitude pour avoir raté le coche auparavant.
Chez les jeunes aujourd'hui, on a abandonné le fantasme afro-américain, du moins pour les plus inventifs. Le mythe du swing s'est heureusement évaporé. Ils ont leur propre histoire à assumer. Au siècle dernier, Portal avait bénéficié de son statut de virtuose classique, permettant aux coincés d'avaler la pilule de l'improvisation ; il incarnait une sorte de garant que nous ne faisions pas n'importe quoi aux yeux des gardiens du temple dont Boulez faisait partie, à regarder cette musique fondamentalement libre et contemporaine avec le plus grand mépris. Le contrôle là encore. Or la plupart des jeunes improvisateurs sortent désormais du Conservatoire ! La ségrégation s'est dissipée, même à l'Ircam... Portal rassure, il devient le vecteur de l'histoire de nos musiques. C'est pourtant ce que nous cherchions à éviter. Ni dieu ni maître. Or le monde semblait réclamer cette assurance. Portal portait l'étendard d'une alternative, un truc où l'on rit, même si ses rires étaient un peu forcés, un truc où l'on pleure, même si l'on ne veut surtout pas sombrer dans le cynisme, un truc où l'on pense, même si les fausses routes nous étranglent parfois, un truc, plutôt plusieurs, parce qu'il a pris le risque d'aller partout voir s'il y était. "Quand on est artiste il faut faire tous les genres" aimait rappeler Bourvil au milieu de la chanson Les Crayons.


Sur les photos on remarquera l'absence de musiciennes. Seule la contrebassiste Hélène Labarrière apparaît à New York et au Capbreton. Ainsi qu'un flou artistique sur la danseuse Carolyn Carlson. Cela aussi a changé. Heureusement. Car il faut bien dire que les jazzmen étaient souvent misogynes, c'est-à-dire qu'ils prétendaient aimer les femmes, mais les confinaient à leur rôle de muses dans le meilleur des cas. L'homosexualité latente suait des loges, mais le sujet était soigneusement évité ou travesti en plaisanteries de régiment. Dans cette constellation masculine on remarquera la photographe Marie-Paule Nègre que j'ai rencontrée à Arles, station capitale dans l'histoire de Le Querrec avec les musiciens. C'est aussi à Arles que j'appelai Jean Rochard à la rescousse lorsque j'étais chargé de la direction musicale des Soirées au Théâtre Antique. Marie-Paule est pour beaucoup dans le succès arlésien de Guy, comme ailleurs Edwige, ou Sergine Laloux. Portal est plus secret, comme s'il avait étouffé sa vie privée sous un oreiller, invisible sous un amas de papiers. C'est peut-être ce qui manque à ce Fur et à mesures, l'autre, pas le musicien, l'homme, simplement. Il est étonnamment visible chez Le Querrec, pas chez Portal. D'où les grimaces, le masque...
Prises entre 1964 et 2011, les photos noir et blanc de Guy Le Querrec accompagnent cette traversée extraordinaire de 47 ans ; Portal en a 87 et se produit toujours, retrouvant lors de certains concerts la magie inaugurale. Les images rendent incroyablement vivante cette époque désormais passée, dans ses décors, grâce à tous les musiciens qui ont croisé cette route et que l'on reconnaît ou découvre en tournant les pages comme un flip-book au ralenti. Le Querrec nous renvoie aux miroirs, multipliant les angles. Tout à ses propres réflexions, Rochard témoigne, digresse, mais rappelle surtout le hors-champ dont la musique n'est qu'un reflet parmi d'autres. La précision de ses nombreux textes ponctuant les chapitres et le regard incisif de Le Querrec évitent l'indigestion que pourraient produire les 300 photos de Portal ! 400 pages, ça se digère doucement. C'est un livre qui profite. Il y a de quoi manger. Boire aussi, que ce soit de l'eau, du vin ou de la limonade, il y en a pour tous les goûts ! La poésie s'insinue dans les images et les mots. La musique est ailleurs. J'accompagne ma lecture par les disques qui se succèdent sur la platine. Le mélange fonctionne ainsi merveilleusement. Le trio mène la danse.

→ Guy Le Querrec, Michel Portal au fur et à mesures, texte de Jean Rochard, préface de Bernard Perrine, plus de 2 kilos, couverture cartonnée, 230 x 300 mm, Éditions de Juillet, 49€

samedi 13 mai 2023

La mort dans l'âme


Pendant mon sommeil je cherche le nom de plusieurs amis disparus. Ce ne sont pas des amis, plutôt des connaissances, d'anciens voisins, et j'ignore pourquoi je désire tant retrouver leurs noms. Pour ce faire j'égrène les vingt-six lettres dans leur ordre alphabétique. En m'y reprenant plusieurs fois, je finis par y arriver et je me rendors. Plus tard dans la nuit je rêve que j'enregistre un album entièrement à la flûte avec Joce Mienniel à la guitare. Comme j'apprécie énormément le jeu de mon camarade flûtiste virtuose, j'insiste pour qu'il me dise ce qu'il pense de ma prestation. Je le sens un peu gêné, mais, en présence de la bassoniste Sophie Bernado, il met beaucoup de tact pour m'avouer que ce n'est pas terrible. J'essaie de comprendre ce qui cloche et que je devrais améliorer, mais c'est toute l'approche de l'instrument qui semble le contrarier. La mort dans l'âme, je décide de ranger notre enregistrement dans les archives et je suggère que nous enregistrions un nouvel album où je m'entourerai de mon barda électronique et acoustique. Au réveil je note tout cela comme me l'a suggéré la chanteuse Pascale Labbé qui en ce moment s'amuse à analyser les siens.
Revenu à la réalité, si l'on peut parler d'Internet en ces termes et bien que j'en doute fortement, je découvre un passionnant article de Jazz Hot signée de Hélène Sportis qui confirme la mort de Patrick Vian que j'ai évoquée mercredi dernier. Son long récit permet de lever le voile sur ce qu'était devenu le fils de Boris Vian depuis que nos deux groupes jouaient ensemble au tout début des années 70, lui avec Red Noise, nous avec H Lights. Patrick est décédé le 24 février dernier à Apt dans le Luberon où il avait émigré il y a très longtemps.
Comme si cela ne suffisait pas, toujours grâce à FaceBook, la chanteuse Carla Diratz m'apprend la mort en 2017 de Gilles Rollet, le second percussionniste de Birgé Gorgé Shiroc dont les enregistrements figurent sur le DVD qui accompagne les rééditions de l'album Défense de. Avec Francis Gorgé nous avions cherché à le retrouver sans succès, de même que nous avions tenté de joindre Shiroc et le saxophoniste Antoine Duvernet qui n'ont jamais répondu à nos missives. Il est étonnant de constater que certains musiciens préfèrent l'anonymat ou la retraite secrète plutôt que fêter la complicité de notre jeunesse. Peut-être que ce souvenir était douloureux pour les uns alors que d'autres l'appréhendaient joyeusement comme lorsque nous avions retrouver le bassiste de notre premier groupe, Epimanondas. Son bassiste, Edgard Vincensini, était devenu un avocat célèbre, pas forcément dans l'optique politique qui est la nôtre, mais toujours aussi pimpant, ou comme lorsque j'ai revu Dominique Lentin, batteur de Dagon avec qui j'avais collaboré soit avec notre groupe de light-show, soit comme musicien invité. De même j'ai du plaisir à revoir Gilbert Artman ou échanger avec Richard Pinhas, trio d'un temps sous la bannière de Lard Free, sans compter Francis Gorgé, évidemment, avec qui (en compagnie de l'écrivain Dominique Meens) j'ai encore enregistré l'année dernière le CD Plumes et poils et avec qui je prépare un nouvel album d'Un Drame Musical Instantané !
Patrick, Gilles et les autres restent dans nos cœurs, car nous n'avons jamais oublié la complicité de nos premiers émois musicaux au point de chercher sans répit à les perpétuer jusqu'à aujourd'hui. Ne jamais perdre l'émotion de mes débuts, lorsqu'il n'y avait aucun autre enjeu que la passion et l'amour du jeu, est un travail quotidien que j'exerce en me ressassant la phrase de Jean Cocteau : "le matin ne pas se raser les antennes".

mercredi 10 mai 2023

Patrick Vian, noir silence


FaceBook a remplacé les petites annonces du Monde lorsqu'il s'agit des nouvelles tristes. C'est encore une pièce du puzzle de ma jeunesse qui disparaît lorsque Gilles Yepremian y tape "RIP" à propos de Patrick Vian. Je ne me souviens plus comment nous nous étions rencontrés, mais c'est sur son groupe, Red Noise, que je projetai pour la première fois mes images de light-show à La Gaîté Lyrique avec H Lights. Le même soir nous avons également éclairé Crouille-Marteau avec Pierre Clémenti et Jean-Pierre Kalfon, et un mix des deux, Red Crouille Noise Marteau, pour l'anniversaire de Melmoth dit Dashiell Hedayat ! Lors du premier concert de rock que nous avions organisé au Lycée Claude Bernard, notre premier groupe avec Francis Gorgé, Epimanondas, assurait la première partie tandis que Red Noise (avec Planetarium sous le nom du Vieux Berthoulet et ses péquenots flippants) et Dagon bouclaient les soirées.


J'aimais beaucoup Patrick. L'héritage de son père était évidemment un peu pesant. Il avait émigré vers le sud de la France. On se demandait s'il était encore vivant. Cela l'avait énervé. Aujourd'hui il n'y a plus de quoi. Nous sommes juste tristes...

Photo avec père et fils

P.S.: Patrick Vian est mort à Apt (Luberon) le 24 février 2023.
Long article passionnant de Hélène Sportis dans Jazz Hot.

La 2CV décapotée du 21 juin 1982


Le 21 juin 1982, à l'occasion de la première Fête de la Musique, avant que cela ne ressemble à une quinzaine commerciale avec foire d'empoigne pour jouer dans le meilleur spot de la capitale, nous avions transformé la 2CV de Brigitte Dornès en scène mobile. La capote enroulée, elle conduisait pendant que Marianne Bonneau enregistrait le duo de fadas debout sur les sièges. Hélène Sage avait installé son haut-parleur en pavillon et tous deux soufflions allègrement dans toutes sortes de trompes, flûtes, instruments à anche, sans compter les percussions qui nous reposaient lorsque nous n'en pouvions plus de nous époumoner. Nous croisions parfois des musiciens dans la rue ou à leur fenêtre. La Fête ressemblait à un gros défouloir bruitiste, un jour des fous sans lien avec ce que c'est devenu dès l'année suivante.
J'ai mis un long extrait en ligne (index 7 : 35 sur les 90 minutes enregistrées) de cette promenade radiophonique dans Paris sur le site du Drame, juste après le concert en duo avec Hélène que nous avons donné à Ordis en Catalogne deux mois plus tard. Je me souviens avoir coulé une bielle en descendant à fond la caisse par l'autoroute. J'avais dû décharger tout le matériel, Marianne et moi avions dormi dans le garage. La Tramontane était une commande pour le Festival d'Ordis. Nous expliquions nos instruments et répondions aux questions du public entre les pièces que nous improvisions avec les cloches de l'église devant laquelle était dressé le podium. C'était la nuit. La Tramontane soufflait.
[Depuis cet article du 10 décembre 2010, est paru un CD de notre duo intitulé Rendez-vous sur le label autrichien Klang Galerie, voir également l'article du 26 décembre 2018].
Pas de photo de la Fête de la Musique, mais un cliché que j'ai pris à l'usine Pali-Kao lorsque j'ai entendu et vu Hélène pour la première fois. Sa Mercedes roulant au pas venait frapper le corps de la chorégraphe Lulla Card (Lulla Chourlin) pendant que la voix d'Hélène était diffusée par le mégaphone évoqué plus haut. Elle jouait aussi de la contrebasse sur le toit. Impressionné, j'ai proposé à Hélène de rejoindre le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané que nous étions en train de former. Lulla a ensuite créé avec nous le spectacle Zappeurs-Pompiers et j'ai continué sporadiquement à jouer avec Hélène...
Quant aux 2CV, ce fut la grande déception d'Elsa quand sa mère vendit la dernière. Pour ma part je n'en appréciais pas particulièrement l'assise, mais j'esquisse toujours un sourire lorsque j'en croise une sur la route.

mardi 9 mai 2023

La merveilleuse histoire du Petit Piano Michelsonne


La boîte aux lettres est un coffre à jouets où apparaissent chaque matin des trésors comme par magie. Ce matin [du 22 décembre 2010] il contenait le livre de Lynda Michel sur l'invention de son père, La merveilleuse histoire du Petit Piano Michelsonne. Composé d'un historique détaillé de 1939 jusqu'à l'incendie qui ravagea l'usine en 1970, de portraits d'artistes qui utilisent l'instrument pour leur plus grande joie et d'un catalogue où sont exposés tous les modèles avec prospectus, publicités, etc. L'objet serait nostalgique si le piano-jouet n'était adulé par de nombreux compositeurs contemporains (il manque Ève Risser et Michel Musseau, mais nous sommes déjà nombreux !) qui ont envoyé photographies et textes chantant les louanges du petit piano.
J'ai la chance d'en posséder deux même s'ils ne sont plus en très bon état. Depuis que j'ai envoyé mon témoignage à Lynda Michel j'ai retrouvé de nombreuses pièces inédites que j'ai mises en téléchargement gratuit sur la nouvelle version du site drame.org et que l'on peut écouter essentiellement dans l'album inédit Poisons (1977), sous les doigts de Bernard Vitet (Ethanol, Trop d'adrénaline nuit, Glotin, Poisons 2, De l'alcool de bois, Absinthe, Goudron, Gueuze Lambic Mort Subite), de la chanteuse Tamia (Digitaline, Goudron, Gueuze Lambic Mort Subite) ou sous les miens (He has been bitten by a snake, Le poison des orties, Androctonus Australis, Eine kleine Nachtmuzik, Penser à aut'chose et à haute voix, Penser à fermer le gaz, et avec Colette Magny en 1983). Mon premier enregistrement discographique avec le petit piano Michelsonne coïncide avec mon premier album, Défense de, en 1975. On peut l'entendre au début du Réveil, duo avec Francis Gorgé.
Je n'ai jamais fait de distinction entre les instruments sérieux qui constituent la lutherie traditionnelle, les jouets, les instruments ethniques, les prototypes construits par Bernard et les objets détournés de leur usage habituel. Leur choix dépend essentiellement de leur potentiel musical. Depuis les années 60 je continue de souffler dans un truc en bois tricolore à m'en faire exploser les tempes pour produire des sons suraigus proches des stridences d'un saxophone dont on mord l'anche. À côté de ce free jazz disproportionné je possède, entre autres, une boîte à ouvrage où sont rangés des dizaines de petits machins bizarres, d'un côté les percussions, de l'autre les vents. Alors que j'étais en séance avec le violoncelliste Vincent Segal je me suis même découvert récemment un talent particulier à jouer du ballon de baudruche pour produire un nombre inimaginable d'effets variés, mélodiques ou bruitistes. Puisqu'on dit des musiciens qu'ils jouent, tous mes instruments sont des jouets, du grand piano au petit Michelsonne, de la guimbarde au violon, des appeaux au trombone, du synthétiseur au clavier de pots de fleurs. À chaque projet correspond une instrumentation précise, quatuor à cordes ou big band de jazz, groupe de polyinstrumentistes débridés ou orchestre symphonique, encore que j'ai une fâcheuse tendance à intégrer des incongruités dans les schémas les plus classiques. Pour le timbre unique de ses tiges de métal tubulaires, aucune musique ne saurait se priver du petit piano Michelsonne, qu'elle soit du monde, du nôtre ou de l'autre, ou même des sphères ! (Ed. Lynda Michel, 14a avenue du Docteur Houillon, 67600 Sélestat, 09 65 29 56 75, 25€)

jeudi 4 mai 2023

L'opéra projeté


Pendant de nombreuses années je n'avais que rarement accès aux mises en scène des opéras. Les billets étaient déjà beaucoup trop chers, surtout pour mon jeune porte-monnaie. Alors nous les écoutions en 33 tours avec l'obligation de changer de face toutes les 20 minutes et nous scrutions les rares photographies des livrets ou de l'Avant-Scène Opéra en imaginant difficilement leur mise en scène, car ces images sont censées être des tableaux qui bougent ! Les imposants coffrets laissèrent la place aux petits boîtiers mesquins à l'avènement du CD, quelques films firent un peu de bruit au cinéma, la télévision retransmettait parfois une de ces œuvres lyriques. En passant voir mes parents je suivis ainsi l'intégralité de la Tétralogie de Wagner sous la direction de Pierre Boulez dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Plus tard je m'abonnai à l'Ircam et eus ainsi la chance d'avoir un premier rang d'orchestre à l'Opéra Garnier pour Lulu d'Alban Berg avec la même équipe et la sublime Teresa Stratas [elle abandonna le chant en 1998 après une opération ratée sur ses cordes vocales]. De temps en temps une occasion se profile, mais je suis souvent déçu, les contraintes techniques de l'art lyrique semblant imposer aux metteurs en scène une raideur balourde qui justifie peu que j'ouvre les yeux. Je me souviens avec émotion de Wozzeck par Ruth Berhaus, une élève de Brecht, mais je me suis trop souvent ennuyé devant ces spectacles dont les décors et les costumes ne pallient jamais l'immobilisme de l'action frontale.
Le DVD offre la possibilité de découvrir maintes œuvres que nous ne pourrions voir autrement. Pour que la magie prenne il faut néanmoins réunir un certain nombre de conditions. La caméra est cruelle avec les acteurs, sa proximité n'épargnant pas les chanteurs qui n'ont pas le physique du rôle alors que la représentation théâtrale produit une distance qui fait passer ces écarts. Filmer une représentation en public comme François Roussillon s'en est fait une spécialité implique que le matériau de base lui laisse le choix dans les plans possibles. Sur mon grand écran, la pureté des lignes de Katia Kabanova de Janáček produit une rigueur minimaliste qui me lasse à la longue, passé la découverte de chaque scène où Robert Carsen dispose astucieusement les planches qui flottent sur l'eau de la Volga, tandis que Carmen chorégraphié par Adrian Noble offre un éventail d'angles et de plans propices à l'adaptation audiovisuelle.
Peut-être suis-je plus sensible au chef d'œuvre de Georges Bizet, opéra dont la modernité m'épate encore à chaque nouvelle production depuis les traces discographiques laissées par Conchita Supervía jusqu'à cette interprétation excitante d'Anna Caterina Antonacci. Sans érotisme la pièce ne serait pas crédible. Regarder un film quel qu'il soit pose toujours la question de l'identification. Que Sir Eliot Gardiner dirige l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique sur instruments d'époque dans le lieu où l'opéra fut créé en 1875, notre Opéra Comique, y participe. L'accent de certains chanteurs ne gêne pas le spectacle qui se passe dans une Espagne d'invention. Sur le grand écran, de tous les opéras de la collection FRA Musica (j'avais déjà reçu Mireille, qui anticipe Jacques Demy, et Didon et Énée, un autre précurseur, pour me remercier d'avoir composé la musique des logos en ouverture de chaque DVD), Carmen est mon préféré, ce qui tombe bien car j'ai toujours été fasciné par le génie de Bizet, compositeur atypique, à cheval sur plusieurs styles, dénigré en son temps, dont les mélodies me trottent régulièrement dans la tête et dont l'argument emprunté à Prosper Mérimée me fait penser à Pierre Louÿs, Josef von Sternberg et Luis Buñuel pour La femme et le pantin.


Trois et six ans après cet article du 28 novembre 2010, j'ai revu Carmen aux Nuits de Fourvière dans le Théâtre Antique, à l'Opéra-Théâtre de Saint-Étienne et au Teatro Olimpico de Rome dans la version de l’Orchestra di Piazza Vittorio. Ma fille Elsa y incarnait "la pure, amoureuse, courageuse, déterminée Micaëla", prénom qui me renvoie à mon amour de jeunesse : "Je dis que rien ne m’épouvante, je dis que je réponds de moi... Mais, j’ai beau faire la vaillante, au fond du cœur, je meurs d’effroi. Toute seule, en ce lieu sauvage, j’ai peur… Mais j’ai tort d’avoir peur…". La troupe dirigée par Mario Tronco avaient même ouvert la saison de l'Opéra de Rome dans les Thermes de Caracalla. À l'Olimpico, le directeur musical, Leandro Piccioni, avait invité Ennio Morricone et sa femme qui étaient assis devant nous. Elsa en était forcément très émue. Pas autant que moi lorsqu'au salut elle entamait a capella The Man I Love de George et Ira Gershwin tandis que défilaient à petits pas la soixantaine de ses collègues...

mercredi 3 mai 2023

Le condamné à mort


Adolescent en pleine révolution, j'avais entendu Le condamné à mort de Jean Genet dit par Mouloudji sur des structures sonores d'André Almuro. Trois ans plus tard, en 1971, la version mise en musique par Hélène Martin et interprétée par Marc Ogeret me sidère comme Un chant d'amour, le seul film, muet, que Genet tourna en 1950. Les mots crus de la chair lacèrent la musique des vers. C'est si beau que je n'arrive pas à être choqué. L'homosexualité pour laquelle je n'ai que peu d'inclination me permettrait-elle de saisir l'érotisme du texte plus qu'aucun autre poème inspiré à un homme par une femme ? Étranger à la problématique de ces garçons sauvages, ne pouvant m'identifier, j'entends chaque mot pour ce qu'il est, un chant d'amour. Jusqu'à ce que je lise le livret de la nouvelle version qui vient de sortir en CD avec Jeanne Moreau et Étienne Daho, j'ignorais que c'était le texte du Condamné à mort qui avait fait sortir son auteur de l'anonymat carcéral et l'avait sauvé du bagne.


En 1942, Jean Cocteau, qui est tombé sur l'un des rares exemplaires du poème que le voleur rédigea dans sa cellule de Fresnes, plaide à la barre de la cour d'assises en l'évoquant comme « le plus grand écrivain de l'époque moderne ». Dans son Journal, le 6 février 1943, il écrit : « Parfois il arrive un miracle. Par exemple "Le condamné à mort" de Jean Genet. Je crois qu'il n'en existe que quatre exemplaires. Il a déchiré le reste. Ce long poème est une splendeur. Jean Genet sort de Fresnes. Poème érotique à la gloire de Maurice Pilorge, assassin de vingt ans, exécuté le 12 mars 1939 à Saint-Brieuc. L'érotisme de Genet ne choque jamais. Son obscénité n'est jamais obscène. Un grand mouvement magnifique domine tout. La prose qui termine est courte, insolente, hautaine. Style parfait. »


La voix magnifique de Jeanne Moreau va au-delà des mots. Elle dit le texte tandis qu'Étienne Daho s'approprie les parties chantées. Même si j'aurais imaginé une interprétation plus moderne, moins affectée, il s'en sort correctement et son essoufflement nous amène à l'échafaud. Le disque tourne en boucle sur la platine tant les mélodies d'Hélène Martin collent aux vers sublimes du poète qui accompagnera plus tard, d'autres chants d'amour, les Black Panthers et les Palestiniens, tous condamnés dont la révolte est nécessaire.

Article du 26 novembre 2010

lundi 1 mai 2023

Debussy, Schmitt et Ravel par un orchestre fantôme


Il y a deux ans j'avais écrit un article sur les premières orchestrations numériques de Francis Gorgé qui s'était attaqué au Livre 1 des Préludes de Claude Debussy et à sa Suite bergamasque. En plus de compléter aujourd'hui les Préludes avec le Livre II, il étend son monde impressionniste avec Chant du soir de Florent Schmitt et deux pièces de Maurice Ravel, initialement pour piano comme le reste, Oiseaux tristes et La vallée des cloches. Les puristes fronceront le nez devant ce crime de lèse-orchestre, mais les amateurs de paysages merveilleux apprécieront la narrativité timbrale de ces transpositions inédites (il en existe certaines, d'autres ont été perdues) où la magie tient du choix des instruments et de leur répartition symphonique. Francis Gorgé propose ainsi des pièces délicates qu'aucun compositeur n'avait encore orchestrées. Si l'ordinateur et les échantillonneurs sont mis à contribution, c'est évidemment par souci d'économie, mais on peut parier qu'Edgard Varèse serait allé dans ce sens avec ses propres œuvres si l'on en juge par ses propos dans ses entretiens avec Georges Charbonnier. Certains regretteront que ce ne soit pas un véritable orchestre, mais ce fantôme permet quelques traits impossibles à des interprètes vivants. D'autres se laisseront porter par cette projection personnelle de ces œuvres du début du siècle dernier, adaptées par un contemporain passionné dont le langage s'approche d'une vision cinématographique. À défaut de les faire jouer par un orchestre physique, il serait passionnant d'offrir à Francis Gorgé d'en créer de nouvelles dans cette hypothèse, ce qui lui éviterait de devoir intégrer à ses programmations des erreurs volontaires d'interprétation pour que ses rêves investissent le réel. Avec Un Drame Musical Instantané nous avions pu en juger et profiter avec notre grand orchestre de 1981 à 1986, et avec des formations plus importantes comme le Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France. D'ici là laissez vous porter par ses réminiscences d'un temps qui n'avait encore jamais existé.

→ Francis Gorgé, Orchestrations numériques Debussy Schmitt Ravel, Forgotten Records, 15,90€

vendredi 28 avril 2023

Radio Drame


Numériser l'ensemble de mes archives est un exploit surhumain, pas seulement pour des questions de temps, mais aussi parce que les bandes quart de piste ou deux pistes ainsi que les cassettes se désagrègent chimiquement quand ce ne sont pas les machines qui font défaut. Les DAT et les premiers CD-R sont également fragiles. Seuls les vinyles et le papier résistent à l'épreuve du temps. Il est souvent trop tard, les bandes déposant une bouillasse sur les têtes du Revox qui m'obligent à les nettoyer dix fois à l'alcool pour une seule bobine. Une cassette a déposé des particules métalliques que je dois souffler pour ne pas esquinter la platine toute neuve. Comme je demandais au gérant de Scoop comment font les autres propriétaires de bandes, il me répondit : "ils meurent". Entendre que les praticiens des années 70 disparaissant au fur et à mesure, leurs descendants jettent les bandes que plus aucun magnéto ne peut lire, à moins qu'ils soient conscients de l'importance de leur héritage. Le patrimoine, aussi gigantesque soit-il, disparaît à une vitesse V. Le trou noir dans l'histoire de l'humanité se profile.

[Le 8 décembre 2010 j'avais écrit avoir] ajouté "Émissions de radio" à la collection des albums inédits du nouveau site drame.org. [Depuis, ce sont 30 heures d'entretiens, extraits musicaux, reportages in situ, pièces inédites qui complètent les 154 heures de musique offertes à l'écoute et au téléchargement gratuit sous format mp3]. De 1979 à [2021] ma voix est devenue plus grave alors que mes préoccupations l'ont toujours été. Celles de Francis Gorgé et Bernard Vitet se joignent à la mienne pour expliquer le travail d'Un Drame Musical Instantané et défendre nos idées que ce soit sur la musique ou la vie en général, avec humour, provocation et la rage de vivre. J'ai coupé une séquence de 1995 qui risquait d'être comprise de travers ; j'y répondais qu'Internet ne serait pas une révolution pour tout le monde, que rien ne changerait fondamentalement, parce que chaque jour 30000 enfants continueraient de mourir de malnutrition, parce que le Capital fait feu de tout bois. Comme toute révolution, il s'agit de revenir là où l'on est déjà passé et cela profite généralement à une seule classe.

Redécouvrant ces enregistrements jamais réécoutés depuis, je suis fasciné par nos propos qui révèlent explicitement le "discours de la méthode" qui a toujours marqué mon travail et dont ce Blog est une des manifestations actuelles. Dans la première plaquette du Drame nous citions Eisenstein : "il ne s'agit pas de représenter un spectacle qui a achevé son cours (œuvre morte), mais d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)." Je ne peux rêver mieux pour exprimer pourquoi la mise en ligne d'un corpus aussi copieux s'inscrit dans ma démarche. Passé le nombre et la diversité des œuvres, m'intéressent l'art et la manière, et, plus encore, les motivations qui m'auront fait agir.

Même si le Drame renaît de ses cendres avec de nouvelles œuvres présentes et à venir en duo avec Francis Gorgé, depuis vingt ans les émissions de radio se sont évidemment focalisées sur mon travail personnel. Certaines en dressent un portrait fidèle comme Couleurs du Monde de Françoise Degeorges (63 minutes, 2021), Tapage nocturne de Bruno Letort (31 minutes, 2019), Radio Panik avec Nico Bogaerts (4 heures, 2020)... L'ensemble de 30 heures au total représente une sorte de making of de plus d'un demi-siècle d'activités. J'y ai aussi ajouté 2h30 de messages (1977-1989), drôles ou bouleversants, avec l'album Brut de répondeur.

jeudi 27 avril 2023

Maria Mater Meretrix


En bon amateur obsessionnel (je n'ai pas écrit obsessionnel amateur) je possède quelques intégrales, que ce soit en matière de cinéma, de musique ou de littérature. Je n'évoquerai pas aujourd'hui les milliers de films qui peuplent mon environnement audiovisuel, ni les étagères qui ploient sous les livres, mais quelques compositeurs et interprètes dont je traque le moindre disque. Me viennent ainsi à l'esprit Frank Zappa, Captain Beefheart, Robert Wyatt, Albert Ayler, Roland Kirk, Archie Shepp, Steve Reich, Michael Mantler, Edgard Varèse, Charles Ives, Conlon Nancarrow, le Kronos Quartet, le Balanescu String Quartet ou Barbara Hannigan... Depuis quelques temps je me suis ainsi entiché de la violoniste Patricia Kopatchinskaja. Les amis qui connaissent mon histoire intime comprendront que je n'ai de ressentiment pour aucun/e Moldave ! J'avais chroniqué son remarquable Pierrot Lunaire qu'elle chante elle-même dans un style caf'conc' proche de l'original schönbergien et son Monde selon George Antheil, mais j'aurais aussi bien pu me répandre en louanges sur ses disques What's Next Vivaldi?, Death and The Maiden, Take Two sous-titré Mille duos pour jeunes gens de 0 à 100 ans, Plaisirs illuminés, Time and Eternity, ses duos avec Fazil Say ou avec Sol Gabetta, etc. En dehors de sa virtuosité lyrique, Patkop (surnom plus facile à prononcer) a la particularité de donner des coups de pied dans la fourmilière de la musique classique en y intercalant des compositions contemporaines. Ce méli-mélo a l'immense avantage de montrer que la musique est sans âge et de permettre à quelques récalcitrants de vivre les aventures de la musique actuelle.


Pour le nouveau CD Maria Mater Meretrix, Patkop s'est associée à son amie, la soprano autrichienne Anna Prohaska, petite-fille du chef d'orchestre viennois Felix Prohaska, et au Camerata de Berne, ensemble de musique de chambre partenaire régulier de la violoniste depuis 2018. J'ai toujours adoré les musiciens et musiciennes qui ruent dans les brancards comme Glenn Gould ou Leonard Bernstein, fustigeant les gardiens du temple classique. On démarre gentiment avec Gustav Holst avant que les percussions de Walther von der Vogelweide entrent en scène, relevés par George Crumb suivi de Guillaume Dufay, Frank Martin, Tomás Luis de Victoria, György Kurtág, Antonio Loti, Lili Boulanger, Patkop elle-même, Hildegarde von Bingen, Haydn, Eisler, Antonio Caldera... Les enchaînements dépotent s'ils ne vous défrisent, les chants grégoriens frayent avec l'expressionnisme, le sacré avec le profane, la tendresse avec le grandiose. Maria Mater Meretrix célèbre dix siècles de musique autour de la figure de la femme, Marie, sainte, mère et putain (traduction du titre de l'album), et les deux musiciennes s'en donnent à cœur joie et n'y vont pas de main morte. Le Maria-Tryptichon de Frank Martin et les Kafka-Fragmente de Kurtág sont disséminés dans ce programme où l'assemblage tient du montage cinématographique tant la dialectique y est maîtresse. Chaque disque de Patkop me réveille.

→ Anna Prohaska, Patricia Kopatchinskaja et le Camerata Bern, Maria Mater Meretrix, CD Alpha, 19€

mardi 25 avril 2023

Bon son de bon sens


Relisant mon article du 25 novembre 2010 sur l'absence de perspective sonore dans notre univers quotidien, j'y ai trouvé un autre écho dans la sonorisation des concerts amplifiés. Je ne comprends pas que des musiciens acceptent de jouer dans des conditions souvent déplorables. La question ne se pose pas pour les orchestres acoustiques, encore qu'on ne programme pas un ensemble de percussions ou un groupe de rap dans une église et que les théâtres devraient être choisis en rapport avec le style de musique, et réciproquement. Mais combien d'ensembles de rock, de jazz, de recherches expérimentales sont saccagés par un mauvais matériel de diffusion ! Lorsque nous tournions avec Un Drame Musical Instantané nous voyagions avec notre propre sono que nous placions derrière nous, en fond de scène, pour contrôler la qualité de restitution de nos timbres. Le système de diffusion représente un élément capital pour que le public saisisse au mieux les intentions des artistes. Par exemple, écouter un big band ou même une chanteuse sous un chapiteau de cirque non traité (non réfléchi) est pour moi un supplice. Les sons criards, la réverbération, le niveau sonore exagéré gâchent trop souvent les concerts. La balance peut éventuellement s'ajuster tardivement, mais la fidélité sonore doit être testée en amont. J'utilisais en général un son de piano pour régler cela. La place des haut-parleurs est également fondamentale. Saut dispositif particulier, les sons doivent provenir des instruments, pas des cintres comme s'ils étaient envoyés par une puissance supérieure. Le confort d'écoute est aussi déterminant pour les musiciens que pour le public.

[...] Discutant avec Sacha Gattino, je suggérai de monter une agence de conseil en design sonore, généraliste. Entendre par là qu'il existe un potentiel considérable en ce domaine, tant d'entreprises produisant du son sans s'interroger sur une amélioration possible des conditions de travail, de consommation ou de création. Il y aurait tellement de lieux d'intervention qu'une armée de designers aurait de quoi travailler jusqu'à ce que mort s'en suive. Il ne s'agirait pas forcément d'intervenir matériellement, mais dans un premier temps de se pencher sur la question, occultée, méconnue, inexistante, alors que toute production sonore mériterait de la poser. Si le bon sens du système D ne suffit pas, des frais supplémentaires pourraient donner de l'ouvrage à maints corps de métier en rendant la vie franchement plus supportable, voire agréable à tous les usagers.
Neuf productions artistiques sur dix pâtissent d'avoir escamoté la question. Je souffre au cinéma où les dialogues, les bruitages utiles et le sirop musical illustratif envahissent l'espace sonore, au théâtre dont les haut-parleurs diffusent parfois une ambiance artificielle où l'on entend plus le matériel que ce qui est diffusé, dans les lieux publics où le vacarme urbain n'a rien à envier aux ambiances musicales censées couvrir le bruit des voix et aux décibels des magasins pour jeunes, je souffre dans la ville où rien n'est pensé pour les oreilles à de très rares exceptions près, je souffre que tout le monde s'en fiche pour avoir culturellement assimilé le son comme la cinquième roue du carrosse, un truc genre post-prod dans le meilleur des cas... La fréquence, le rythme, la couleur, l'harmonie, le renforcement d'un caractère, la douceur d'une détente, l'appel, l'alarme, l'illusion sonore pourraient changer nos vies.
Rêvons d'avoir à jouer le rôle de sound doctor comme il existe de plus en plus de script doctors. Et comme le rappelait Sacha, commençons par le silence.

Illustration : Moiré, œuvre interactive de Frédéric Durieu que je mis en musique (1997-2001)

vendredi 21 avril 2023

L'orchestre de la Troisième Oreille


Du Macbeth de Roman Polanski je ne me souviens que de la forêt qui s'avance et de la musique de Third Ear Band, d'ailleurs pas en situation, mais seulement le disque qu'un copain m'avait prêté en 1972 [et que j'ai acquis suite à cet article du 11 novembre 2010]. La mélodie que ma mémoire associait à une voix d'enfant m'a probablement autant marqué que celle du Petit Chevalier dans Desertshore de Nico ou Quiet Dawn avec Waheeda Massey dans Attica Blues d'Archie Shepp. Mais Fleance (chanté par le jeune comédien Keith Chegwin) est certainement ce qui me trottait inconsciemment dans la tête lorsque j'écrivis avec Bernard Vitet le prélude de ¡ Vivan las utopias ! pour ma fille Elsa dans la compilation Buenaventura Durruti du label nato.


À la réécoute de la partition sonore rééditée en CD je m'aperçois que l'orchestre de la Troisième Oreille eut une influence considérable sur mon travail. Mélange de musique médiévale ou modale, de rock électrique, de free jazz et de bruitages, à la fois très composée et parfaitement improvisée, leur musique ne ressemble à rien, si ce n'est aux réminiscences que d'autres développeront dans les [cinquante] années qui suivront. Les grincements d'archet de Simon House, les chocs distordus de la guitare électrique de Denim Bridges, le violoncelle et la basse de Paul Buckmaster répondent aux ragas et aux drones d'influence indienne de Glen Sweeney, le hautbois et le flageolet de Paul Minns se mêlent aux sons électroniques du VCS3, pour construire une sorte de free folk extrêmement lyrique, emprunt de magie noire et de tragédie shakespearienne.
Pendant que j'y étais, autant commander en même temps les deux premiers albums, Alchemy (1969) et Elements (1970) qui précédèrent Macbeth. Moins "Dramatiques" au sens théâtral du terme, ils confirment que l'improvisation n'est pas un genre, mais qu'il s'agit essentiellement de réduire le temps entre la composition et l'interprétation. Je me laisse porter par les paysages sonores que Third Ear Band dresse, privilégiant les plans d'ensemble et les effets de groupe à la virtuosité bavarde des solistes, construisant des évocations sonores qui m'entraînent loin de nos côtes.

lundi 17 avril 2023

Les bons contes font les bons amis


S'il est plus encourageant d'être que d'avoir été, il est tout de même rudement agréable de voir aujourd'hui chroniquer des disques enregistrés il y a quarante ans comme s'ils étaient d'actualité. C'est ce qui arrive ce matin avec l'article de Franpi Barriaux, sur l'indispensable site Citizen Jazz, à propos de l'édition en CD de l'album Les bons contes font les bons amis du groupe Un Drame Musical Instantané que nous dirigions alors à trois avec Francis Gorgé et Bernard Vitet. Le label autrichien Klang Galerie avait déjà publié les versions CD des autres vinyles du Drame, à savoir Rideau ! (déjà épuisé), À travail égal salaire égal, L'homme à la caméra et Carnage. Il restait celui-ci (enregistré en public), puisque GRRR avait déjà sorti le premier, Trop d'adrénaline nuit. Walter Robotka puisera dorénavant dans les inédits, comme il l'avait fait avec Rendez-vous, mon duo avec Hélène Sage. À noter que ces rééditions (donc chaque fois la première en CD) sont toutes agrémentées de bonus inédits, ici une seconde version de Ne pas être admiré, être cru, le lendemain de la création, qui permet d'appréhender la liberté d'interprétation des quinze musiciens de ce "grand orchestre" face à ce qui était fixé dans la partition.

Un Drame Musical Instantané
Les Bons Contes font les bons amis

par Franpi Barriaux // Publié le 16 avril 2023

Les ressorties épisodiques des disques des années 80 d’Un Drame Musical Instantané (UDMI) par le label autrichien Klang Galerie nous ont habitués à renouer avec l’inventivité et le sens de la narration de Jean-Jacques Birgé, Bernard Vitet et Francis Gorgé. Souvent théâtralisée, la musique d’UDMI appelle l’histoire, presque de manière opératique, à l’instar de Rideau ! ou de Carnage, que nous avions évoqués. Paradoxalement, alors que le titre en est Les Bons Contes font les bons amis, ce disque de 1983 est sans doute moins linéaire que d’autres. Un film choral, ou une multiplication de saynètes… L’occasion surtout de réunir sur scène, à Montreuil, une belle brochette de compagnons de route du trio, du violoncelle de Didier Petit aux anches de Jean Querlier.

C’est la profusion qui surprend ici. Le nombre de musiciens présents, qui peuvent être jusqu’à quinze sur scène à servir une musique complexe et très contemporaine. Le nombre d’idées versatiles aussi. Ainsi « Ne pas être admiré, être cru », où une ligne de soufflants construisent des lignes extrêmement sophistiquées (remarquable Patrice Petitdidider au cor) peut être chamboulé en un instant par une explosion de guitare de Gorgé. Plus loin, un chœur improvisé est bousculé par Bernard Vitet et troqué contre les flûtes d’Hélène Sage. Davantage peut-être que sur les précédentes ressorties, ce disque exploite une veine zappaïenne, tant dans l’esthétique que dans ce choix de rester dérangeant et de prendre à revers, laissant l’auditeur aux aguets.

Les Bons Contes font les bons amis est un film sans images sur les rêves, doux paradoxe. Du moins une évocation très imaginée comme l’orchestre sait en produire. Tout l’onirisme du monde n’est pas fait de licornes et de marshmallows : ce que visite UDMI, ce sont davantage les songes répétitifs et les seuils de cauchemars, à commencer par la cornemuse de Youenn Le Berre dans le très beau « Sacra Matao » qui souligne le sens orchestral de la formation. Avec sa reprise alternative de « Ne pas être admiré, être cru » qui permet de juger du travail extrêmement rigoureux des musiciens, Birgé et ses amis nous proposent un disque qui met du temps à révéler ses secrets mais fascine à plus d’un titre.



P.S. de JJB : Depuis la publication de l'extrait ci-dessus sur YouTube, par j'ignore qui et reproduit en bas de l'article sur Citizen Jazz, l'album a été entièrement remasterisé. Je ne peux pas m'empêcher non plus de signaler tous les participants à cette fantastique aventure :
Jean-Jacques Birgé synthétiseur PPG, piano, trompette, trompette à anche, flûte, guimbarde, inanga, percussion, bandes, voix, direction / Bernard Vitet bugle, trompette à anche, voix, direction / Francis Gorgé guitares électrique & classique, direction / Hélène Sage flûtes, bouilloire, percussion, voix / Jean Querlier hautbois, cor anglais, flûte, sax alto / Youenn Le Berre basson, flûtes, sax ténor sax, cornemuse / Patrice Petitdidier cor, cor de poste / Philippe Legris tuba / Jacques Marugg marimba, vibraphone, timbales / Gérard Siracusa percussion, cloches, direction / Bruno Girard violon / Nathalie Baudoin alto / Didier Petit violoncelle / Hélène Bass violoncelle / Geneviève Cabannes contrebasse... Et l'étonnante pochette est de Jean Bruller (plus connu sous le nom de Vercors).

jeudi 13 avril 2023

Crass, du punk à l'avant-garde


Il y a des jours comme ça, où la simple écoute d'un disque illumine votre journée et fait passer les pilules amères que l'actualité nous sert sur un plateau télé. Il y a des jours comme ça, où on l'on vénère le jour où la musique est entrée dans nos vies. Il y a des jours comme ça, des jours comme des nuits, où l'on pourrait écouter le même disque en boucle tant il recèle de trésors secrets, de charades à tiroirs, de rage intacte, fécondée par un romantisme adolescent que l'on espère ne jamais sacrifier sur l'autel de la maturité. Si le groupe punk Crass a accompagné des camarades nés plus tard comme l'ami Stéphane Berland, producteur d'exception du label Ayler Records, j'avais totalement ignoré ce mouvement jusqu'à ces dernières années. À l'époque, j'avais déserté la pop et le rock pour le free jazz, la musique classique et contemporaine, pratiquant l'improvisation en compositeur savant. La semaine dernière, alors que je pédalais sur mon vélo d'appartement en écoutant Radio Libertaire, je suis ainsi tombé par hasard sur leur dernier album, 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song. J'eus aussitôt l'impression de reconnaître des membres de ma famille. J'aurais pu l'enregistrer tel quel. Peut-être l'ai-je déjà commis ? Il suffirait de compiler quelques morceaux parmi mes préférés.
Compiler, empiler, c'est ce que Penny Rimbaud a réalisé en enregistrant d'abord un piano "abstrait" sur le clic (métronome) qui permettra aux trois chanteurs (Eve Libertine, Steve Ignorant, Joy de Vivre) de se caler, puis la guitare (Phil Free), la basse (Pete Wright) et enfin la batterie (Penny Rimbaud lui-même), l'inverse de ce dont ils avaient l'habitude sur leurs six albums précédents. Tout cela purement improvisé ! Bien l'entendre comme une composition instantanée, ou plus justement d'instantanés successifs. À noter que Penny Rimbaud s'octroie le premier jet et la sauce finale (ainsi que les graphismes cosignés avec G Sus). Comme si cela ne suffisait pas et faisant la nique à tout le mouvement punk, il ajouta en effet des cordes et des cuivres joués, tant bien que mal, sur un vieux synthé Roland. Histoire d'enfoncer le bouchon, le premier CD de ce double album, enregistré en 1984-1985 et merveilleusement remasterisé en 2020, enchaîne une version vocale, et une autre instrumentale tant celle-ci surprit et plut à son compositeur.
Ce chant du cygne, comme il l'appelle, différent de tout ce que le groupe avait pu produire et fondamentalement avant-gardiste, sema la zizanie et marqua la fin de Crass. L'album fit évidemment un flop comme tous mes disques préférés de groupes dont les fans ne reconnurent pas leurs idoles. Exemple célèbre : Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones, pur chef d'œuvre, encore plus inventif que le Sgt. Pepper's des Beatles auquel il répondait. En écoutant 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song, j'ai d'ailleurs pensé à Agitation de İlhan Mimaroğlu, Trout Mask Replica de Captain Befheart & His Magic Band, voire la Sinfonia de Luciano Berio, mes chouchoux. Pas étonnant que Penny Rimbaud se réclame de Benjamin Britten, John Cage et Karkheinz Stockhausen. Le résultat est un chaos hyper romantique qui se démarque puissamment des Sex Pistols et des Clash. On a les provocateurs qu'on mérite !


Crass était un collectif sans leader, jouant tous sous pseudonymes et se vêtant d'uniformes noirs en réaction contre le culte de la personnalité en vogue chez les musiciens de rock. "Leur position était directement liée à l'anarchisme libertaire ou aux courants de pensées politiques communautaristes du XXe siècle. Prenant au mot le manifeste punk du do-it-yourself, Crass combine la chanson, le film, le collage sonore, le graphisme et la subversion pour lancer un front soutenu critique et novateur contre tout ce qui leur paraissait être une culture basée sur la violence, la guerre, le sexisme, l'hypocrisie religieuse et le mode de vie bourgeois du Royaume-Uni thatcherien. Ils [avaient été] parmi les pionniers de l'anarcho-pacifisme alternatif et engagé dominant la scène punk" (entre guillements un résumé tiré de Wikipedia).
Les notes du livret foncièrement politiques sont en cela passionnantes. De plus, il est abondamment illustré et offre les paroles que j'aurais autrement du mal à suivre. Il y a même un petit poster glissé dans le coffret, évidemment pas un 90x90 cm comme celui figurant dans certains vinyles ! Par contre le deuxième CD, encore plus court (16 minutes) que le précédent (20 minutes), offre six morceaux inédits du même acabit. Punk symphonique, flamenco destroy, hard pop, chœurs profanes, drone organique, chronique anti-tchatchérienne, poésie abrasive... De l'agit-prop au sein même du mouvement punk qui ruait déjà monstrueusement dans les brancards ! Au dos du coffret, est imprimé en lettres majuscules "Germany got Baader-Meinhof. England got punk, but it couldn't be silenced", à côté d'un paragraphe de Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, et à l'intérieur du livret un long texte de Charles Baudelaire. On ne peut plus clair. Crasse en devient un euphémisme.

→ Crass, 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song, 2 CD Crass Records, 18,94€ (écoutez, écoutez fort, et si cela vous plaît, profitez de la qualité sonore maximale et du bel objet qui l'habille en cherchant le commerçant le moins cher ! Les autres disques de Crass sont d'une tradition punk plus conventionnelle...).

mercredi 12 avril 2023

Une longue année d'Anamaz & Riverdog


Anamaz ressemble à la petite sœur de Mylène Farmer qui aurait adopté le style des Sweet Lolitas japonaises qu'on rencontre dans le quartier d'Harajuku de Tokyo. Ses dentelles et rubans contrastent avec les jeans, blouson et hoodie des Minesottiens Jack Dzik et Léo Remke-Rochard. Évoquer les fringues plutôt que parler de la musique me rappelle les chroniques des magazines que je ne lis plus, mais qui continuent à se flétrir dans le monde du rock et du jazz. Ce n'est pas innocent. C'est une introduction plausible à ce séduisant disque de pop expérimentale qui a un pied dans le trip hop portisheadien et l'autre dans le spoken word burroughsien, l'ensemble mâtiné d'ambient plutôt planant. Les chansons des trois lascars sont portées par les sons électroniques de Léo et la batterie de Jack. C'est si réussi qu'on peut se demander si l'album Une longue année n'est pas une mise en boîte de tous les effets mainstream auxquels le show-biz nous a habitués, sans pour autant se livrer à la moindre concession qui friserait le mauvais goût.


Le duo Riverdog nous avait déjà gratifié d'un Fallen Chrome avec le trompettiste Jac Berrocal, une autre rock 'n roll attitude où l'image précède le son. En s'associant à la chanteuse Anamaz, ils enfoncent le clou de la modernité jusqu'à transpercer les planches. Les intonations fugaces d'Orelsan ou Katrine, une voix vocodée ou du field recording donnent à l'album une sorte de distance critique, une dialectique musicale qui assume sa tendresse pour ce qu'ils moquent, travestissent et finalement glorifient. La fougue rimbaldienne électrise ces trois jeunes musiciens qui tracent leur chemin de sable sans se préoccuper de la frontière entre chaussée et trottoir. De même que leurs papas (Jean Rochard et Thierry Mazaud) leur ont mis le pied à l'étrier, ils ont demandé à Tonton Dominique Pifarély et Tata Catherine Delaunay de venir avec leurs violon et clarinette jouer sur un titre, leur présence soulignant que le jazz n'est plus une musique, mais une manière de l'appréhender, somme d'expressions individuelles au sein d'un collectif où l'improvisation fait partie de la composition. Et leur flow, ils ne le doivent qu'à eux. Un disque libre et riche qui supportera de nombreuses réécoutes.



→ Anamaz & Riverdog, Une longue année, CD nato, dist. L'autre distribution, sortie le 28 avril 2023
→ Réalisation du clip Pascale Breton

dimanche 2 avril 2023

Zaho de Sagazan, la symphonie des éclairs


Le show-biz, n'investissant plus sur le long terme, finit par s'asphyxier à force de produits Kleenex. Le formatage est devenu le lot quotidien. On nous sort des Jeanne Added et autres Lana del Rey comme si c'était du neuf, alors que leur succès ne tient qu'à leur banalité. Et puis, d'un coup, une nouvelle chanteuse fait la une. Même Télérama, qui d'habitude prend son temps, lui offre la couve cette semaine. Elle a 23 ans, elle s'appelle Zaho de Sagazan et elle rappelle objectivement Stromae dont elle se réclame explicitement. Pour les rythmiques binaires qui poussent à la danse, pour les ruptures de ton, pour la voix vocodée sur la retenue, c'est évident. Les textes sont moins dépressifs, mais on sent le doute qui pointe chez cette fille qui n'a pas encore connu le grand amour et a fortiori la rupture. Les jeunes de son âge, coincés entre l'asexualité et le polyamour, ou portés par le rêve et la découverte, la plupart mal dans leur corps, ne manqueront pas de s'y reconnaître. Stromae ne s'y est pas trompé en lui offrant la première partie de sa tournée de juin qui vient. Chez cette native de Saint-Nazaire les articulations belgicistes lui passeront peut-être avec le temps, d'autant qu'on sent bien une véritable personnalité dans ces hymnes à l'amour naissant. Le danger est de faire tâche d'huile et nombreux chanteurs et chanteuses risquent de prendre le train en marche comme les imitateurs de Bashung ou Camille...


Posée entre la fragilité réservée des émotions, la simplicité des textes bien calés et la sûreté affirmée de leur émission, la voix est d'un beau grave, velouté, un peu nasale. Contre nombreux avis, Zaho a choisi un dessin pour la pochette de son deuxième album. Comme le clip des Dormantes réalisé par Jacques Frantz et la chanson arrangée avec ses deux comparses et amis, Alexis Delong et Pierre Cheguillaume du groupe Inuït. C'est mixé, arrangé et masterisé par Nikola Feve "Nk.F" qui a déjà œuvré sur Orelsan, PNL, Angèle, Booba, Sébastien Tellier, Feu! Chatteron et d'autres moins connus. Produite par Warner, Zaho saura-t-elle résister au rouleau-compresseur du show-biz ? On peut lui souhaiter...


Évidemment plus discrète, j'enchaîne avec la sortie de Chansons pour Lula, un disque en hommage à Serge Rezvani (alias Cyrus Bassiak) paru chez Jacques Canetti (Because Music) et concocté par Léopoldine HH. avec Vincent Dedienne, Cali, Dominique A, Philippe Katerine, Rezvani (95 ans !) plus deux enregistrements inédits chantés par Jeanne Moreau. Le sourire de Léopoldine HH. s'y entend incroyablement et les tourbillons de la vie restent éternels.

jeudi 30 mars 2023

Abrasive d'Axolotl


Toutes nos discothèques conservent la trace de la pochette du vinyle original du premier disque du groupe Axolotl. Constituée d'un papier de verre doré, elle rayait tous les albums qu'elle côtoyait. Vraiment Abrasive ! C'eut été compliqué de la reproduire telle quelle aujourd'hui, mais la musique est là dans cette très belle réédition, et le livret 30x30 cm qui l'accompagne est doté de photos et d'un texte superbe d'Étienne Brunet, notes de pochette comme on les appelait, qui ne mâche pas ses mots, ou au plutôt les mâche et remâche pour nous faire vivre l'expérience de la formation d'un groupe et de sa dissolution. Saxophoniste alto et clarinettiste basse, il y rend hommage à ses deux compagnons, le guitariste Marc Dufourd et Jacques Oger aux ténor et baryton, ainsi qu'à l'ingénieur de son Daniel Deshays.
La musique d'Axolotl est emblématique du free jazz français qui se jouait en 1981. Brunet cite le duo de Claude Bernard avec Raymond Boni et celui d'Evan Parker avec Derek Bailey. Quarante ans plus tard des jeunes gens perpétuent ce déséquilibre permanent où les improvisateurs semblent marcher sur des œufs. En 1998, le saxophoniste accouchera du CD B/Free/Bifteck qui m'apparut alors comme l'œuvre analytique la plus intelligente du genre en assemblant des duos pour recomposer un orchestre. De son côté, Jacques Oger fondera les disques Potlach produisant des artistes de cette mouvance tels Jean-Luc Guionnet, Keith Rowe, Michel Doneda, Daunik Lazro, Bertrand Denzler, Xavier Charles, à commencer par Bailey avec Joëlle Léandre. Brunet se fera l'un des spécialistes d' "albums concepts" comme Post-Communism Atmosphere, La légende du Franc Rock and Roll, Les Épitres selon Synthétique ou un hommage à Steve Lacy, qu'il accompagnera souvent d'expérimentations vidéographiques ou d'étonnants romans cousins de la Beat Generation.
Le disque d'Axolotl me fait penser à une partie de ping-pong où un globe mou ferait office de table, les raquettes laisseraient passer la lumière et les balles ressembleraient à des roses des sables, ce qui n'empêcherait pas le trio de les rattraper toutes !

→ Axolotl, Abrasive, LP Souffle Continu Records, 25€ (7,90€ en numérique sur Bandcamp)

mardi 28 mars 2023

Vidéo-Aventures (musiques pour garçons et filles)


J'avais commencé à écouter le premier 30 centimètres en 33 tours, mais c'est mieux à la bonne vitesse, soit 45 tours par minute. Les rythmes sont évidemment plus enlevés. C'est le second qui est en 33, car cette réédition du Souffle Continu est un double album. Ces musiques pour garçons et filles du groupe Vidéo-Aventures mené par Dominique Grimaud (Camizole) sont de la pop avec un gros grain, comme de l'Albert Marcœur instrumental et synthétique, un truc un peu sautillant, boucles agréablement désuètes à base de sample & hold (module d'échantillonage et maintien) typiques de la fin des années 70. Grimaud joue donc des synthétiseurs, AKS et Korg 700, tandis que Monique Alba, cofondatrice du groupe, est aux claviers et Jean-Pierre Grasset (Verto) au Moog. Pour que ce soit vraiment pop il fallait aussi des guitares. Grimaud et Grasset (à la Stratocaster) s'y collent de temps en temps, mais Cyril Lefebvre (Maajun) a les doigts qui glissent sur le manche de sa fameuse National steel guitar. Ajoutez la batterie de Guigou Chenevier (Etron Fou Leloublan), également aux percussions et au sax ténor, ou de Gilbert Artman (Lard Free, Urban Sax) qui mixe créativement deux titres, et vous aurez une vue d'ensemble, même si tout le monde ne se retrouve pas en même temps dans le studio. Les originaux datent de 1979, mais les inédits s'échelonnent de 1981 à 1986. J'écoute ces Vidéo-Aventures avec un brin de nostalgie, quand ces ritournelles accompagnaient ou reproduisaient nos voyages enfumés. Ce sentiment de liberté, d'ouverture sur le monde et l'univers disparaîtra avec les années 80. Les mandalas que dessinaient les synthés ressemblaient aux kaléidoscopes de notre enfance, composés de vitraux colorés et inaugurant l'abandon du format chanson, couplets-refrain, au profit d'une forme évolutive dont s'inspirera la techno. Lorsque les voix firent leur apparition, leur musique se rapprochera de Captain Beefheart et Henry Cow, blues commentant la fin de l'aventure.

→ Vidéo-Aventures, Musiques pour garçons et filles + inédits, 2 LP Souffle Continu Records, 30€ (9,90€ en numérique sur Bandcamp)

P.S.: en 2013, Dominique Grimaud et Éric Deshayes ont publié l'excellent L'underground musical en France aux éditions Le Mot et le Reste.

jeudi 23 mars 2023

Ne jamais coller aux images


En indiquant de ne jamais coller aux images je ne rejoue pas le combat que mène Moïse contre Aaron dans le sublime opéra de Schönberg filmé par Straub et Huillet, mais j'évoque la question du synchronisme dans un film.
Si les sons valident souvent les gestes de l'utilisateur dans une interface multimédia [aujourd'hui on dirait "dans un jeu vidéo"], au cinéma il est jouissif de jouer des effets psychoacoustiques que permettent avances et retards des évènements sonores en regard de l'image (et non de l'action, car l'action est composée des deux !). Précéder de quelques images (un dixième de seconde, par exemple) l'action visible est logique si l'on considère l'inégalité de vitesse des deux composantes. De 340 mètres pour le son (dans l'air) à 299 792 458 mètres par seconde pour la lumière, le rapport est de 1 million pour 1. Même à un mètre de l'écran la différence me semble perceptible ! La raison scientifique n'est pas la seule motivation aux glissements du plaisir de ne pas être synchrone. Suggérer par le son ce que l'on va voir, installer une ambiance avant d'éclairer la scène, faire trébucher les personnages, rompre un équilibre qui n'existe pas et n'existera jamais, jouer la complémentarité sans rechercher une vérité imaginaire, est l'apanage de la discipline. Entendre par là mon indiscipline constitutionnelle à mon statut d'auteur. Le montage cinématographique a toujours joué de ces miracles. Adepte du synchronisme accidentel explicité par Cocteau dès La belle et la bête et le ballet du Jeune homme et la mort, je suis aux anges lorsque vient le moment de placer les éléments sur la timeline, le cours du temps, où chaque vingt-quatrième ou vingt-cinquième de seconde compte. Car cette différence la plus minuscule soit-elle transforme le sens ou l'émotion d'une version à une autre.
Lorsque Bernard interpréta Moïse et que je jouai le rôle d'Aaron en sous-titre français sonore dans une évocation radiophonique de Patrick Roudier, nous nous gardâmes bien de coller aux voix des chanteurs pour que le texte reste perceptible malgré notre französischer Sprechgesang en surcharge et pas seulement musicale ! Schönberg a dû se retourner dans sa tombe, mais j'emporterai ce souvenir palpitant [voire tragi-comique] dans la mienne...

Article du 23 Juillet 2010