70 Musique - avril 2006 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

vendredi 28 avril 2006

Le Vrai-Faux Mariage Tziganin' ce soir au Cabaret Sauvage


Le 12 février 2005 au Lavoir Moderne était la première date d'Elsa avec La Caravane Passe. La photo est floue, j'étais loin, l'atmosphère était surchauffée, j'avais préféré m'asseoir sur les quelques fauteuils du fond de la salle pour assister à cette fête bordélique et euphorisante plutôt que danser sur ce volcan avec ma fille planant au-dessus de la foule.
Cela n'a jamais été facile pour un père d'avoir une fille monte-en-l'air, même si sa période casse-cou est loin derrière. "Ne vous inquiétez pas, tout va bien, Elsa est avec son professeur à l'Hôpital Robert Debré, elle est tombée sur la nuque en faisant le saut périlleux, etc.", était le type de phrase que je détestais entendre lorsque je venais la chercher à l'École Nationale du Cirque Annie Fratellini où elle avait débuté à l'âge de 8 ans. Cela avait commencé bien avant, elle avait sauté, involontairement, de quatre mètres de haut sur la plage avec son vélo en atterrissant sur la tête : tout L'île-Tudy avait défilé pour voir la miraculée. Elsa est devenue une grande fille responsable, mais elle n'a plus lâché, heureusement. Aérienne, elle joue les contorsionnistes sur son trapèze avec une exigence devenue professionnelle, tentant d'aborder l'acrobatie avec le plus de naturel possible. Sans négliger la grâce et la sensualité qu'exige ce genre de numéro, elle ajoute humour et poésie, créant un pont entre son travail de comédienne et celui d'artiste visuelle. Fierté d'un père mêlée toujours d'un peu d'inquiétude légitime !
Elsa Birgé fait donc partie, depuis l'année dernière, de la clique de Plèchti, une bande de saltimbanques qui font les fous avec l'orchestre de La Caravane Passe, une fois par mois au Cabaret Sauvage, lorsqu'ils ne tournent pas dans le reste du pays. Le spectacle oscille entre musique tzigane, théâtre et cirque, et attire plus d'un millier de spectateurs à chaque représentation. Le plus admirable dans cette fête débridée (avec le monde qu'il y a maintenant, la vodka ne coule hélas plus à flots, même si on continue à en servir), c'est l'entrain du public à danser pendant deux heures sans discontinuer (et le bal continue avec DJ Tagada en after) ! J'ai aussi entendu des jeunes gens affirmer qu'ils n'avaient jamais vu autant de jolies filles réunies que lors de ces fêtes délirantes et mensuelles. Comme dans les vrais mariages, les couples se font et se défont au gré des représentations. On y va pour l'ambiance festive, pour se défouler, pour rire et pour danser, encore et toujours danser sur le parquet de bal. Le public est très mélangé, mais les plus âgés ont la possibilité de rester assis sur le pourtour de cette magnifique salle circulaire, toute de velours rouge, bois ciselé et miroirs biseautés... Il y a aussi un bar et une restauration. La Caravane Passe attire un public jeune (entre 20 et 30 ans) qui, ayant déserté les raves, veut continuer à se dépenser physiquement et s'amuser. La musique, cuivrée et trépidante, est dirigée par Toma Feterman, les noces de Sacha et Mona sont felliniennes (Yann-Yvon Pennec joue Sacha tandis que Mona est interprétée par une Mona Lisa travestie, Môh Aroussi), le sorcier Raki-Rico fait des tours de magie, La Cigancica chante, et toute la troupe entraîne son monde dans une grande farandole qui mériterait certainement plus de rigueur dans le propos et la mise en scène, mais ça marche, le public revient, fidèle, et grossit de mois en mois, enthousiaste.
Alors, c'est ce soir à 21h. Ça coûte 10 ou 16 euros, et il est prudent de réserver au 01 42 09 01 09, parce que ça se passe souvent à guichets fermés.

mercredi 26 avril 2006

La BD vocale de Nosfell


Le dvd de Labyala Nosfell offre un concert complet au Botanique de Bruxelles, accompagné d'un paquet de boni tant vidéo qu'audio. Qui est Nosfell ? Je n'en sais rien, sauf que les yeux de Ludivine s'illuminèrent lorsqu'elle le compara à la nouvelle Camille. "Il faut les voir sur scène", dit-elle.
Les deux chanteurs utilisent leur voix de façon très originale. Si les paroles de Camille sont déjà mûres, celles de Nosfell ressemblent plutôt à du Kobaïen exilé en Irlande. Je commence par le point faible, ce côté BD "héroïque fantaisie" est un peu pompant à la longue et fait ressembler oklamindalofan à un jeu vidéo pour ados, lorsque Nosfell ne chante pas simplement en anglais. J'attends avec impatience de voir et d'entendre comment ce jeune artiste surdoué va mûrir, offrant peut-être un répertoire de sujets plus adultes, lorsqu'il se sera confronté au saut d'obstacles de la vie d'homme, et l'aura croisé avec son goût pour l'évasion fantasmagorique. Le maniérisme (seulement en scène, car à la ville, il n'a qu'un zozotement très courant chez de nombreux chanteurs actuels) de sa voix parlée (en français) fait plutôt penser à un bègue qui aurait vaincu son handicap, et qui s'épanouit dans une langue inventée (le Klokobetz), la répétition (pédale d'effets) et le chant, mais quel chant ! Grâce à une machine baptisée Repetto par son créateur Mathieu Pavageau, Nosfell échantillonne sa voix, la met en boucle, et rechante par dessus composant, couche après couche, un tissu dense de voix de haute-contre, de voix naturelle, de voix brisée et rauque et d'imitations de percussion extraordinaires (une des plus impressionnantes human drumboxes que j'ai pu entendre)... Il fait subir le même sort à ses deux guitares, tout comme son comparse, Pierre Le Bourgeois, à son violoncelle, soit la mise en boucles et coupes réglées de toute cette inventive pâte sonore. Aucun playback, seul l'enregistrement de séquences et leur restitution immédiate donnent à chaque concert une vision nouvelle. Camille et Nosfell montrent comment la chanson française s'empare enfin des recherches de la scène underground européenne, comme une Björk le fit de l'autre côté de la Manche ou de la Mer du Nord (on peut sentir l'Océan tout proche). Un potentiel énorme ! Nosfell nous rappelle parfois la grande Yma Sumac, tant Nosfell maîtrise cordes vocales, diaphragme et respiration ventrale (et dorsale !). Sans oublier tous les Phil Minton, Ghédalia Tazartès, Tamia, Frank Royon Le Mée, Greetje Bijma, Robert Wyatt, David Moss, Bobby Mc Ferrin, Klaus Nomi et tant de rappeurs. Sur son fil, Nosfell oscille entre Kabouki et Jim Morrison, avec des réminiscences de voix zoulou et des clins d'oreille vers le folk d'un Neil Young. Pour les amateurs, les boni audio sonnent bigrement comme de l'impro qu'une partie d'entre nous appelle jazz. Des compositions instantanées, dirai-je, duo superbe.
Mais Nosfell ne possède pas seulement une voix exceptionnelle (donc beaucoup de travail et de technique), c'est aussi un corps. Un torse nu, tatoué comme le dessin d'une île lointaine, une liane, un reptile qui se tord et se détord, glissant et s'écrasant sur la scène, pour se relever danseur de cordes... et mourir chaque soir.
Trois sites donnent quelques pistes à son mystère : www.nosfell.com, labyala.nosfell.free.fr, www.nostrumfellow.com.

lundi 24 avril 2006

Pochettes-surprises

Lorsque j'étais petit, ça se vendait dans les boulangeries : des bonbons et des petits jouets à deux balles dans un grand cône en papier pastelle. Je crois que, craignant une arnaque, je n'en ai jamais acheté, et préférais les Mistral (gagnants de préférence) et les Car-en-sac, des tout petits bonbons de réglisse entourés de sucre coloré. Je ne sais pas si tout ça existe encore, je ne mange plus de bonbons depuis longtemps... Je les ai remplacés par le chocolat, une vraie drogue. Ici, rien à becter, les deux surprises d'aujourd'hui sont du même acabit que ceux des dernières semaines, dimeadozen...


Prince avec Miles Davis

Un ami journaliste et fan de Prince m'avait copié les deux extraits de Prince avec Miles. Le premier, Can I play with U, devait faire partie de Tutu, mais Prince aurait déconseillé à Miles de l'y inclure. Le second est ce petit chorus de trompette sur It's Gonna Be a Beautiful Night le soir du 31 décembre 1987. C'est une chose de l'entendre, une autre de le voir... Miles semble éviter tout le monde, Prince dirige l'orchestre en réponses à Miles, il danse comme un elfe, il lui fait la cour, mais ça n'a pas l'air de prendre, Prince va jusqu'à scater les notes de Miles, le public boude sa joie, étrange atmosphère... Brève rencontre, moment de musique unique, bonne année...


La seconde surprise, c'est la chanteuse hollandaise Greetje Bijma. J'en ai parlé lorsque je l'ai découverte par hasard invitée par le Willem Breuker Kollektief, et je trouve cette fois son quintet enregistré en vidéo à Berlin en 1989. Comme Shilley Hirsch, c'est une chanteuse à la palette infinie. Là où Shelley raconte de petites histoires new-yorkaises avec sa voix d'enfant sarcastique, Greeje rappelle Ella Fitzgerald et Cathy Berberian, mais improvisant selon les "nouvelles" traditions européennes, drôle et sexy. Ses talents d'imitatrice (d'instruments, de matières...) sont tout simplement époustouflants, elle est constamment inventive. Les citations sont bien tordues. Je me demande vraiment ce qu'elle faisait avant et ce qu'elle est devenue ensuite. Pas difficile : Greetje Bijma !

samedi 22 avril 2006

Le trio de Denis Colin avec la chanteuse Gwen Matthews


Par où commencer ?

Première option, par la fin :
je viens de recevoir le nouveau cd intitulé Songs for Swans, produit par Jean Rochard (Hope Street, dist. Nocturne). Pari formidable que d'interpréter des chansons de Can, Neil Young, Jimi Hendrix, l'Art Ensemble of Chicago, Nina Simone, Curtis Mayfield, Albert Ayler avec un trio formé d'un clarinettiste basse, d'un violoncelle et d'un zarb, accompagnant une grande voix noire, puissante et sensuelle, celle de Gwen Matthews. On l'avait découverte sur le précédent album, sublime donc contreversé, du Denis Colin Trio, Something in Common. Gwen s'y risquait sur l'intouchable Blasé qu'Archie Shepp avait créé avec Jeanne Lee, et redoublait notre plaisir, puisque dorénavant il existera deux versions de référence de ce joyau érotique et provoquant ! Elle chantait aussi l'African Drum Suite de Beaver Harris, affirmant la direction afro-américaine empruntée par Colin (avec alors des morceaux signés Wyclef, Sonny Rollins, Stevie Wonder, Coltrane ou déjà Hendrix, interprétés avec une ribambelle de chanteurs et rappeurs blacks exceptionnels).
Drôlement gonflé de se cantonner à la clarinette basse pour un souffleur... Mais Denis Colin a développé tant de techniques de jeu, tant de variations de timbres que l'on croit parfois entendre un sax ténor, la petite clarinette ou un colinophone, qui n'est donc plus à inventer. S'il est un clarinettiste basse, le voici. Le premier à s'affranchir de Dolphy sans plonger dans les tics portaliens. Denis ne swingue pas, il bounce, il rebondit, il a le feeling black sans cirage, son interprétation passe du velours à la déchirure, du moelleux au papier de verre. Il brosse, il peint, il tisse, il caresse. Il est là, totalement présent sans jamais occulter le texte, car ce sont des chansons, rien que des chansons. On se plaît à imaginer ce que le trio ferait sur un répertoire de chansons françaises, s'appropriant nos propres standards. Il nous en faut alors, de l'imagination, comme il leur en a fallu pour prendre leurs marques dans ces musiques si imposantes et balisées...
Drôlement gonflé de remplacer la basse par un violoncelle... Probablement l'instrument le plus proche de la voix humaine, et dont Didier Petit joue ici en maître, alors que dans ses œuvres il place l'improvisation loin au-dessus de toute composition. Il pince, il frotte, il gratte, il tape, il chante.
Drôlement gonflé de remplacer la batterie par l'unique peau du zarb... Mais Pablo Cueco transforme son tambour en une multitude de fûts, de rimshots, de bois, doigts qui claquent, puits sans fond. Il donne son rythme au trio, l'emportant sur des vagues en clapotis, ressac ou domptant la tempête.
Les trois voix font orchestre, elles ont trouvé leur son énergique au fil des années et parlent comme un seul homme qui a trouvé sa voix pour accompagner celle d'une femme, déterminée, aussi ancrée dans le quotidien qu'héroïque, la figure d'un mythe.
Song for Swans est plus homogène que Something in Common, c'est un récital. Même si mon goût me porte plutôt vers la dispersion, ce deuxième volume entraînera les amateurs de blues canto, preuve par (du) neuf de l'opportunité d'une démarche exemplaire.

Ou bien commencer par le début ?
Seconde option : retour vers le passé, Texture, et clin d'œil perso. Modèle de rigueur, Denis suit le chemin qu'il a dessiné il y a trente ans sur un plan. Il prend sans cesse ses mesures, pour être certain de ne pas se perdre. Ce n'est pas un hasard s'il dirige le groupe des Arpenteurs. Longtemps engoncé dans un costume trop grand, il a choisi une veste plus courte qui le libère de ses mouvements (remarque réellement vestimentaire). On sent plus que jamais le besoin de convaincre ses pairs, cartes sur table, preuves en main, mieux, en bouche. Car le bec aux lèvres, le loquace cède la place à l'orateur.
J'ai eu plusieurs fois le plaisir de jouer avec lui. Qu'il m'invite comme lors de ce mémorable spectacle de deux mille patrons d'entreprises sous la pyramide du Louvre où, avec Didier, nous assurions, à trois, d'étonnants intermèdes free style mais parfaitement mesurés, ou lors d'enregistrements que je dirigeais en studio pour un jeu vidéo ou une exposition sur l'avenir des transports en commun, cela a toujours été simple, facile, parce que nos intentions étaient claires. L'expression veut que l'on s'entende bien. Pas seulement une question d'écoute, mais la perception de sa place. Denis est trop inquiet pour laisser quoi que ce soit au hasard, il le connaît mais préfère l'apprivoiser, le dompter. Avant tout, il veut aimer autant qu'il serait aimé. Sa démarche consiste à s'en donner les moyens, avec patience et opiniâtreté. En scène, c'est un bon camarade, il se met au service du projet avec l'humilité et le respect que sa lucidité lui dicte. Majesté du cygne, l'allusion au col de l'instrument n'est que pure diversion, on parle de la voix de son maître. (Je vais rechercher la reproduction du Cygne enragé d'Asselyn pour clore ce billet) S'il fut l'un de nos 33 invités pour Urgent Meeting, j'espère un jour publier sa participation au grand orchestre du Drame lors de la mise en musique de La Glace à trois faces de Jean Epstein, et je n'oublie pas le travail de fildefériste qu'il fit l'été dernier en Arles, dans un Théâtre Antique bondé, avec Philippe Deschepper à la guitare, tandis que j'orchestrais l'ensemble depuis mon clavier et qu'Élise Caron provoquait l'ire ou la joie d'un public divisé par son toupet de MC.
Denis Colin est un des plus grands espoirs de la scène européenne, et probablement le clarinettiste basse le plus intéressant de la planète. Il dirige son nonette, où jazz et musique classique française se complètent avec la plus grande délicatesse, avec la même franchise qu'il assume ses goûts éclectiques pour toutes les musiques populaires. Si je n'étais pas transformé en bonzaï géant par un douloureux lumbago, son nouvel album me donnerait cette fois l'envie de danser, et pourquoi pas, de chanter avec Gwen à gorge déployée : "Music is the Healing Force of the Universe"...

jeudi 20 avril 2006

Kirk Kirk Kirk !


Exclamation lumineuse du souffleur aveugle afro-américain Roland Rahsaan Kirk jouant de trois saxophones à la fois, tel une véritable section de cuivres (Freaks for the Festival). Sur l'extrait de la télévision italienne filmé à Bologne le 9 novembre 1973, on peut le voir également chanter et jouer de la flûte avec le nez (Fly Town Nose Blues), soufflant en même temps par les deux orifices. Sur Three for the Festival, il joue ensemble flûte traversière et flûte à bec, et un petit coup de sifflet-sirène pour conclure... L'extrait se termine sur Volonteered Slavery. Kirk est un homme-orchestre, parce qu'il pense en orchestre, en termes d'orchestre, tout son jeu est orchestral et dans le même instant il est là, seul comme un seul homme. S'il y a jamais eu un seul homme-orchestre, il est devant nous, rejouant toute l'histoire du jazz avec une perspective des plus contemporaines. Lyrique, enthousiaste, swing, documentaire et fictionnel, Roland Kirk est voyant. C'est mon saxophoniste et flûtiste de prédilection. J'aime son timbre, fuzz naturel, j'aime ses mélodies et ses citations, j'aime sa danse et sa liberté. À la fin de sa vie (1936-1977), il continuera les concerts malgré une hémiplégie qui ne lui laisse que la moitié de son corps mobile. Roland Rahsaan Kirk se bat pour la vie. C'est la vie.

mardi 18 avril 2006

Studio GRRR (1)


Au fond, un tableau d'Aldo Sperber.
Accrochée, l'Ordre Royal de l'Étoile d'Anjouan (Comores).
Le reste : des outils.

Lorsqu'on crée des œuvres atypiques qui risquent de rencontrer quelque résistance à leur émission, il est prudent de posséder ses moyens de production. En m'endettant en 1973 pour acquérir mon premier synthétiseur et en commençant à le rentabiliser l'année suivante, j'ai inauguré, avec quelques autres, ce qui allait devenir un home-studio. Il suffisait que mon client, d'abord des cinéastes ou des réalisateurs audiovisuels, vienne avec un Nagra, magnétophone suisse utilisé sur les tournages, et qu'on le branche à la sortie stéréo de mon ARP 2600, pour révolutionner les pratiques d'alors dans le domaine de la musique de film. Jusqu'ici il fallait l'écrire sur des portées de papier, la copier pour chaque musicien, répéter, enregistrer, mixer, avec copiste, orchestre, studio d'enregistrement, etc., ce qui coûtait très cher en regard de ce que mon système apportait. Le réalisateur arrivait la matin et repartait le soir avec sa musique terminée, entre temps j'avais improvisé en fonction de ses indications précises et tout était dans la boîte, dans sa version définitive ! On entend l'ARP 2600 dans mes premiers disques, Défense de avec Birgé Gorgé Shiroc (GRRR 1001, réédité par MIO en double cd-dvd et 7h30 de bonus), Trop d'adrénaline nuit avec Un Drame Musical Instantané (GRRR 1002, réédité en cd sous la référence GRRR 2024, bonus au compteur), Rideau ! avec le Drame (GRRR 1004, lp non réédité mais toujours disponible)... En commençant à gagner ma vie tout de suite, je pus continuer à m'acheter les outils dont j'avais besoin, des jouets productifs : table de mixage, effets spéciaux, magnétophone, instruments glanés dans le monde entier au gré de mes voyages, etc.

À Boulogne-Billancourt, je travaillais au casque au milieu du salon (on l'appelait la salle commune). Le plafond était recouvert de plateaux à œufs, on avait collé de la moquette par terre. Je partageais l'appartement avec Michaëla Watteaux, devenue réalisatrice télé, Luc Barnier, devenu chef-monteur, et Antoine Guerrero, anthropologue ou ethnologue selon les dernières nouvelles de Papouasie-Nouvelle Guinée. Michaëla et moi avons rompu un an plus tard, Antoine a cédé la place à Bernard Mollerat avec qui j'ai réalisé La nuit du phoque, film édité avec Défense de. Au bout de deux ans et demi, une seconde communauté a suivi avec Philippe Labat (overdose quelques années plus tard) et Laura Ngo Minh Hong. J'ai ensuite déménagé à la Butte aux cailles en récupérant la maison louée par Martin Even et Charlotte Latigrat. Surface corrigée et cave insonorisable donnant directement au milieu de la cuisine. Ce luxe n'allait être surpassé qu'avec la rencontre de l'accordéoniste Michèle Buirette qui avait fait construire un véritable studio au milieu du loft à Père Lachaise. Treize ans plus tard, je bricolai un ersatz de studio à Clamart pour enfin construire mon propre studio, spacieux et éclairé par la lumière du jardin ! Au fil des années, le matériel s'est étoffé. En général, je revends tout matériel qui n'a pas servi depuis dix ans. Je me suis ainsi séparé bêtement de mon orgue Farfisa Professional (racheté et revendu deux fois) et de mon ARP 2600, juste avant l'avènement du multimédia. Dommage, c'était l'instrument rêvé pour le sound design. Mais il y avait du souffle (l'argument fatal de tout client qui n'aimait pas la musique et n'osait pas la critiquer) et les pièces de rechange étaient alors introuvables.

Il ne suffisait pas de posséder ses instruments, et le studio pour les abriter sans craindre les pollutions sonores du voisinage ou celles que nous pourrions engendrer, il fallait détenir ses moyens de production. En 1975, j'ai fondé les disques GRRR, après que Sébastien Bernard de Sun Records m'ait rendu la bande 8 pistes de Défense de en me conseillant de faire un autre métier. Il est agréable d'être épaulé par un producteur en titre, mais j'ai trop souvent perdu du temps à attendre alors que je désirais produire. Tout ce que j'ai produit avec GRRR est disponible, tandis que les chansons pour enfants de Crasse-Tignasse et la version Auvidis du "K" ont été passées au pilon lors du rachat par Naïve, Il était une fois la Fête Foraine et le triptique Polar, Science-Fiction, Western semblent épuisés. Alors, malgré les difficultés du marché et sa mutation technologique, je pense sérieusement relancer la production des disques GRRR avec mon duo avec Michel Houellebecq enregistré début novembre 1996 (la même année j'avais enregistré un cd avec lui pour Radio France, mais peu convaincant à mes oreilles), avec une relecture contemporaine du travail du Drame sur trente ans et avec un dvd 5.1, pensé pour le support, où les sons et les images se joueront les uns des autres. À moins que je ne rencontre un vrai producteur qui fasse honneur à sa corporation, et s'intéresse à mes drôles d'idées en matière de musique et d'objets phonographiques, parce que franchement je préfère composer et jouer plutôt qu'enregistrer et produire. Question de goût, mais a-t-on jamais le choix, si l'on veut avancer en se donnant les moyens de ses rêves ?

lundi 17 avril 2006

Dolphy, Zorn et Sonic Youth


Voir jouer les musiciens que l'on ne connaît qu'à l'écoute est toujours très émouvant.

Je regarde jouer Eric Dolphy au sein du sextet de Charlie Mingus à Stockholm le 13 avril 1964. Trois mois avant sa mort, à 36 ans, diabète, crise cardiaque. La veille, il montrait à Bernard comment jouer de la trompette de la main gauche et lui racontait que la seule chose grave, c'était de mourir. On le voit passer ici avec désinvolture de la flûte à la clarinette basse, au sax alto. Dolphy est une énigme. Aucun poncif jazz. Juste le cadre. Jazz. Swing des îles, timbre de nulle part. Le jeu de Dolphy est celui d'un compositeur, comme les œuvres de Mingus, le compositeur afro-américain qui m'emballe le plus. J'adore sautiller avec Cab Calloway, être ému par Kirk, rire avec l'Art Ensemble, me saouler de Miles, me plonger dans le passé avec Shepp, m'énerver avec Hendrix, mais c'est Mingus qui incarne pour moi le compositeur de jazz. Comme ailleurs Varèse ou Ives. La structure du discours de Dolphy s'oppose aux arabesques monotones. So Long Eric, Meditations...

Hier soir, je découvrais un film de Charles Atlas, Put the Blood into Music, sur la scène avant-gardiste new-yorkaise de 1989. Deux sujets : John Zorn, époque Spy vs. Spy, à la Knitting Factory et chez lui devant son imposante discothèque, et Sonic South dans différents lieux et discutant avec John Cale. Plus, entretiens flash avec Glenn Branca, Ikue Mori, Christian Marclay, Vernon Reid... Je partage avec Zorn les mêmes héros (Ives, Partch, Varèse, Stalling, sans compter les Beatles et Zappa), mais plus difficilement ses engagements communautaires (depuis les années 60, je suis devenu trop critique avec la dérive de la politique israélienne qui sonne dramatiquement le glas de ma culture). Si je reconnais les mêmes influences qui ont abouti à des démarches cousines (j'ai pratiqué le zapping dès 1969... et son côté touche-à-tout me va comme un gant), je n'ai jamais réussi à établir un contact sérieux, mis à part quelques échanges de fax... Quant à Sonic Youth dont je connais assez mal le travail, j'ai été touché d'apprendre qu'il y a quelques d'années, la première question que Thurston Moore a posée aux journalistes, en sortant de la scène de l'Olympia, fut : "est-ce que Un Drame Musical Instantané ça existe toujours ?". Surpris, ils m'ont tous appelé chacun à leur tour le lendemain pour me raconter cette anecdote flatteuse. Je sais aussi que Thurston a tanné Philippe Robert pendant des années jusqu'à ce que celui-ci accepte de lui vendre sa copie de notre 33 tours Défense de. En 1999, Thurston a enregistré un remix étonnant et drôlement lucide d'Un D.M.I. intitulé 7/11, un titre très new-yorkais pour un traitement bolide. J'espère que nous aurons l'occasion de le publier un jour avec les autres remix réalisés par Nem, Le Tone, Aki Onda, Yoshihiro Hanno et quelques autres... Le plus important de tout, c'est que ce reportage, vieux de plus de quinze ans, m'a redonné envie de jouer... Ça tombe bien, j'ai commencé à travailler sur un DVD 5.1 qui jouera des effets audio-visuels, soit de la relation son-images qui n'a jamais cessé de me fasciner.

Tous les films musicaux cités ici, comme nombreux déjà signalés dans d'autres billets de ce blog, ont été téléchargés sur l'excellent site dimeadozen.org qui se fait un honneur de ne référencer que des musiques et des vidéos musicales non commercialisées, incitant les internautes à acheter, avant tout, les disques et dvd disponibles.

mercredi 12 avril 2006

La vie en mauve


Magnifique livre au format allongé, avec 2 cd dont un concert intégral inédit de 1947, illustrations de Cabu et un superbe texte de Stéphane Ollivier d'une cinquantaine de pages (Nocturne). Le portrait de Trenet est passionnant, la mise encouleur de Wozniak et la mise en page de Syvie Astié rythment les pages, le concert du second CD est exceptionnel tandis que le premier est entrecoupé d'intermèdes radiophoniques faisant miroir avec les présentations du fou chantant sur la scène du Théâtre de l'Étoile. Ce feu d'artifices réfléchit magnifiquement l'œuvre et son auteur. L'analyse critique et chronologique de Stéphane Ollivier est un modèle du genre, resituant l'aventure dans le cadre de l'Histoire. Cadeau idéal à se faire à soi-même à défaut d'avoir quelqu'un(e) à qui l'offrir (ne soyez pas triste, achetez en plusieurs si vous avez beaucoup d'amis, ou en attendant de les rencontrer !), il coûte environ 28 euros, une misère pour ce festival Trenet tout en couleurs du sud, en jeux de mots tendres et hirsutes, où le passé remonte à la lumière du printemps qui s'annonce. Y a d'la joie ! Bonjour bonjour les hirondelles !

mardi 11 avril 2006

Zappa invite Don Cherry, je vous invite à mon tour...

Je continue à faire des découvertes inattendues sur le Net comme ce concert dans les jardins de Tivoli à Copenhague le 3 octobre 1968 où Don Cherry vient faire le bœuf avec les Mothers. On connaissait déjà l'apparition d'Archie Shepp en 1984 (You can't do that on stage anymore vol.4), mais là c'est une sacrée surprise... Les inédits de Don Cherry sont d'une incroyable diversité ; ce matin, je l'écoute jouer des morceaux de Manu Dibango et Ornette Coleman, et il termine son concert avec des musiciens de zydeco, la musique créole du sud de la Louisiane !

J'ai parlé d'une autre invitation, c'est ce soir à 18h à l'Espace Paul Ricard où les artistes rencontrent le public. Je serai donc heureux de vous y présenter Les Portes... et nous pourrons jouer ensemble de la charnière !
Les visiteurs sont souvent surpris qu'on puisse "toucher" nos portes. Les musées ont tout aseptisé, c'est compréhensible pour un tableau, mais dommage pour une sculpture, c'est si agréable de la découvrir les yeux fermés... Notre triptique réclamera pourtant toute votre attention : y sont sollicités la vue, l'ouïe, le toucher, et même l'odorat avec les effluves de la salle d'à côté qui propose une installation olfactive !

dimanche 9 avril 2006

Coltrane en vidéo


Tant que c'est encore possible, avant la mise sous séquestre du Net, on trouve des petites merveilles dont on avait longtemps rêvé. Ces sites de P2P dédiés exclusivement aux œuvres non commercialisées ont souvent plus de morale que l'industrie cynique qui les traque. Cette fois, j'attrape un dvd réunissant cinq extraits filmés de concerts de John Coltrane :
- New York, 2 avril 1959 (25'56 présentées par Robert Herridge, avec le Quintet de Miles Davis et l'orchestre de Gil Evans, So What, Ozone, Beppo, Bandstand, Tokuma, Jazz Door, The Duke, Blues for Pablo, New Rhumba)
- Baden-Baden, 24 novembre 1961 (28'38, quintet avec Eric Dolphy, My Favorite Things...)
- Stockholm, 19 novembre 1962 (6'49, I Want To Talk About You)
- Antibes, 27 juillet 1965 (15'42, Naima, Blue Waltz)
- Comblain-La-Tour (Belgique), 1er août 1965 (37'44, Naima, My Favorite Things)
La qualité des différents enregistrements est variable tant au niveau du son que de l'image, mais ces documents me semblent inestimables, comme la rencontre entre le Willem Breuker Kollektief et la chanteuse Greetje Bijma enregistrés à Hambourg en 1990 par la télévision hollandaise, une autre pépite téléchargée et qu'aucune production n'aura probablement l'idée ou les moyens de publier. Les enregistrements de Coltrane ne sont peut-être pas d'assez bonne qualité technique pour qu'une major les sorte, alors le Net exhume ces joyaux devant nos yeux éblouis et nos oreilles envahies...

dimanche 2 avril 2006

Opéra féministe


de Virgil Thomson et Gertrude Stein

Noël Burch m'a offert l'opéra de Virgil Thomson (1896-1989) sur un livret de Gertrud Stein (1874-1946), The Mother of Us All, écrit en 1945 d'après la vie de la suffragette américaine Susan B. Anthony (double-cd New World Records NW 288/289). C'est le deuxième opéra du tandem, après le célèbre Four Saints in Three Acts, composé à la fin des années 20 et créé en 1934. Notre mère à tous est un opéra politique se déroulant à la fin du XIXème siècle aux États Unis avec comme personnage principal une pionnière du combat pour les droits des femmes. Le ton y est sarcastique. Gertrude S. et Virgil T. y tiennent les rôles de récitants ! Virgil Thomson, qui dirigeait la Société des Amis et Ennemis de la Musique Moderne, avait comme devise (en français) "Jamais de banalité, toujours le lieu commun" ! Il avait désiré s'affranchir des obligations dictatoriales du dodécaphonisme, qu'il pouvait pourtant pratiquer si une œuvre le réclamait, comme assumer l'héritage classique, en particulier celui de la musique américaine. Le sujet de l'opéra est plus moderne que ceux des contemporains qui recyclent éternellement les mêmes mythes. De plus, ici la musique a la liberté de n'avoir à obéir à aucune école, la seule loi est celle que dicte l'œuvre. Il y a donc le petit côté foutoir de toute la musique américaine, emprunts multiples aux traditions européennes (Thomson avait étudié à Paris avec Nadia Boulanger, refrain connu, et y avait rencontré Cocteau, Stravinsky, Satie) et élaboration de ses propres racines (pas besoin de trop creuser pour les mettre à jour, avec citations populaires bien qu'ici toutes originales), donc tout en invention, mélange de classicisme et de modernité.