samedi 31 octobre 2009
Au kaléidophone
Par Jean-Jacques Birgé,
samedi 31 octobre 2009 à 00:37 :: Musique
Si le titre de l'ouvrage est long comme le bras, son contenu est d'une densité et d'une intensité rares par les temps qui courent. Le silence, les couleurs du prisme & la mécanique du temps rassemble les écrits de Daniel Caux, disparu l'an passé. Sa lecture est indispensable à quiconque voudrait connaître les autres musiques contemporaines, celles qui durent batailler en France contre le monopolisme des héritiers du dodécaphonisme. Daniel Caux, avec une précision de langage, un souci du détail et le recul nécessaire pour embrasser les mondes de la musique, offre un panorama exceptionnel des écoles américaines, que ce soit celle de la nuit, le free jazz, ou celles qui se sont affranchies de Darmstadt, c'est-à-dire ceux que l'on a appelés "répétitifs" ou "minimalistes" selon les époques. En lisant les propos de Cage, La Monte Young, Riley on comprend que des ponts existaient entre tous, entre le jazz des noirs et les cycles des blancs. Tout est lié. Cage n'a-t-il pas poussé les théories de Schönberg, dont il fut l'élève, au-delà des douze sons, jusqu'au bruit, non accordé, le treizième son ! Reich avait suivi les cours de Milhaud et Berio, Glass ceux de Nadia Boulanger et de Ravi Shankar, etc. Les lignées ne sont jamais simples.
Au travers de textes critiques et d'entretiens précieux, Daniel Caux rend d'abord hommage à celui qui imposa que "tout est musique", l'immense John Cage, qui influença tant d'artistes dont le mouvement Fluxus (si l'on connaît un peu la trajectoire de Yoko Ono, n'oublions pas que Nam June Paik et Joseph Beuys étaient musiciens) ou La Monte Young. Il insiste sur l'apport de ce dernier, qui anticipa avec ses drones psycho-acoustiques les recherches de Terry Riley, rapidement suivi par Steve Reich, Philip Glass ou le Velvet Underground. Dès les années 60, Daniel Caux avait su flairer l'importance de ces nouveaux courants, initiant les mémorables Nuits de la Fondation Maeght enregistrées sur le label Shandar. Il le faisait avec beaucoup d'humilité et de générosité, et je lui dois dès 1970 les émotions provoquées par Albert Ayler, Sun Ra, La Monte Young ou Steve Reich que j'ai la chance de découvrir en direct grâce à lui au cours de concerts mythiques. Six ans plus tard, j'assiste à Einstein on the Beach de Glass et Bob Wilson. Les entretiens réalisés alors que ces compositeurs ne sont pas encore devenus des monuments sont d'une richesse rarement égalée, d'une grande sincérité.
Dans la seconde partie, après les sérialistes des années 50, le free jazz et l'indétermination de Cage des années 60, les répétitifs des années 70, Daniel Caux évoque la génération dite "post-moderne" des années 80. Hypnotisé par la puissance de feu des Américains, en rupture avec la tradition classique dite contemporaine dont l'Ircam est en France le garant, il ratera les nouvelles musiques européennes, écrites ou improvisées, nobody's perfect !, mais s'intéressera aux compositeurs anglais. Le communiste Cornelius Cardew, encore un rejeton de Darmstadt en rebellion contre son maître, Stockhausen, défend l'importance du sens dans la musique ; Gavin Bryars a joué avec des improvisateurs comme Derek Bailey ou Tony Oxley ; Michael Nyman mêle sa passion pour Purcell aux influences répétitives et fréquente Brian Eno chez Cardew... Comme Cage s'insurgeant contre Schönberg, le maximaliste américain Glenn Branca pousse le minimalisme dans ses retranchements en saturant l'espace de guitares électriques. Même si j'ai apprécié certaines pièces ivesiennes de John Adams je dois avouer n'avoir jamais partagé l'engouement pour ces compositeurs que je trouvais biens mous et trop "religieux" à mon goût. Le néoclacissisme de Nyman ou de l'Estonien Arvo Pärt ne trouveront jamais grâce à mes yeux ni à mes oreilles.
La troisième partie abordant les musiciens de free jazz m'excite beaucoup plus, illustrée magnifiquement par des entretiens avec Albert Ayler qui incarne pour moi un des phares de l'histoire américaine, Sun Ra, Milford Graves... La quatrième pointe trois femmes d'exception, Meredith Monk, Laurie Anderson et Nina Hagen, les deux dernières toujours en entretien, et même si les analyses du musicologue sont toujours passionnantes, rien ne vaut jamais la parole des artistes... Dans la cinquième, Caux s'intéresse aux iconoclastes qui me sont probablement les plus proches, de Charles Valentin Alkan, le Berlioz du piano à Harry Partch en passant par des entretiens avec Leon Theremin, Conlon Nancarrow et Moondog (auquel je rendis hommage en participant à la compilation publiée en CD par TraceLabel)... Les dernières pages évoquent le retour de la musique électronique, des propos de Xenakis, des œuvres de Luc Ferrari, Eliane Radigue, Thom Willems, jusqu'à la techno.
Ce livre indispensable (ed. L'éclat) recèle un bonus de choix puisqu'y est inséré un CD réalisé par Philippe Langlois dans le cadre de l'Atelier de Création Radiophonique à partir des archives de l'INA des émissions que Daniel Caux réalisa pour France Culture. On y retrouve des extraits d'œuvres de nombreux musiciens cités précédemment, sans oublier Pierre Henry, Om Kalsoum, Urban Sax, Plastikman, Charlemagne Palestine, Michael Snow, leurs voix, et celle de Daniel Caux, analyste engagé, passeur passionné.
Le 9 novembre prochain à 20h30 au Centre Pompidou, Jacqueline Caux projettera son Hommage dans le cadre du Festival d'Automne avec la participation de La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, Meredith Monk, Pauline Oliveros, Gavin Bryars, Richie Hawtin, Bob Wilson et, grâce à des archives, John Cage. Gavin Bryars terminera la soirée par un court récital au piano.