70 Musique - juillet 2010 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 23 juillet 2010

Ne jamais coller aux images


En indiquant de ne jamais coller aux images je ne rejoue pas le combat que mène Moïse contre Aaron dans le sublime opéra de Schönberg filmé par Straub et Huillet, mais j'évoque la question du synchronisme dans un film.
Si les sons valident souvent les gestes de l'utilisateur dans une interface multimédia, au cinéma il est jouissif de jouer des effets psychoacoustiques que permettent avances et retards des évènements sonores en regard de l'image (et non de l'action, car l'action est composée des deux !). Précéder de quelques images (un dixième de seconde, par exemple) l'action visible est logique si l'on considère l'inégalité de vitesse des deux composantes. De 340 mètres pour le son (dans l'air) à 299 792 458 mètres par seconde pour la lumière, le rapport est de 1 million pour 1. Même à un mètre de l'écran la différence me semble perceptible ! La raison scientifique n'est pas la seule motivation aux glissements du plaisir de ne pas être synchrone. Suggérer par le son ce que l'on va voir, installer une ambiance avant d'éclairer la scène, faire trébucher les personnages, rompre un équilibre qui n'existe pas et n'existera jamais, jouer la complémentarité sans rechercher une vérité imaginaire, est l'apanage de la discipline. Entendre par là mon indiscipline constitutionnelle à mon statut d'auteur. Le montage cinématographique a toujours joué de ces miracles. Adepte du synchronisme accidentel explicité par Cocteau dès La belle et la bête et le ballet du Jeune homme et la mort, je suis aux anges lorsque vient le moment de placer les éléments sur la timeline, le cours du temps, où chaque vingt-quatrième ou vingt-cinquième de seconde compte. Car cette différence la plus minuscule soit-elle transforme le sens ou l'émotion d'une version à une autre.
Lorsque Bernard interpréta Moïse et que je jouai le rôle d'Aaron en sous-titre français sonore dans une évocation radiophonique de Patrick Roudier, nous nous gardâmes bien de coller aux voix des chanteurs pour que le texte reste perceptible malgré notre französischer Sprechgesang en surcharge et pas seulement musicale ! Schönberg a dû se retourner dans sa tombe, mais j'emporterai ce souvenir palpitant dans la mienne...

mercredi 14 juillet 2010

Les grandes répétitions


Pour les avoir plusieurs fois évoqués dans cette colonne, je savais que le compositeur Luc Ferrari avait réalisé des films entre 1965 et 1967, mais je ne les avais jamais vus jusqu'à très récemment. Celui sur Edgar Varèse m'intriguait particulièrement et il aura fallu quarante ans pour qu'enfin les cinq grandes répétitions soient éditées par K-Films sous la forme de 2 DVD. En réalité les portraits de Varèse, Scherchen, Stockhausen, Messiaen et Cecil Taylor sont cosignés par le réalisateur Gérard Patris sur une initiative de son beau-père, Pierre Schaeffer, qui dirigeait alors le Service de Recherche de l'(O)RTF. Ferrari manque de peu la répétition avec Varèse lui-même qui a la mauvaise idée de mourir quelques jours avant l'enregistrement, mais il réussit de peu celui de Scherchen qui va s'éteindre deux mois après. Ces témoignages, aussi urgents que lorsque Guitry a l'idée en 1914 de filmer à l'œuvre Monet, Rodin, Renoir ou Saint-Saëns pour Ceux de chez nous, forment œuvre de salubrité publique. L'intelligence du regard porté sur ces artistes fondamentaux du XXe siècle fait entendre l'acte créateur dans ce qu'il a de plus intime et de plus authentique. Ce double DVD fait partie des rares objets qui devraient être obligatoires dans les écoles. Chaque film obéit à sa logique propre, réfléchissant les compositeurs et leurs interprètes au travail.
En l'absence d'Edgar Varèse, nous assistons à la répétition de Déserts dirigée par le grand Bruno Maderna et à celle de Ionisation par Constantin Simonovic, augmentés de l'Hommage rendu par Xenakis, Schaeffer, Boulez, Messiaen, Scherchen, Jolivet, Duchamp et les exégètes Fernand Ouelette et Pierre Charbonnier.
Le chef d'orchestre autodidacte Hermann Scherchen a commencé en dirigeant le Pierrot Lunaire de Schönberg. Il a créé quantité d'œuvres de Berg, Webern, Hindemith, Richard Strauss, Dallapiccola, Roussel, Dessau, Stockhausen, Nono, Xenakis, Henze et Déserts qui fit scandale en 1958, mais c'est avec L'art de la fugue de Bach que nous suivons ici ses indications. Son épouse, la mathématicienne roumaine Pia Andronescu, raconte en français à leurs cinq enfants qui fut leur père récemment disparu, un être généreux au-delà de la musique.
Toujours en français, Karlheinz Stockhausen commente son travail et dirige son œuvre emblématique Momente qui révolutionne toute la musique contemporaine en organisant une sorte de cut-up inouï où se mêlent mélodies, onomatopées, applaudissements, lettres d'amour à sa femme ou Le Cantique des Cantiques. Martina Arroyo y est exceptionnelle avec l'orchestre et les chœurs du West Deutscher Rundfunk.
En Et Exspecto Resurrectionem Mortuorum d'Olivier Messiaen je reconnais ce qui inspira à Bernard la musique de ma chanson Les oiseaux attendent toujours le Messie qui clot notre CD Carton ! Enregistrée la veille de la création dans la Cathédrale de Chartres sous la direction de Serge Baudo, l'œuvre permet au compositeur d'en donner les clefs, véritable discours de la méthode, analyse des timbres, précision de l'interprétation.
Le plus provocant reste le pianiste Cecil Taylor, le seul encore vivant, dont le free jazz reflète les positions politiques radicales. Taylor resitue sa musique dans le contexte historique de sa communauté afro-américaine, il exprime ce qu'aucune analyse musicale ne peut offrir, le pourquoi des choses, l'urgence de la révolte. Même si Messiaen fait exception en évoquant pieusement son Dieu, c'est en fait le lot de chacun des compositeurs choisis par Luc Ferrari, d'immenses provocateurs !
Il nous offre cinq leçons de musique qui l'ont certainement influencé, car il fut lui-même un très grand symphoniste (Histoire du plaisir et de la désolation) à côté de ses activités électroniques et radiophoniques. Minuscule bémol eu égard à l'importance des films, mais on eut aimé plus de soin dans l'édition du livret qui recèle nombre de coquilles jusqu'aux étiquettes des DVD qui ont été inversées. Absolument indispensable si l'on s'intéresse à la musique quelles que soient ses compétences en la matière !

vendredi 9 juillet 2010

Mes petits pianos


Le hasard fait bien les choses. Lynda Michelsonne me demande de contribuer au livre qu'elle écrit sur les instruments construits par son père, les célèbres pianos-jouets utilisés par Comelade, Tiersen, Musseau, Les Blérots de Ravel et bien d'autres. Cherchant en vain des photos d'époque je me résigne à poser avec le retardateur, après avoir griffonné quelques notes.

Enfant, j'accumulais les objets cassés pour en faire des sculptures. Devenu musicien, je ne jetais aucune chose sans d'abord l'avoir fait sonner. On me parle souvent de ma collection d'instruments, mais c'est une boîte à outils, ma palette de timbres. Je ne me souviens plus comment j'ai acquis mes deux pianos Michelsonne, probablement des cadeaux d'amis qui n'en avaient aucun usage. Le son du plus grand vaut tous les glockenspiels d'orchestre. Ses fines tiges tubulaires sont justes et cristallines. Il évoque l'enfance, l'enfance de l'art, l'âme d'enfant de l'adulte et de l'interprète.
On l'entend sur Le réveil, au début de la seconde face de Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, mon premier disque, devenu culte grâce à la Nurse With Wound List. Enregistré en 1975 sur le label GRRR, il fut réédité par Mio Records en 2003 sous la forme d'un double cd+dvd. Hélas, il y a trente ans, comme j'initiais de très jeunes enfants à la musique, ils tapèrent dessus jusqu'à en briser trois notes au milieu du clavier.
Aussi, récemment, quand je voulus l'utiliser pour la musique d'un film sur La chanson d'amour de Giorgio di Chirico avec le violoncelliste Vincent Segal, je me rabattis sur ses clones virtuels, plusieurs Michelsonne remarquablement échantillonnés par UltimateSoundBank. Rythmique ou mélodique, il possède une puissance et une poésie irremplaçables. J'aimerais beaucoup en retrouver un en bon état pour pouvoir en jouer à nouveau sur scène.

dimanche 4 juillet 2010

Dictée musicale


Travailler sur les modules interactifs de Nicolas Clauss me change de la galerie de peinture patrimoniale.
Le matin, j'avais terminé le Böcklin, voué à la stéréoscopie, en enregistrant des cordes à l'archet et en les faisant traverser le H3000 pour donner un effet Ligetien, quelque chose qui semble statique, mais qui avance inexorablement vers la mort, très présente dans l'histoire des arts. Ensuite, j'ai revu la partition du Monet, d'après une pièce composée avec Bernard Vitet il y a une quinzaine d'années, en choisissant un Bechstein échantillonné, nettement plus réussi que les clones de piano que nous utilisions alors. Cette fois la musique, si illustrative qu'on dirait un pastiche, est simplement triste, ce qui ravit Pierre Oscar. Heureusement, dimanche est marqué par la visite de Vincent Segal avec qui j'espère finir Le Lorrain et amorcer le Chirico, deux partitions nerveuses extrêmement différentes. De toute manière, chaque partition sonore, chaque film, obéissent à leur logique propre, un tour de magie audiovisuel que nous tentons de renouveler sans jamais recommencer le même tour, si ce n'est sur eux-mêmes, puisque ce sont tous des boucles.
Nous avons donc entamé la réalisation du quatrième épisode de 2025 ex machina. Encore des boucles, mais plus courtes ! Celles-ci ne dépassent pas 20 secondes, tandis que les films du projet dont le nom est tenu secret dépassent souvent les 4 minutes. Nicolas intègre les sons que je lui envoie au fur et à mesure et nous effectuons les réglages fins au téléphone. Cherchant comment donner un rythme naturel à ma musique, quelque chose qui ait à entendre avec le rubato de la vie, j'ai l'idée de chanter chaque séquence, de la traduire en signaux Midi pour pouvoir l'orchestrer ensuite avec quatre de mes machines. Cette méthode que je n'avais encore jamais expérimentée m'ouvre des perspectives passionnantes. Il ne me reste plus qu'à apprendre à chanter des accords et le gain de temps sera considérable !