Comme j'avais déjà évoqué ici l'enregistrement du CD Aéroplanes d'Antonin-Tri Hoang (saxophone alto, clarinette, clarinette basse) et Benoît Delbecq (piano et piano préparé), je cherchai une idée originale pour saluer la sortie de ce petit bijou (prévue pour le 16 juin) quand Stéphane Ollivier, qui les avait interviewés pour Jazz magazine, me suggéra de leur demander de se poser mutuellement trois questions. Cela ne me ferait pas vraiment des vacances, car attraper ces deux globe-trotters ne fut pas une mince affaire. Je leur demandai donc de jouer le jeu, avec la plus grande sincérité. Les réponses, assez longues, sont publiées ici en plusieurs épisodes.

1ère question d'Antonin-Tri Hoang :
Ton parcours est-il fait de choix persévérés ou poursuit-il une évolution naturelle ? Penses-tu qu'il puisse y avoir des changements radicaux dans ton évolution future ?



Benoît Delbecq :
Il y a un peu des deux. Mais j'ajouterai un facteur central qui est celui des rencontres que j'ai pu faire au fil des années et qui ont vu ma pratique évoluer dans certaines directions. Je n'ai jamais eu envie d'imiter, mais plutôt de m'inspirer de la liberté de pensée de mes "présences réelles" d'artistes qui m'ont montré la voie, et de créer ma liberté à moi - tout comme en peinture pour Sam Francis par exemple. Schönberg disait, dans l'introduction de son Traité d'Harmonie, "ce livre est né de ce que m'apprirent mes élèves"... Je pense souvent à cette phrase, et il n'est pas faux de dire que ma vie d'artiste est née de ce que m'ont transmis un certain nombre de figures-clés de mon parcours. Pas forcément des artistes d'ailleurs... En outre, ayant enseigné longtemps l'improvisation, l'harmonie, etc., cette expérience a été déterminante dans mes choix persévérés.
Si je remonte à mon adolescence, il est très clair que d'être allé à l'IACP en 1983 suivre les ateliers d'Alan Silva tout en étudiant des musiques écrites du XXème siècle avec Solange Ancona (au CNR de Versailles), également avec le compositeur David Lacroix, tout en apprenant à jouer le "jazz" avec Serge Adam et/ou le batteur Alain Mourey à la même période... Ma rencontre avec Mal Waldron... Tout cela a représenté la "base"  de ma réflexion et de la mise en œuvre de ma soif de musique qui s'invente dans le fugitif. Jouer dans le Celestrial Communication Orchestra d'Alan a été une expérience collective et sonique complètement unique et fondatrice pour moi. Souvent, depuis, je rêve de musique et cherche avec quels outils retrouver ces rêves dans la réalité, comme je rêve de donner l'impression que le temps recule, alors je cherche des agencements un peu mathématiques pour créer des sensations de vertiges rythmiques.


Alors bien sûr, il y a des choix persévérés, ils sont nombreux tant du point de vue esthétique qu'instrumental ou orchestral (je dis orchestral mais à ce jour je me suis surtout intéressé à des petites formes orchestrales car permettant une empathie de l'instant dans l'improvisation). En m'intéressant très tôt à la linguistique par exemple, à la rythmicité des langues, mon oreille à évolué vers ce que j'appelle une "attitude d'oreille" qui m'appartient. Il s'est agi pour moi de réunir mon intérêt pour des formes dites contemporaines (à ceci près qu'il y a des choses tout à fait de notre temps dans la musique ancienne !) avec celui pour l'improvisation et ses possibles à un certain moment de l'histoire du jazz. Autrement dit, il m'a fallu nombre d'années afin de "réunir" mes envies de musique avec mes capacités d'écriture et de réalisation au piano et, surtout, en groupe. Mais aussi point de vue du timbre, de l'émission du son, que de celui des détails d'accents, des illusions rythmiques...Une fois certains fondements de désir établis, il y a eu une évolution naturelle, elle continue d'ailleurs, seulement plus on avance plus les évolutions se font lentement car il faut que le corps suive ! Je travaille aujourd'hui essentiellement sur des idées que j'ai élaborées au printemps 2009 lors de ma résidence à la Civitella Ranieri Fundation (Italie), et à l'heure qu'il est seuls trois quatre morceaux (dont Binoculars !) en contiennent de façon réellement "nouvelle"… J'ai donc l'impression de débuter - ce qui est très réjouissant, car non seulement cela me donne à creuser toujours plus loin mais c'est aussi vivifiant pour moi de plonger dans l'inconnu lorsque je réfléchis à écrire et/ou travaille mon instrument et mon jeu improvisé. C'est parfois quasiment imperceptible aussi, alors que parfois cela a pris plusieurs années...

Je ne me protège aucunement des changements radicaux, bien au contraire, je suis toujours à l'affût d'idées qui pourraient soudainement me faire voir les choses autrement... Même si, bien sûr, je garde une certaine idée des choses, en tout cas d'un certain état d'esprit de l'agencement musical... Mais travailler pour l'image par exemple est une toute autre façon de voir, parfois intéressante... Récemment j'ai rêvé d'un nouveau morceau pour Kartet mais je n'ai pas encore réussi à mettre une note sur le papier... Je suis très lent pour écrire, j'écris plein de métaphores, ensuite je commence à définir des formes, des mouvements... Cela peut prendre un an parfois...


Récemment, j'ai décidé de reprendre des cours de piano ! Après 25 ans sans en prendre, c'est suite à un long échange avec mon ami Fred Hersch, lequel m'a poussé à aller plus loin encore dans mes découvertes à l'instrument. Aussi, ce désir correspond avec une rencontre avec la pianiste Alessandra Agosti, une élève de Michelangeli Benedetti qui m'a montré il y a trois ans une approche du piano tout nouvelle pour moi - du coup, je creuse et me régale comme un jeune passionné de 16 ans... C'est assez radical, comme changement, à mon âge !

Pour ce qui est de l'esthétique, j'ai encore maintes idées à mettre en œuvre... Des tonnes de petites notes par-ci par-là... Et j'ai toujours les oreilles à l'affût de toute remise en question de mes propres convictions, et parfois j'entends des choses, et me dis "ah, oui, excellent ça, je ne voyais pas les choses comme ça, mais ça me plaît, voyons-un peu comment c'est fait"... et je ne me mets pas à l'abri de toute découverte inédite qui ferait vaciller ma petite fabrique personnelle - même si j'y suis très attaché, il s'agit après tout d'outils que je me suis construit au fil des années. Mais certes le temps est un facteur incompressible, et je garde l'impression que je n'arriverai pas à aller au bout de tout le possible - tant mieux, d'ailleurs, enfin... J'avance à mon rythme autant que je le peux.