jeudi 22 septembre 2011
Les pirates portent le bicorne
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 22 septembre 2011 à 00:00 :: Musique
Hélène Collon me demande de développer suite à mon article où j'écrivis à propos des disques "Les ventes mirobolantes n'avaient rien à voir alors avec le gâchis actuel causé par les majors qui essaient de faire porter le chapeau aux pirates alors que ce sont elles qui ont tout manigancé pour se débarrasser du problème des stocks."
Point par point donc, ou mot à mot.
Lorsque j'ai créé le label GRRR en 1975 les ventes de disques se portaient bien parce que l'offre était moins large. Il y avait dix fois moins de musiciens en France. Nous nous sommes battus pour que plus de jeunes aient accès à la création, aussi n'allons pas nous en plaindre aujourd'hui. Le fantasme de la célébrité développé par la télévision n'avait pas non plus pris ces proportions, le statut d'artiste n'était pas aussi envié, ce qui est une autre histoire. Les quinze minutes de célébrité évoqués par Andy Warhol n'étaient pas encore sur toutes les lèvres ni dans l'esprit de la jeunesse qui rêvait de voyager, de prendre la route, plutôt que jouer les saltimbanques.
Lorsque j'étais adolescent j'ai copié la discothèque des camarades qui avaient de l'argent (famille riche, s'entend), qui volaient dans les magasins ou qui y travaillaient, parfois les deux ! Ma culture s'est forgée en les enregistrant sur des bandes quart de pouce en 9,5 cm/s. La radio était aussi une mine, d'abord Salut les copains, puis le Pop Club de José Artur. Plus tard je cochai Télérama et recopiai les émissions de France Musique ou France Culture sur des cassettes. Il m'arrive aussi d'emprunter des films à l'excellente médiathèque de ma ville. Je possède ainsi des centaines de bandes magnétiques avec des disques, des concerts en direct, des raretés, etc. Lorsque mon salaire m'a permis d'acheter des vinyles, puis des CD et des DVD, j'ai su quoi choisir. Les moyens financiers des jeunes ne leur permettent pas plus aujourd'hui d'acquérir les albums dont les magazines, la radio, la télé, etc. font la promotion. Ils font donc des copies en mp3 le plus souvent, format qui leur esquinte un peu l'écoute critique, et les plus âgés s'acquittent de la somme exigée en téléchargeant sur des sites légaux. Mais rien n'a changé. La qualité d'un mp3 est à peine meilleure qu'une copie sur mini-cassette. Si la reproduction est plus simple techniquement, elle pousse à l'accumulation, mais de toute manière jamais ces jeunes "pirates" n'auraient acheté tout ce que leur baladeur ou leur ordinateur abritent. La circulation des œuvres est plus importante que leur protection.
La mort du disque a été annoncée par les majors, les cinq producteurs de disques d'alors, multinationales qui avaient par ailleurs déjà signé des accords avec des fournisseurs d'accès. Les indépendants se sont insurgés contre cette mort programmée, mais comme en Bourse ce sont les gros qui font la loi. À qui profitait le crime ? Au capital, évidemment, pour qui la mutation arrivait à point nommé : plus de gestion des stocks (considérables et j'en sais quelque chose alors que GRRR ne possède qu'une trentaine de références), licenciement des salariés qui s'en chargeaient, et bientôt plus d'enseigne autre que virtuelle, des économies gigantesques en perspective !
Belle hypocrisie renforcée par une campagne anti-pirates qui rend responsables les copieurs alors que la politique des majors, devenue frileuse dans ses investissements, ne permet plus d'investir sur de nouveaux artistes ou de nouveaux courants, forcément risqués à court terme. Les inventeurs sont donc cantonnés dans des niches et n'influencent plus le marché qui s'essouffle. L'avant-garde disparaît lorsque le gros des troupes ne suit pas. Elle est en tout cas dangereusement marginalisée.
Les lobbys de l'industrie musicale entraînèrent les sociétés d'auteurs à une erreur fatale pour leurs adhérents, la loi Hadopi. Cette loi inapplicable et absurde profitera encore une fois aux producteurs (le E de Sacem signifie Éditeurs) qui signeront des accords avec les gros diffuseurs sur le dos des auteurs (A, C et M pour Auteurs et Compositeurs de Musique). Les contrats avec YouTube ou Deezer ressemblent à la licence globale, sauf que les artistes sont les grands absents de la négociation. Les petits producteurs, les artistes qui n'œuvrent pas dans le mainstream seront les dindons de la farce, avec l'ensemble du public, grand perdant de l'affaire. Il est tout de même plus logique de verser quelques euros à répartir par les sociétés d'auteurs (modalités à définir !) plutôt que de payer un abonnement mensuel à un proxy qui brouille votre adresse IP, faisant croire au gendarme Internet que l'on vit à l'étranger...
Le tour de passe-passe visant la dématérialisation des supports en faisant endosser la manipulation au public est à l'image de celle dont est victime la population, censée choisir le moindre mal en guise d'expression démocratique. Comme toujours le capital choisit des boucs émissaires pour commettre ses méfaits. Les choix sont faits en amont. La résistance consistera à inventer de nouvelles formes, zones de non-droit où l'urgence de la création et la rencontre du public sont les principales motivations, objets suffisamment attractifs pour justifier l'acquisition matérielle, invention de nouveaux modèles économiques envisageables à petit budget, etc. L'ampleur de la tâche est énorme, mais les révolutions surprennent toujours.