mardi 30 juin 2015
Le piano bien préparé d'Ève Risser
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 30 juin 2015 à 00:17 :: Musique
Depuis les Sonates et Interludes de John Cage composées entre 1946 et 1948, probablement sa seule œuvre grand public, le piano préparé m'a toujours fasciné pour son potentiel orchestral dont la variété de timbres explose le son classique du meuble bourgeois. Ayant découvert en 1977 le disque que François Tusques avait consacré à l'instrument dans le cadre de la série Spécial Instrumental du label Chant du Monde, je regrettai plus tard que le jazzman féru de blues l'ait abandonné lorsque je le fréquentai. Depuis récemment, quantité de musiciens de la scène improvisée se sont emparés de ses possibilités inouïes. Chacun a ses propres préparations : morceaux de bois, gommes, vis, pailles en plastique, papier, aimants, etc. glissés dans les cordes, balles de ping-pong rebondissantes, toutes sortes de baguettes, crins d'archet ; certains y mettent les doigts en étouffoir, d'autres pincent les cordes ; les pédales libèrent l'ensemble de la harpe... Le même principe a gagné la guitare et d'autres instruments à cordes. Le piano dévoile explicitement son rôle et sa technique percussive en se rapprochant du son du gamelan. Mais l'essentiel est la manière dont chaque musicien s'approprie le piano qu'il prépare en fonction de son monde, cet espace dramatique qui façonne le style.
Avec Des pas sur la neige la pianiste Ève Risser a enregistré une merveille de délicatesse, soundscape musical d'une beauté quasiment zen, désert blanc peuplé d'une foule d'objets animés, étymologiquement "qui ont une âme". Si les touches blanches laissent des traces noires sur la neige, les noires sont dessinées à l'encre de Chine, accumulation paradoxale d'haïkus graphiques formant un ruban de Möbius qui vous enveloppe comme une robe de Niki de Saint-Phalle chargée d'objets transitionnels. Ces grigris font le pont entre l'enfance de l'art et l'impossibilité du réel, un monde intime livré ici à l'écoute de tous, mélange de pudeur et d'exhibitionnisme dont les artistes jouent avec facétie. Mais ici la fantaisie de la randonneuse porte des accents graves. Les coups fouettent le visage, les archets électroniques laissent planer le doute, les flocons fondent sous la langue.
→ Ève Risser Des pas sur la neige, CD sur le label portugais Clean Feed