Voici donc le texte complet de mon article commandé par Citizen Jazz, trop long pour être intégralement reproduit dans la belle revue chroniquée hier dans cette colonne...
Dans le film de Luchino Visconti
Le guépard, Tancrède joué par Alain Delon insiste auprès du Prince Salina interprété par Burt Lancaster
« Il faut tout changer pour que rien ne change ». Autour de quel centre s’exercent les révolutions pour se retrouver un jour au même point, justifiant un nouveau cycle ? Elles permettent chaque fois au système de se régénérer, retardant l’entropie.
La fin de la première guerre mondiale vit le jazz déferler du nouveau monde vers l’ancien. La fin de la seconde lui redonna une nouvelle jeunesse avec le be-bop. Celle du Vietnam coïncida avec l’affirmation du Black Power et les Panthères Noires accouchèrent du free jazz. Le rouleau compresseur américain du soft power finira par semer des graines qui banaliseront l’affaire, tandis que les musiciens européens apprirent à les faire pousser en tenant compte de leur sol et des méthodes traditionnelles de leurs propres cultures. En France, pays du métissage et de toutes les convergences jusqu’au bout du nez du continent, la
finis terrae, l’institutionnalisation de la musique improvisée dans les conservatoires arma la jeunesse, précisant sa maîtrise technique et lui rappelant ses racines, souvent multiples. Les autodidactes avaient déjà montré le chemin de l’indépendance, elle s’affirme aujourd’hui dans des projets les plus variés où les étiquettes explosent sous la richesse des propositions.
LES AFFRANCHIS
Il y a trois ans j’écrivais ainsi un petit manifeste*, accompagné d’une liste longue comme le bras de musiciens et musiciennes, que j’intitulais
Les affranchis.
« Un mouvement exceptionnel se dégage enfin parmi les jeunes musiciens vivant en France. On attendait depuis longtemps qu'une musique inventive naisse de ce territoire historique, carrefour géographique où se croisent toutes les influences. Si le jazz, le rock, les musiques traditionnelles, la chanson, l'électronique, le minimalisme, le classique pouvaient se sentir chez les uns et les autres il manquait encore à la plupart de s'affranchir du modèle anglo-saxon ou américain. Depuis quelque temps la surprise va grandissant. Ces jeunes musiciens et musiciennes, car il y a de nombreuses filles dans ce mouvement et ce n'est pas la moindre de ses caractéristiques, ont pour beaucoup suivi des études classiques. Ils sortent souvent du CNSM, le Conservatoire, même si ce sont forcément les plus rebelles qui nous intéressent ici. Non contents d'être des virtuoses sur leur instrument ils composent et improvisent, entendre là que la composition soit préalable ou instantanée n'a pas d'importance. Leur univers assume l'héritage de la musique savante du XXe siècle et de la musique populaire, chanson française et rythmes afro-américains, structures complexes et simplicité de l'émission. Le blues et ses ramifications jazz et rock les ont amenés à se démarquer du ghetto dans lequel s'est enfermée la musique contemporaine. La tradition de la chanson française leur offre un nouveau répertoire de standards. La connaissance des maîtres les a armés. L'improvisation libre leur ouvre les portes du direct.
Leurs sources sont trop vastes pour être citées, mais les différentes formes que le jazz a empruntées au cours du siècle précédent les ont fortement marqués. Pour s'en affranchir ils l'ont croisé avec la musique savante, privilégiant les marginaux aux nouveaux académiques, revalorisant le rock et toutes les musiques du monde. On retrouve souvent Debussy, Satie, Stravinski, Cage, Ligeti, Monk, Hendrix, Miles, Reich, Zappa, Wyatt dans leur discours. Beaucoup d'hommes encore, mais leur féminité est de plus en plus assumée, et tant de filles peuvent enfin s'épanouir aujourd'hui sans devoir imiter le jeu des machos. Même si certains de leurs aînés ont préparé le terrain, ces "jeunes" musiciennes et musiciens ne sont pas dans la concurrence, mais dans une solidarité qui fait chaud au cœur. Encore faut-il maintenant qu'ils et elles s'organisent ! Leur culture musicale, et plus encore extra-musicale, soit ce que l'on appelle la culture générale faite de littérature, de cinéma, de spectacles en tous genres, de voyages, gastronomiques et fraternels, de conscience politique et écologique, etc., leur confère à chacun et chacune une indépendance de création. Leur imagination accouche de mondes très variés, inventifs, surprenants, porteurs d'espoir dans l'univers formaté que les financiers et censeurs veulent nous imposer. J'ai longtemps cherché un terme à proposer pour caractériser ce mouvement exceptionnel. LES AFFRANCHIS correspond bien à ce qu'ils et elles représentent. »
WWW
Il est une autre révolution, mondiale celle-ci, et propulsée par la technologie.
Souvent l’invention de nouveaux outils a contribué à de nouvelles formes artistiques. Par exemple la peinture en tubes a-t-elle permis aux impressionnistes d’aller peindre sur nature. En musique chaque nouvel instrument, qu’il soit de création ou de reproduction, a bouleversé son Histoire. Au début du XXe siècle le matériel de reproduction sonore autorisa la musique à voyager autrement qu’avec du papier. Ses formes écrites ou non écrites pouvaient se diffuser par le truchement de la radio et des disques. Dans la seconde moitié du siècle la guitare électrique amplifia la musique pop(ulaire). Les instruments qui forgèrent ce que nous appelons par facilité le jazz sont récents. Le saxophone date de la fin du XIXe, la batterie arriva au début du suivant, l’orgue et le piano électrique précédèrent le synthétiseur, etc. Au basculement vers le XXIe l’informatique donna un coup de fouet à la musique électronique. Mais la grande révolution de ces quinze dernières années est le déploiement de la Toile à l’échelle mondiale, le World Wide Web.
Il ne faut pas croire que la dématérialisation des supports prit de cours les multinationales du disque. Elles l’orchestrèrent soigneusement pour réduire leurs dépenses afin d’engranger toujours plus de bénéfices. Le gros problème était le stock, encombrant et immobilisé. Sa disparition progressive, mais relativement rapide, entraîna une vague de licenciements. Cette recherche de rentabilité toujours plus gourmande s’accompagna d’une réduction dramatique des investissements en termes de risques. Aucun courant de musique populaire n’a émergé d’ailleurs depuis ce bouleversement radical, car les calculs mercantiles du Capital s’exercent à court terme. Les us et coutumes s’en trouvèrent néanmoins chamboulés.
Les jeunes n’achètent plus de disques, ils écoutent des mp3 dont la plupart disposent illégalement ou injustement, les accords de la Sacem avec YouTube, Deezer ou Spotify ne profitant qu’aux majors. Les musiques qui défilent sont rarement identifiées sous la logorrhée du flux des mp3 diffusées en playlists. Pourtant ce phénomène touche encore peu les musiques de niche dont le jazz et assimilés font partie. D’abord parce que la qualité des compressions mp3 le plus souvent utilisées reproduit difficilement la recherche de timbres des musiques inventives.
La musique vivante est une des meilleures réponses contre la suprématie du flux anonyme. Les concerts se multiplient, même si l’État, assujetti aux lois dictées par les banques, se désinvestit scandaleusement de la culture qui fait pourtant la richesse de notre tout petit pays et sa renommée mondiale. Il y a de plus en plus de concerts dans les cafés, les squats et en appartement. De toute manière les festivals tournaient en rond, leurs responsables ayant pour la plupart si peu d’entrain et d’imagination, se copiant les uns les autres sans chercher à faire des découvertes. De plus en plus de musiciens créent leurs labels et montent leurs propres festivals, franchement les plus réussis, les plus conviviaux et donc les plus excitants. Entendre ces affirmations comme des généralités, car il existe heureusement quelques exceptions remarquables de producteurs et programmateurs encore dignes de ces noms. Il est malgré tout de plus en plus difficile de vivre de son art, les salaires ayant drastiquement baissé depuis vingt-cinq ans, et les musiciens étant également de plus en plus nombreux
(la reproduction de l'extrait paru dans Passage en Revue de Citizen Jazz 2016 s'arrête ici), mais cela nous l’avons voulu et nous nous y sommes employés depuis 1968.
Autre démonstration de résistance est le retour du vinyle voué à l’oubli avec l’avènement du CD. Les amateurs de beaux objets, et l’emballage n’est pas qu’esthétique, car aussi porteur de sens et d’informations, n’ont jamais accroché au boîtier cristal riquiqui. Le CD a l’avantage d’éviter la détérioration à l’usage, bien qu’il ne soit pas éternel comme on nous l’avait vendu à ses débuts, et de proposer une durée qui sied à de nombreux projets. Le vinyle offre une surface graphique conséquente, et, travaillé dans des conditions devenues hélas exceptionnelles, une dynamique étonnante face à la réduction binaire des 0 et des 1 du numérique. Ce n’est pas le propos de comparer ici les deux supports, mais l’un et l’autre ont des avantages. Nombreux audiophiles ne jurent plus que par l’analogique quand d’autres restent attachés au disque en plastique argenté. De même le téléchargement et l’écoute en ligne ouvrent de nouvelles perspectives.
La disponibilité immédiate n’est pas l’une des moindres qualités de la musique sur Internet. Elle fonctionne d’ailleurs aussi bien pour l’émetteur que pour le récepteur. J’adore enregistrer un vendredi, monter, mixer, préparer l’iconographie pendant le week-end et mettre en ligne le lundi soir un album complet, offert gratuitement aux auditeurs avertis. La rentabilité directe est nulle, mais quels profits espérer de la vente des disques aujourd’hui ?! L’investissement est également considérablement réduit, à condition de disposer du matériel pour enregistrer. Si l’on compare encore avec le salaire proposé pour un concert, la différence reste dramatiquement minime alors que la liberté de produire en toute indépendance est stimulante. La plupart des disques pressés ne servent qu’à la promotion, à moins de vente à la fin des concerts, ce qui souvent ne permet que de rembourser les coûts de la production. De plus, côté prospection, les programmateurs exigent maintenant des vidéos, ce qui repousse le problème un peu plus loin… Les musiciens n’arrivent à vivre qu’en multipliant leurs interventions, dans des domaines variés comme par exemple la pédagogie, la musique appliquée restant une des plus lucratives.
À mon niveau, j’ai suivi l’évolution des techniques, mais jamais celles du marché que j’aurais plutôt tendance à anticiper. Le label GRRR est un des plus anciens puisque fondé en 1975**. Nous avons commencé par des vinyles en soignant leur graphisme, nous investissant à la gravure avec des orfèvres en la matière, nous déplaçant à l’imprimerie lors de la mise en machine des pochettes… En 1987 nous avons été parmi les premiers à produire un CD***, ce qui nous offrait la possibilité de composer des pièces délicates que le gratouillis de l’aiguille nous interdisait jusque là et de proposer des œuvres plus longues. En 1997
Carton**** fut l’un des premiers CD-Rom d’auteur. Mais à partir de 2010 nous mettons en ligne***** les archives d’
Un Drame Musical Instantané, puis tous les nouveaux albums, soit une trentaine de collaborations avec pour la plupart de jeunes musiciens et musiciennes parmi les
affranchis. Parallèlement à ces travaux purement sonores je m’investis depuis toujours dans des formes multimédia comme aujourd’hui les œuvres sur tablettes tactiles******. C’est sans compter les spectacles vivants où se mêlent différentes expressions artistiques.
Reste un problème, le refus absurde de la presse papier, généraliste et spécialisée, de chroniquer les œuvres en ligne. Leur lectorat se réduit pourtant de jour en jour au profit de magazines en ligne et des blogs. Cette posture risque de leur coûter leur existence. Pourtant, de même que pour les supports sonores, le papier est complémentaire des éditions numériques. Si une liseuse possède des qualités indéniables pour lire un roman, les ouvrages illustrés sont plus agréables dans leur forme traditionnelle. Ce numéro exceptionnel de Citizen Jazz attestera de ce que j’avance !
THIS IS THE QUESTION
Que nous réserve l’avenir ? Les jeunes musiciens et musiciennes vont-ils continuer à nous épater par leur virtuosité couplée avec le développement de mondes bien à eux ? Le Web va-t-il continuer à diffuser la résistance aux courants dominants ? Face à la barbarie et à la restriction des libertés grandissantes quel sera le rôle des artistes ?
Les jeunes musiciens ont tendance à se regrouper en collectifs comme dans les années 60-70. Ils ont moins l’esprit de chapelle que leurs aînés. La solidarité n’est pas un vain mot. Mais nombreux prétendent que les conditions pédagogiques dont ils et elles ont bénéficié sont entrain de s’étioler. De plus en plus ils apprennent à se servir des outils informatiques leur permettant de s’affranchir des lourdeurs du studio. Idem des outils de communication qu’ils maîtrisent de mieux en mieux. Reste à voir comment ils se comporteront avec les nouveaux venus !
Aux débuts d’Internet, pratiquement 80% des sites étaient créatifs. Vingt ans plus tard l’inventivité a déserté le Web au profit du commerce et des services. Par contre les réseaux sociaux se sont développés considérablement, offrant une contre-offensive à l’abrutissement généralisé asséné par les média traditionnels aux mains de l’État, des banquiers et des marchands d’armes.
Si chacun et chacune peut développer sa propre esthétique en suivant plus ou moins tel courant, voire en l’initiant (la mode n’a d’intérêt que lorsqu’on la crée), n’est-il pas de sa responsabilité de réfléchir le monde qui l’entoure, de l’analyser et d’assumer sa position sociale ? L’artiste est un citoyen dont la voix porte. Les cent fleurs qui éclosent ici et là sont le reflet de la diversité libertaire rencontrée par exemple aux Nuits Debout. Comment unifier ces mouvements sans perdre l’authenticité de chacun ? La question se pose plus crucialement entre les différents corps de métier qu’entre homologues. Les responsables de salles, les journalistes, les producteurs, les diffuseurs, les musiciens semblent évoluer dans des mondes parallèles. Comment les pousser à miser sur l’avenir au lieu de ressasser les recettes éculées qui s’épuisent ?
Les quinze dernières années ont montré un regain de vitalité de la musique en France, pas seulement dans le jazz et assimilés. Comment s’appuyer sur cet élan pour ne pas s’endormir sur ses lauriers ? La politique française actuelle, dans tous les domaines, pas seulement la culture, nous pousse dans le mur. Comment se servir de nos armes pour construire un monde meilleur ? Faut-il changer la nature de la musique, intervenir dans des zones laissées à l’abandon, prêcher la bonne parole à l’étranger, fédérer toutes ces énergies ?
P.S.
(conservé dans la parution de Citizen Jazz) : je n’ai aucun souvenir précis de ces quinze ans qui aurait changé la face du jazz et des musiques improvisées. C’est la somme de tous qui fait sens. C’est peut-être la raison pour laquelle je tiens quotidiennement un journal en ligne depuis douze ans sur drame.org et Mediapart. L’actualité se double ainsi d’une mémoire, un long métrage de plus de 3300 articles en plus de ceux que j’écris ailleurs et en marge de mes activités musicales et artistiques.
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www.drame.org/blog du 23 août 2013
**Birgé Gorgé Shiroc,
Défense de, disque culte figurant sur la
Nurse With Wound List
***Un Drame Musical Instantané,
L’hallali, avec l’opéra
La fosse et l’ensemble de l’Itinéraire, Frank Royon Le Mée, Dominique Fonfrède, etc.
****Birgé Vitet,
Carton, CD-Extra interactif de chansons avec le photographe Michel Séméniako
*****
www.drame.org, avec, à l’heure actuelle, 69 albums inédits, 929 pièces, 137 heures et une radio aléatoire en page d’accueil
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www.lesinediteurs.com,
www.volumique.com