70 Musique - février 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 28 février 2023

Tribute to Lucienne Boyer, bis


Il y a cinq ans j'avais chroniqué le CD Tribute to Lucienne Boyer par le Grand Orchestre du Tricot avec la chanteuse Angela Flahault. À cet album enregistré en 2016 et paru l'année suivante sur le label du Tricollectif a succédé plus confidentiellement un disque enregistré en public au Petit Faucheux en 2019 et paru en 2020 sur B-Records, label exclusivement consacré aux concerts live. Comme j'avais ensuite été enthousiaste lors de leur passage à Paris à l'Ermitage j'ai commandé le nouveau, intéressé de comparer les deux versions.
On ne retrouve pas la précision du studio où Angela faisait les chœurs en plus de la voix principale, mais l'orchestre tient une place beaucoup plus importante, tant vocalement qu'instrumentalement, ce qui est cohérent en regard de la qualité des musiciens et du spectacle auquel j'avais assisté. La différence technique est souvent constitutionnelle du live qui ne permet pas de passer des jours à régler chaque détail. J'en veux pour preuve un autre disque très intéressant paru également chez B-Records, une version de l'opéra de Fausto Romitelli, An Index of Metals, dirigé par Fiona Monbet avec la chanteuse Linda Olah, évidemment plus rock (voix naturelle) que Donatienne Michel-Dansac (voix lyrique) dans l'excellente version de l'Ensemble Ictus. Comparaison passionnante. On peut regretter qu'au mixage la basse et la guitare ne soient pas suffisamment mises en évidence, d'autant que ce sont Olivier Lété et Christelle Séry qui se sont joints à l'Ensemble Miroirs Étendus. Par ailleurs la transversalité des interprètes est une excellente nouvelle dans les mondes contemporains où la porosité n'existait pratiquement pas lors des décennies précédentes. On se souvient pourtant de la sublime version de 1987 de Laborintus II de Luciano Berio dirigée par le compositeur et où excellaient Michel Portal, J-F Jenny-Clarke, Bernard Lubat, Jean-Pierre Drouet, Christiane Legrand... La musique aussi s'y prêtait. Je n'ai pas entendu la version live de 2010 avec Ictus et Mike Patton comme narrateur (P.S.: Ictus m'a depuis envoyé le lien vers leur version). Le répertoire contemporain bénéficie de plus en plus souvent de versions différentes comme par exemple Different Trains de Steve Reich, chose à laquelle nous a habitués la musique classique.
La version live de Tribute to Lucienne Boyer se justifie par le travail de l'orchestre qui avec le temps a pris ses aises, l'interprétation s'imposant face aux excellents arrangements de Roberto Negro et des frères Ceccaldi. Le souffle de liberté que propulse l'orchestre est évident et les intermèdes parlés d'Angela Flahaut ont été préservés au milieu des applaudissements du public. Le côté festif de ces chansons impertinentes y gagne évidemment, mais c'est surtout le concept du collectif qui apparaît ici, les morceaux durant nettement plus longtemps. On passe de chansons à un spectacle de music'hall qu'il est facile d'imaginer. De plus le disque est accompagné d'un livret avec les paroles des chansons et d'un entretien avec le batteur Florian Satche à l'origine du projet.

jeudi 23 février 2023

Nurse With Wound


La musique du groupe anglais Nurse With Wound est souvent occultée par l'importance de la Nurse With Wound List considérée comme la Bible de l'Underground. Les trois liens hypertexte qui précèdent rappellent la nature de cette liste établie par les membres originaux du groupe, soit Steven Stapleton, John Fothergill et Heman Pathak, énumérant les cent disques qui les ont influencés. Ils la publièrent en 1979 sur leur premier 33 tours, Chance Meeting on a Dissecting Table of a Sewing Machine and an Umbrella et elle fut maintes fois reproduite. Sa présence dans la liste valut à mon premier disque, Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, de devenir culte, créant des sympathies, au début pour moi incompréhensibles, avec Thurston Moore de Sonic Youth ou Trent Reznor de Nine Inch Nails, fans de la liste en question ! Thurston a d'ailleurs composé un remix du Drame que nous devrions publier sur un 17 cm lorsque nous aurons enregistré l'autre face.
En 1984 Steven Stapleton demanda ainsi à Un Drame Musical Instantané de participer à l'album collectif In Fractured Silence, réédité prochainement par le label du Souffle Continu agrémenté d'un texte de Stapleton ressuscitant sa genèse. Avec Francis Gorgé (guitare, synthétiseur, percussion, flûte) et Bernard Vitet (piano Bösendorfer Imperial, percussion) nous envoyâmes ainsi Tunnel sous la Manche (Under the Channel), une très belle pièce où je joue du synthé, de la flûte, de la trompette et où je détourne un extrait de circonstance d'un film de Jacques Becker. Nous suggérâmes aussi d'inviter Hélène Sage qui se fendit d'un admirable Frissons dans la cochlée.
Renouant allègrement avec Steven Stapleton après une quarantaine d'années de silence réciproque, nous nous sommes mutuellement envoyé quelques CD. Steven Stapleton s'est entouré de musiciens différents selon les époques. Lui-même est polyinstrumentiste et change souvent son fusil d'épaule, pratiquant l'électroacoustique, la batterie, le violoncelle, la guitare, le piano, les percussions et toutes sortes d'objets non identifiés.
En 1986, sur Spinal Insana sont notés David Jackman (du groupe Organum) au banjo, Robert Haigh à la guitare électrique, Chris Wallis à la guitare sèche. Ce disque rappelle que Nurse With Wound fut un précurseur de la musique industrielle, de drone aussi, sans sombrer dans les clichés du genre. Clusters, nappes, rags et engrenages construisent une sorte de rituel de la nouvelle ère. Ça zappe, glougloute, crisse et décape joyeusement, même dans la dark ambient.
Dix ans plus tard, le double Who Can I Turn To Stereo est encore plus expérimental. Stapleton joue de ses boucles obsessionnelles tandis que les voix introduisent d'étranges narrations. Le second disque, plus calme et planant, rassemble des débris du premier. Stapleton et Colin Potter invitent une dizaine d'invités à ces agapes sonores rappelant parfois le krautrock d'Amon Düül ou Can. Mais c'est évidemment autre chose, car l'infirmière fut savamment blessée.
Voyage dans une terre inconnue, suspendu à des fils invisibles, traversé de parasites et de rythmes sarcastiques, l'autre double, The Surveillance Lounge, contient l'original de 2009 et un alternate mix, drone excité où l'on retrouve la sirène grave d'un navire imaginaire, des voix éthérées et des accidents de parcours réfutant l'axiome du titre. En fait ça se calme une fois posé. Stapleton fait là équipe avec Andrew Liles et David Tibet (de Current 93). Les inscriptions sur la pochette, collages surréalistes réalisés comme les autres par Stapleton sous le pseudonyme de Babs Santini, sont transparentes. Il faut incliner l'objet pour les lire. Un peu comme la musique !
Associé seulement à Liles, même si apparaissent Ian Hinton à la guitare, Rick Tomlinson au cor et Matt Waldron aux grooves atmosphériques, Stapleton enregistre Chromanatron en 2013, sous-titré A Hallucination On The Music Of Sand. L'introduction tellurique se transforme rythmiquement, s'apparentant à de la noise, ce qui n'a rien d'étonnant pour Nurse With Wound, et la suite montre que tous ces disques sont d'essence rock, comme on pouvait s'en douter, ce qui s'écoute à fort volume.
J'ai donc pris un très grand plaisir à découvrir ces quatre albums de musique qui sonnera bizarre aux oreilles non averties, transporté vers des territoires dont la carte ne précise ni le lieu ni l'époque, les explorateurs traçant leur chemin comme ils peuvent, s'appuyant sur des réminiscences qui n'ont probablement jamais existé.

mardi 21 février 2023

Ostrakinda d'Olivier Lété


Il y a cinq ans j'avais chroniqué Tuning, le solo de basse d'Olivier Lété. Si je l'ai entendu avec d'autres depuis, il revient aujourd'hui en trio avec le trompettiste Aymeric Avice et le batteur-percussionniste Toma Gouband. Le projet s'intitule Ostrakinda en référence à un jeu d'enfants de la Grèce antique, ancêtre de pile ou face, les côtés noir et blanc du coquillage ou du tesson de jarre représentant le jour et la nuit. Pas de hasard : l'indétermination guide les compositions de Lété. On confond souvent l'indétermination revendiquée par John Cage avec l'aléatoire qui semble exclure le choix, ou le non-choix, ou encore la résultante des choix, ça joue comme la loterie de l'hérédité, allez savoir comment la musique se forme sous les crânes pour terminer au bout des doigts ou des lèvres. Les deux acolytes du bassiste travaillent le timbre de leurs instruments comme lui, en valorisant ce qu'ils ont de spécifique. Le souffle et les pistons, les heurts et frottements. La basse est ronde, grave, profonde. La trompette et le bugle métalliques, aériens, lyriques. La batterie ou les percussions de peau, de feuilles, de pierre, et de métal aussi, comme les deux autres. Cet âge du bonze ne manque pas d'air. Ensemble ils construisent un rituel rupestre, paysage sonore où s'inscrit une histoire du jazz un peu tordue, comme sur une route de montagne où les sorties de virages sont vivement recherchées. Et la nature frémit en écoutant passer l'attelage.


→ Olivier Lété, Ostrakinda, CD Jazzdor Series, dist. L'autre distribution, 15€ (10€ en numérique), sortie le 3 mars 2023

lundi 20 février 2023

Novembre en février


Nous sommes en février et Novembre est à l'approche. Déjà le kraft, sur lequel est imprimé le pochette, note papier comme il y a neuf ans leur premier album Calques, tel son nom l'indiquait. Et puis dès que Encore commence, le son. L'enregistrement ne sonne pas tout à fait comme on en a l'habitude. Peut-être la position des micros ? On avance dans l'écoute et rien ne se passe comme prévu. Prévu ou entendu. Un disque de compositeurs qui plongent dans la musique, s'en barbouillent comme des enfants découvrant la barbe à papa. Ça joue, dans tous les sens du terme. N'est-ce pas le propre de l'art que de se fabriquer des contraintes, de s'exprimer librement, mais toujours dans le cadre fixé ? Détermination et indétermination. Pour l'instant j'en profite simplement, mais je sens bien qu'il y a des consignes, comme recommencer "le plus vite possible" ou bien glisser à force de répéter, s'arrêter, reprendre... Allez savoir ce que Romain Clerc-Renaud et Antonin-Tri Hoang ont derrière la tête ! Le pianiste et le saxophoniste(alto)/clarinettiste(basse) ont contaminé le contrebassiste Thibault Cellier et le batteur Sylvain Darrifourcq, tous de sacrés virtuoses, et pourtant on s'en fiche, les surprises sonores nous harponnant à chaque tournant. Encore foisonne d'idées, détournant et zappant avec amour l'histoire du jazz. Pour les contemporains on pense forcément à Ornette Coleman, mais aussi Braxton, Lacy, Mantler, Steve Nieve, Roscoe Mitchell, Muhal Richard Abrams, Zappa, et d'autres que ma mémoire laisse honteusement prendre la poussière sur les étagères. Ils ne sont pas si nombreux les visionnaires. Il y a donc bien un après. Si Novembre est une bande d'intellos, cela ne les empêche pas de nous faire vibrer, parce que ça swingue de maintenant. Ils respirent. S'époumonent. Ils (en)chantent. S'envolent. Ils sont fous. Savamment fous.


Et comme si ce magnifique album enregistré en studio par Erwan Boulay ne suffisait pas, ils nous gratifient d'un second CD réalisé par Marc Baron qui les a captés sous tous les angles pour en faire une pièce électroacoustique en deux parties, sorte de "making of" grungissime. Baron les a transformés en se servant de ses instruments de compositeur d'encore un autre genre : magnétophone, hydrophone, perche, ressort, boucles... Ainsi parasites, réinjections, nouveaux silences, tunnel de sub-basses, bribes de dialogue, répétitions, field recording nous font pénétrer dans les entrailles de Novembre. Je range ce deuxième disque dans la pochette kraft qu'a designée Galilée Al Rifaï, la sœur d'Antonin, et je reprends le premier pour l'écouter Encore, same same but different...



→ Novembre, Encore, 2CD Umlaut Records, 12€ (8€ en numérique)

→ Podcast sur France Musique de l'émission À l'improviste d'Anne Montaron consacrée à Apparitions, re-création du quartet Novembre avec sept musiciens invités (le Trio Bribes soit la chanteuse Linda Olah, le saxophoniste Geoffroy Geysser, le batteur Yann Joussein ; les violoncellistes Gulrim Choi, Elena Andreyev, Myrtille Hetzel ; en coulisse la pianiste Eve Risser), précédée du duo Grand Bazar (Hoang & Risser) et la participation de la metteuse en scène Hatice Özer. Enregistrée le 31 janvier 2023 à l’Espace Jean Vilar d’Accueil dans le cadre du festival Sons d'Hiver.

jeudi 16 février 2023

Gibbon de Tatiana Paris


Objet difficile à ramasser. C'est ainsi que Cocteau voyait son œuvre. Ce sont évidemment celles que je cherche à débusquer au fil de mes pérégrinations. J'ouvre les yeux, je tends les oreilles, je me lèche les babines, je mets mon nez au vent, caresserais-je un vain rêve ? Alors je laisse de côté ce disque pour plus tard, si jamais me vient l'inspiration. Je le reprends, le repose, l'insère. Ce Gibbon m'aurait-il glissé une peau de banane ? J'ai marché trois jours dans la forêt primaire, emprunté des tyroliennes dont la plus longue mesurait un kilomètre à 150 mètres de haut au-dessus de la vallée et n'ai pas vu un seul de ces grands singes. Mais le troisième matin je les ai entendus, là, tout près, dans la brume de l'aube. Qu'y a-t-il de commun avec cette guitare électrique martyrisée, ces voix dans le radio-cassette, ces effets électroacoustiques aussi décapants que fragiles, cette chanson délicate ? Rien et tout à la fois. Le goût de l'aventure. L'observation des autres, ici un rouge-gorge amateur de farine, une murène, un type avec un drôle de blaze, une fille, et le fameux gibbon qui donne son titre au disque de Tatiana Paris. Les cordes de sa guitare sont frappées comme un cymbalum, le filetage des cordes est gratté, frotté, l'électricité offre la distorsion, ça pince. Pourquoi pense-je à Satie ? Peut-être parce que c'est court, faussement simple. 21 minutes 27 secondes. Pourtant tout y est.


→ Tatiana Paris, Gibbon, CD Carton Records, 12€ (5€ en numérique)

mardi 14 février 2023

(Tapage) Nocturne par Birgé et Segal


L'article du 12 juin 2010 évoque la séance qui marqua le début d'une nouvelle époque où j'assumai de ne plus être "un drame musical instantané". Une page de 32 ans se tournait. C'est le premier index de ce qui deviendra Pique-nique au labo, rencontres régulières avec des improvisateurs enregistrées et publiées aussitôt en albums virtuels sur drame.org. Un double CD en témoigne, bientôt suivi par un deuxième volume courant 2023. C'est aussi un des premiers jalons de notre collaboration avec Vincent Segal et de notre longue amitié. Les photos avaient été prises par le regretté Bruno Riou-Maillard, l'assistant de Bruno Letort. La session est accessible gratuitement sous le titre Comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie !

La radio nous permet de vérifier que nous sommes sur la même longueur d'ondes. La Passion du Vinyl avait été une performance, un jeu de réminiscences, une action-music à deux voix. Cet échange valide nos cordes sympathiques en jouant sans images. Le producteur Bruno Letort n'aurait pu en avoir l'initiative sans avoir entendu parler de notre visite-concert de l'exposition Vinyl à La Maison Rouge. Il n'avait pas vu le film tourné par Françoise Romand. Mais l'idée du duo lui avait plu. Attraper Vincent Segal entre deux trains lui semblait une épreuve. Le violoncelliste et moi avons instantanément sauté sur l'occasion. Sans n'avoir jamais répété ensemble, nous nous étions promenés parmi les pochettes de disques de la collection Schraenen. Sans n'avoir jamais répété ensemble, nous avons hoché la tête pour dire que oui, nous étions prêts. L'enregistrement tournait.
Tout était très doux. Comme la nuit. Nous avions passé deux heures à brancher la mixette, mais surtout à ne pas réussir à récupérer France Musique dans mon ordinateur. Question de câbles, d'asymétrie, d'impédance. Tant pis, fit Vincent, on fera sans. J'acquiesce. Ce n'est pas grave. Je voulais transformer le son de la modulation de fréquence en temps réel, comme dans les années 70 lorsque je montais en direct mes radiophonies. Il est comique de voir tout ce monde penché sur la question sans qu'aucun stress ne s'en dégage. Nous nous lançons donc dans une suite de mouvements courts dont la conversation est le fil rouge, avec en option majeure une ambiance acoustique à ce nocturne "tapageur".


Tapage nocturne est le nom de l'émission de Bruno Letort qui [passait] le dimanche à minuit sur France Musique. Plutôt que jouer aux casques, Vincent Segal proposa de ne pas amplifier son violoncelle tandis que je diffusais le son de mes machines au travers de deux enceintes, à une puissance acoustique s'entend. Tendre l'oreille, être sans cesse à l'écoute, nous réalisons que "nous" jouons ensemble, avec nos instruments relégués à leur rôle d'instruments. D'habitude, si nous sommes amplifiés ou lorsque nous nous coiffons d'un casque, ce sont nos sons qui jouent ensemble, pas nous.
La palette de Vincent me fait penser à un mobile de Calder. Chaque élément a sa forme, son timbre, et l'œuvre n'est équilibrée que par l'audacieuse composition qui l'unifie. Il alterne pizz et archet, joue plusieurs mélodies simultanément, écrase les accords ou rythme l'inexorable pulsion qui nous amène jusqu'à ce dimanche minuit, puisque ces compositions "instantanées" ont été mises en boîte il y a quelques jours. Débarrassé de mes claviers, je joue du Tenori-on sur lequel j'ai ajouté deux banques de sons personnels (la voix d'Elsa enfant et les percussions échantillonnées de mon VFX), ainsi que de la Mascarade machine, l'application conçue avec Antoine Schmitt pour notre duo ensemble. L'instrument constitué d'un ordinateur portable avec webcam et, par extension d'un spot et d'un NanoKontrol, est une sorte de Thérémine du XXIème siècle que l'on contrôle en bougeant les mains à la manière d'un montreur de marionnettes à gaine. Je fais l'appoint avec ma trompette à anche, une varinette et un appeau. Notre musique de chambre se joue d'une jeune complicité où chacun réagit au doigt et à l'œil. [...]

jeudi 9 février 2023

Le premier enregistrement du Drame


J'ai créé les deux œuvres graphiques qui ornent le "nouvel" album d'Un drame musical instantané il y a 53 ans. Or je ne me souvenais pas que "une image peut en cacher une autre". C'était le titre d'une fantastique exposition du Grand Palais dont Jean-Hubert Martin avait été le commissaire et pour lequel j'aurai la chance de composer plus tard la partition sonore de Carambolages dans ce lieu prestigieux. Le personnage du macaron du disque est moins gore que l'alien cronenbergien de la pochette, mais c'est toujours amusant de chercher s'il n'y a pas d'autres figures cachées comme sur mon album préféré des Rolling Stones, Their Satanic Majesties Request, où apparaissent les quatre Beatles si l'on cherche bien. Il s'agit pourtant encore d'une illusion, car notre disque, extrait de sa pochette, montrera qu'une œuvre de la même taille que celle du recto est collée sur la face vierge du mono-face, le rond de l'enveloppe blanche figurant un iris. Sur l'autre face où sont gravées les 19 minutes de Très toxique j'ai simplement écrit à la main et au crayon gras de montage Un DMI et le titre. Les notes du verso sont plus longues. Donc tout cela m'a pris quatre jours pendant lequels j'ai fait attention qu'aucune des 85 pochettes numérotées et signées ne soient identiques.


Django, ne sachant pas lire, ne s'est pas laissé impressionner par la mise en garde, si j'en juge par sa petite langue rose. Il a trouvé fort à son goût cet enregistrement du 21 décembre 1976. Je venais d'avoir 24 ans, Francis Gorgé allait les atteindre et Bernard Vitet n'en alignait encore que 42. J'avais récemment emménagé au 7 rue de l'Espérance, avec pignon sur rue, Place de la Butte aux Cailles. Pour rejoindre le studio, il fallait ouvrir une très lourde trappe au milieu de la cuisine. Un escalier descendait dans la double pièce qui nous servait essentiellement de salon. J'y avais posé mes disques et mes instruments. Dans sa partie la plus cosy s'étalaient par terre deux grands matelas. Francis et Bernard s'y affalaient alors que j'occupais l'autre bord. Comme nous faisions beaucoup de bruit, nous fermions les soupiraux avec des portes magnétiques que Bernard avait confectionnées. Il y faisait frais l'été et chaud l'hiver, même si l'humidité avait tendance à créer du salpêtre sur certains murs. Bernard eut l'idée de prendre pour titres des poisons. Pour trouver le nom du groupe, nous nous y mîmes tous, y compris le plasticien Bruno Schnebelin (futur Ilotopie) qui fut des premiers concerts, à l'issue d'un couscous que nous venions de partager dans le restaurant berbère situé sur le trottoir d'en face, de l'autre côté de la rue Buot où s'ouvrait la fenêtre de la cuisine. Mon loyer était bridé par la loi de 1948, dit en surface corrigée, donc extrêmement bas, malgré la présence fort utile d'un garage attenant. Il y avait une échelle de meunier pour monter à la chambre du premier étage. Les toilettes et la salle de bain donnaient directement sur la cuisine où nous discutions autour de la grande table. Lors de nos réunions quotidiennes où nous refaisions le monde il m'arrivait de prendre mon bain pendant que les deux autres servaient le thé à côté. D'où l'exergue du grand article qu'Alain-René Hardy et Jazz magazine nous avaient consacré (1 2) : "le quotidien, stade ultime de la jouissance comme dans un bain très chaud", et Bernard avait fait barrer très à la main et remplacer par trop.

Francis et moi jouions ensemble depuis six ans, depuis notre premier concert au Lycée Claude Bernard, et nous avions déjà enregistré l'album culte Défende de. À l'été 76 javais fait la connaissance de Bernard lors d'un festival de soutien à la clinique anti-psychiatrique de La Borde ; avec une quinzaine d'autres musiciens réunis par Jac Berrocal, dont Pierre Bastien et Daunik Lazro, nous participions tous deux au concert du groupe Opération Rhino. Nous ne nous sommes plus quittés, happés par nos discussions sur Webern, Varèse ou Monk. En septembre, chargé par Claude Tiébaut et Noël Burch d'animer le stand de la cellule cinéma du Parti Communiste à la Fête de l'Huma, j'avais invité mes deux camarades. La sauce avait pris. Le succès remporté et l'empathie réciproque avaient donné naissance au Drame. Le 21 décembre, Très toxique et Laudanum figurent donc notre première rencontre souterraine en trio ! Jouée sans aucune indication préalable. Trop d'adrénaline nuit, notre premier disque, sera enregistré trois semaines plus tard. Nous nous découvrions. J'ai rassemblé tous les Poisons sur un album d'une durée de 24 heures qui s'étale jusqu'en juillet 1977. Après trois ans d'improvisations d'une liberté absolue, nous avons commencé à composer, à composer collectivement.

→ Un drame musical instantané, Très toxique, LP mono-face GRRR, édition limitée à 85 exemplaires numérotés et signés, pochette entièrement réalisée à la main par mes soins, magasin Dizonord à Paris (mais on le trouve aussi au Souffle Continu) / dist. The Pusher Distribution, 15€

samedi 4 février 2023

Si vous voulez vous déplacer


Je suis terriblement impatient que sorte Très Toxique. L'annonce de la vente en magasin (un seul à Paris) et de sa distribution internationale devrait intervenir milieu de semaine prochaine. En attendant quelques impatients comme moi sont venus au studio à Bagnolet acheter les rares exemplaires que j'ai conservés à cet effet. Très toxique est un vinyle mono-face de 19 minutes enregistré par mes soins le 21 décembre 1976, soit la première en trio du Drame avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, session historique d'une folle énergie ! Il n'a été tiré qu'à 85 exemplaires numérotés et signés, et surtout la semaine dernière j'ai réalisé la pochette seul à la main, ce qui m'a pris 4 jours. Le disque est scellé par l'image collée en son centre, garantie de sa virginité. Il faudra la trouer pour le faire tourner sur sa platine. J'ai créé les deux images en 1969 et leur impression (deux ans plus tard) est d'une qualité rare, due à l'Imprimerie Union qui réalisait les livres d'art de Picasso, Dubuffet ou du Collège de Pataphysique. Très Toxique n'est exceptionnellement vendu que 15 euros, mais nous faisons en sorte de limiter les spéculateurs en n'en vendant qu'un seul à la fois. Ce prix s'explique par la passion qui nous anime, le fait économique n'ayant jamais été notre guide, même si nous apprécions grandement de vivre exclusivement de notre musique depuis plus d'un demi-siècle. Lorsqu'en 1975 j'ai fondé les disques GRRR, je trouvais juste que des œuvres puissent être commercialisées à un prix très bas grâce à la multiplicité. La suite a montré que cet engagement fondamentalement politique portait ses fruits.
À l'épuisement de Très Toxique, probablement rapide, les amateurs d'Un Drame Musical Instantané pourront se rabattre sur les exemplaires originaux des vinyles Rideau ! (1980), À travail égal salaire égal (1982), Les bons contes font les bons amis (1983) et L'homme à la caméra (1984) qu'on peut trouver sur le site des Allumés du Jazz et aux magasins du Souffle Continu et de Dizonord. Sinon la floppée de CD chez GRRR, Klang Galerie, In Situ, etc., distribués par Orkhêstra, et nombreux inédits récents sur Bandcamp...

vendredi 3 février 2023

Mouvement perpétuel de deux improvisateurs japonais


Force et faiblesse, tous les poncifs de la musique improvisée y sont, mais remarquablement assumés et mis en valeur par deux interprètes exceptionnels. La pianiste Satoko Fujii et le guitariste électrique Ōtomo Yoshihide alternent systématiquement moments d'écoute d'extrême délicatesse et tempête paroxystique où leurs sons se mêlent et se démêlent. Leur mouvement est perpétuel puisqu'il oscille entre ces deux pôles. Ils exploitent avec bonheur leur veine romantique, que ce soit sur les touches classiques du piano ou avec une guitare pop aux envolées lyriques. Les deux Japonais plongent dans les entrailles de leurs instruments comme des chirurgiens. Satoko Fujii insère des petits objets dans ses cordes. Ōtomo Yoshihide frottent ses archets, de crin ou électroniques. Chacun, chacune frappe de ses baguettes japonaises. Lent. Rapide. Sobre. Chargé. Aérien. Tellurique. Minimaliste. Noise. Tic tac. Up down. Aucune surprise, on s'y attend, et pourtant ça coule comme de l'eau de source. Dans le genre il y a tant de disciples. Ici ce sont des maîtres.

→ Satoko Fujii & Otomo Yoshihide, Perpetual Motion, CD Ayler Records, 14€ (9€ en numérique sur Bandcamp)

mercredi 1 février 2023

De l'origine du monde


Le tableau de Courbet m'a toujours plongé dans un abîme de réflexions sans fin, tel l'effort à me représenter le big bang. Là où l'astrophysique génère encore une angoisse indicible, la culture physique me caresse dans le sens du poil. Du sexe de ma mère à ceux de mes partenaires, voire de ma sœur ou ma fille, je ne peux souffler mot. Des souvenirs qui se confondent, cher Jacques Lacan (acquéreur du tableau en 1955 pour le cacher derrière une toile de son beau-frère Masson). Chaque syllabe s'égrène dans l'ombre, mystérieuse ou révélatrice. Les atomes s'accrochent aux lèvres comme les notes de la valse des sphères imaginée par le compositeur Tony Hymas ou l'escalier infini de ses grappes de croches. Son album [qui parut en juin 2010 (l'article est du 9)] sur le label nato ressemble à la musique d'un film impossible à tourner, une volée de cordes vertes, la chair de l'orchidée, le goût de l'espoir, la vie retrouvée. Enregistrée avec le Sonia Slany String and Wind Ensemble, sa suite De l'origine du monde peint une fresque cruelle sur le mur des Fédérés. La tendresse noie toute colère dans un océan d'archets où flottent les voix de Violeta Ferrer et Nathalie Richard pour rappeler que cinq ans plus tard le Maître peintre d'Ornans fut en 1871 l'un des acteurs de la Commune de Paris. Condamné à payer de sa poche la réédification de la colonne Vendôme, symbole de la barbarie qu'il avait suggéré d'abattre, et acculé à la ruine, il mourra en 1877, avant la première traite.
De L'origine du monde au commencement de notre ère, de l'éternité à l'instant présent, il n'y a qu'un pas que Tony Hymas, épaulé par le producteur Jean Rochard, franchit comme l'Èbre ou le Rubicon, le cœur aussi haut que le poing. Aussi, les chants de Marie Thollot et Monica Brett-Crowther ne sont pas d'Élysée. Ils incarnent la Résistance. L'accordéon de Janick Martin vient en renfort du piano de Hymas, avec en perspective la harpe d'Hélène Breschand et le violoncelle de Didier Petit. La peinture est encore fraîche. S'y fondent les images d'un épais et somptueux livret illustré par Benjamin Bouchet, Daniel Cacouault, Stéphane Courvoisier, Chloé Cruchaudet, Nathalie Ferlut, Sylvie Fontaine, Simon Goinard Phélipot, Stéphane Levallois, Jeanne Puchol, Rocco, Eloi Valat, Zou et, torgnole salutaire, Gustave Courbet. Le label nato (dist. L'autre distribution) répond à la crise de l'industrie phonographique en publiant cet obscur objet du désir, 112 pages à savourer en musique...