70 Musique - mai 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 30 mai 2024

Waslat, 5ème jour d'Interzone


Bientôt vingt ans que l'ancien guitariste de Noir désir, Serge Teyssot-Gay, et le joueur d'oud syrien cofondateur du groupe Bab Assalam, Khaled Aljaramani, se sont rencontrés à Damas et ont créé le duo Interzone, et cinq ans depuis le quatrième album que j'avais déjà beaucoup aimé. Mélange de rock et de Moyen-Orient, leur musique rassemble tout ce qui nous fait rêver dans ces deux termes. C'est le genre de disque qui s'écoute en toutes circonstances. Il nous élève ou nous entraîne. Il nous tire ou nous enlève. Khaled Aljaramani chante plus que sur les autres disques. Serge Teyssot-Gay se sert aussi d'archets, de crin ou électronique. Waṣalāt sont des suites composées qui prennent le temps de l'improvisation, ici de merveilleuses arabesques oscillant entre la mélancolie et l'euphorie.



→ Interzone, 5ème jour - Waslat, CD Garden Records, dist. L'autre distribution, 12,99€

lundi 27 mai 2024

SIHR, impro transe de chicoufs


La transe réunit les quatre poly-instrumentistes de SIHR, Frédéric D. Oberland (synthé modulaire, buchla, boite à rythmes, sax alto, guitare électrique, voix), Grégory Dargent (oud, guitare électrique, synthé analogique, métaux), Tony Elieh (basse électrique, synthé), Wassim Halal (darbuka, bendirs, percussions, effets). Durant trois jours Benoit Bel a enregistré leurs improvisations de dervishes modernes. On sent la forte émulation entre eux. Les instruments importent peu. L'énergie est celle du rock ou du free jazz, mais les accents sont méditerranéens. J'avais découvert Wassim Halal en 2015 avec Revolutionary Birds et adoré son triple Le cri du cyclope au point de l'inviter pour une des sessions de mes Pique-nique au labo intitulée La révolte des carrés. Je croise avec curiosité le nom de Grégory Dargent à toutes sortes de fonctions artistiques depuis plusieurs années. Les deux autres m'étaient encore inconnus. Comme pour les meilleures musiques répétitives les quatre rythmiciens visent l'ivresse sonore. Ils me rappellent les mômes qui arrivent chez leurs grands parents et qu'on appelle les chicoufs, pour "chic ils arrivent, ouf ils s'en vont !". Parce qu'après ça, on reste sur les genoux.

→ Oberland-Dargent-Elieh-Halal, SIHR, CD 13€/LP 16€/numérique 9€ chez Sub Rosa

vendredi 24 mai 2024

40 pistes pour le 40e anniversaire d'ADN


Pour fêter son 40ème anniversaire le label italien ADN a demandé une pièce à 40 artistes ou groupes d'artistes. Il les a rassemblés en un coffret de 3 CD avec un livret de 88 pages, à gauche la présentation des protagonistes, à droite une image. J'aurais pu être tenté de signaler les contributions, la plupart originales, qui me plaisent le plus, ou souligner la présence de musiciens ou de groupes mythiques (cf. la liste minutée sur le site d'ADN), mais à l'écoute c'est l'ensemble qui fait œuvre. Si le livret présente tout le monde dans l'ordre alphabétique, j'ignore totalement les raisons du choix de Piero Bielli et Alberto Crosta pour rassembler les uns ou les autres dans les 3 CD intitulés énigmatiquement C5, H10 et 04. L'important est que cela fonctionne. Les morceaux free alternent avec des compositions plus carrées, les atmosphères sont variées, il n'y a aucun silence entre les plages. La curiosité informative demande à se reporter sans cesse au livret tandis qu'une écoute libre laisse l'auditeur au plaisir des sens. Les passages sont perceptibles la plupart du temps, grâce au large éventail des timbres et des rythmes. Il est rassurant de constater que les enregistrements qui commencent en 1983 et s'étendent jusqu'à nos jours ne permettent pas de dater à l'oreille ce que nous écoutons. Par contre on sent bien qu'il s'agit d'une musique actuelle, indépendante du marché et des circuits institutionnels. Les influences sont multiples, rock, jazz, musique contemporaine, électroacoustique, field recording, improvisation libre, drone, noise, etc., avec toutes les variations et tous les mélanges (im)possibles et (in)imaginables. En cela ce coffret, joliment présenté, pourrait faire figure de manifeste !
Dérogeant à la règle que je me suis fixée plus haut, j'avoue que je suis très heureux de participer à cette réunion informelle, en duo avec Gwennaëlle Roulleau, pour la pièce Kakushi toride no san akunin inspirée par un photogramme du film La forteresse cachée de Akira Kurosawa. Cette composition instantanée, placée entre Faust et Dominique Grimaud & Véronique Vilhet, me fait penser à Ennio Morricone, peut-être parce que j'y joue de l'harmonica et de la guimbarde en plus d'un orchestre virtuel joué au clavier, le tout traité en direct par le Cosmos de Soma. Gwennaëlle m'a emprunté ma vieille caisse claire pourrie qui était de mon premier concert et qu'elle traite informatiquement, elle aussi en temps réel.

→ Various Artists – ADN 40th Anniversary – 40 Years 40 Tracks, coffret 3CD + livret 88 pages, tirage 250 ex. numérotés, 45€ (on le trouve par exemple au Souffle Continu à Paris)

mardi 21 mai 2024

Meeting Atom


Toujours heureux de revoir Atom dont l'éternelle jeunesse est épatante. Il était de passage à Paris. Plaisir de se retrouver au bord du Canal de l'Ourcq. Nous avons évidemment évoqué les mutations de la production et de la distribution cinématographiques. Son dernier film, Seven Veils, n'a pas encore de distributeur en France ! Le réalisateur canadien partage son emploi du temps à mettre en scène des opéras. Après huit Salomé, il s'appuie donc sur Richard Strauss pour évoquer les perversions cachées qui hantent les familles...

lundi 20 mai 2024

Sollmann écrit pour les instruments de Partch


La difficulté d'écouter les œuvres du compositeur américain indépendant Harry Partch (1901-1974) en concert venaient du fait que ses instruments originaux, stockés sur la côte ouest des États-Unis, étaient quasiment intransportables. À côté de ses propres enregistrements, qui sont heureusement assez nombreux, je ne les avais jusqu'ici entendus que sur le disque Weird Nightmare produit par Hal Willner autour de la musique de Charles Mingus, arrangée par Michael Blair, Henry Threadgill, Greg Cohen, Vernon Reid, Bill Frisell, The Uptown Horns, Bobby Previte et Art Baron. Il y a huit ans Heiner Goebbels mit en scène l'opéra de Partch, Delusion of the Fury, sur des répliques des instruments microtonaux construits par le percussionniste Thomas Meixner pour l'Ensemble Muzikfabrik. Le spectacle, à la Grande Halle de La Villette dans le cadre du festival Manifeste, avait tout d'une féérie... Depuis que j'ai acquis le livre de Partch, Genesis of a Music je n'ai hélas pas beaucoup avancé...
Grâce au tubiste Maxime Morel, récemment entré dans l'ensemble allemand, le corniste Nicolas Chedmail (Spat' sonore) m'apprit que Phillip Sollmann (aka Efdemin) avait composé l'année suivante Monophonie pour l'instrumentarium de Partch. Ses pièces prolongent le travail de l'Américain avec des tournures plus modernes. Mais on reconnaît le minimalisme tribal et sacré dans les structures rythmiques et les drones. Un pied dans la musique savante, un autre dans la musique populaire, Sollmann utilise aussi des objets sonores du designer et sculpteur italo-américain Harry Bertoia (1915-1978) ou la double sirène du Berlinois Hermann von Helmholtz (1821-1894). Sa recherche de timbres purement acoustiques et son aspect dansant me font penser à la musique que peuvent susciter les circuits d'échantillonnage et de maintien (sample & hold) des synthétiseurs. En cela je m'en sens proche, que ce soit pour les expériences de mes débuts ou dans les ritournelles répétitives et autres arpèges en spirale que j'aime toujours produire de temps en temps.

→ Phillip Sollmann, Monophonie, CD A-Ton 14€ ou 2LP 20€ ou numérique 9€

vendredi 17 mai 2024

Tardigrade et Yellow Horses d'Alexandre Saada


Il faut toujours remettre les choses à leur place, soit rectifier le tir en mettant le point sur les i. Un point c'est trou. Comme celui au centre du disque qui tourne. Même si côte à côte la paire fait masque, à condition de les extirper de leurs enveloppes en carton. Cela ne se voit pas sur mon image, mais cela peut éventuellement s'entendre. Car ma fille ce n'est pas l'usage, de les placer sur son visage... Mieux vaut les servir sur un plateau. On ne peut pourtant s'attendre ni à l'un, ni à l'autre, si jamais on connaissait les antécédents du pianiste. J'ai ici-même chroniqué son We Free, musique improvisée par la trentaine de musiciens/ciennes de The All Band, et les chansons engagées de Madeleine et Salomon que j'écoute régulièrement.
Donc, si Yellow Horses est un disque de chansons pop d'Alexandre Saada accompagné par Martial Bort à la guitare, Thomas Pegorier à la basse et Olivier Hestin à la batterie, Tardigrade est un duo improvisé avec le bandonéoniste Tristan Macé. En écoutant ces dix-sept miniatures où tardigrade est affublé de circonstances à la manière des albums de Martine et de fantaisies satistes (à la plage, dans l'espace, mange de la mousse, résiste à la pression, se déshydrate, dans le pédiluve, survit à tout, se reproduit, se réhydrate, mange son prochain, au Groenland, fait une très longue grasse matinée ou la cryptobiose de tardigrade, supertardigrade, la patience exemplaire de tarnigrade, les carences musculaires de tarnigrade), je ne peux m'empêcher de penser au travail de l'artiste russe Alexandra Dementieva qui il y a quelques années m'avait montré ses tardigrades. Ces minuscules bestioles (Tardigrada), parfois appelés oursons d'eau, peuvent survivre dans des environnements extrêmement hostiles (températures de −272° à +150 °C, des pressions jusqu'à 6 000 bar, sans eau ni nourriture, exposés aux rayonnements ultraviolets ou X, et au vide spatial). C'est dire si le disque de Saada et Macé lorgne une certaine éternité, malgré les aventures abracadabrantes qu'ils font subir à ces panarthropodes ! Y a-t-il un lien de causalité entre les titres et la musique ? Si on commence par là, que penser des Morceaux en forme de poire ou des Préludes flasques pour un chien ? Ce qui est certain, c'est le plaisir qu'ont ressenti les deux improvisateurs à tricoter leurs claviers à touches ou boutons. Saada a toujours ce jeu direct, sans ambages, et Macé en faisant souffler son instrument loin du tango lui octroie cette même franchise.
Avec Yellow Horses, si le jeu de piano d'Alexandre Saada se rapproche de ce que je connaissais de lui, la surprise vient évidemment de ses chansons. Il n'accompagne pas ici Clotilde Rullaud, ni Malia, ni Martha Reeves, puisqu'il s'y colle, paroles et musique, en anglais. La guitare saturée a le tranchant de ses habitudes, mais lui chante en demi-teintes. Pas facile à cerner quand ça frise le free alors que ça sent le rock. Je manque de références. Kevin Ayers ? Syd Barrett ? Nick Drake ? Arto Lindsay ? Au piano, Saada prend souvent le contrepied, il n'illustre jamais, il contrepointe. Yellow Horses est à la fois tendre et volontaire. Ce sont des histoires d'amour qui tournent mal, ou bien, des histoires de soi dans un monde qui tourne de moins en moins rond, un truc bancal juste ce qu'il faut pour que ça existe. On se laisse porter.

mercredi 15 mai 2024

In Fractured Silence, la genèse


Pour l'excellent site It's Psychedelic Baby Magazine du slovène Klemen Breznikar, je reviens sur la genèse de l'enregistrement de Tunnel sous la Manche (Under The Channel) d'Un Drame Musical Instantané en 1983. Hélène Sage fait de même pour Frissons dans la cochlée. Ces deux pièces figurent sur le disque culte In Fractured Silence où l'on peut également écouter Sema et Nurse With Wound. Il manque le témoignage de Steven Stapleton qui est à l'initiative de ce projet collectif, mais il a rédigé l'insert, en anglais et français, glissé dans le vinyle original publié par United Dairies et sa réédition par Souffle Continu Records. Tout ce qui touche à Nurse With Wound est fondamental grâce à la célèbre Nurse With Wound List, véritable Bible de l'Underground où l'on trouve mon premier disque, Défense de de Birgé Gorgé Shiroc enregistré en 1975. Il y a deux ans j'avais déjà répondu à une très longue interview pour It's Psychedelic Baby Magazine. Mes deux contributions sont en anglais, mais ce sont des témoignages conséquents sur mon travail et surtout celui du trio que nous formions avec Francis Gorgé et Bernard Vitet. Ils sont en outre généreusement illustrés par de nombreuses photographies. Je livre ci-dessous la version française de mon texte sur le Drame et sa contribution à In Fractured Silence.

En 1981, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République et la nomination de Jack Lang au ministère de la Culture, le budget de la culture représentait 1% du budget de la France, ce qui est énorme comparé à ce qui se pratique aujourd’hui. J’avais reçu un coup de téléphone de la Direction de la Musique me demandant si Un Drame Musical Instantané avait un projet artistique, car il y avait trop d’argent à attribuer ! Dans la nuit nous avons monté une association et proposé le grand orchestre du Drame que nous venions de créer. La subvention nous permit de faire vivre cet orchestre de quinze musiciens pendant six ans. Cette époque marqua aussi les années d’or de Radio France, initiées par Alain Durel et Louis Dandrel. C’est ainsi que, pour France Musique, Didier Alluard et Monique Veaute nous proposèrent de réaliser deux émissions de création de plus de deux heures où nous étions totalement libres. La radio nationale nous donnait accès à ses archives et nous adjoignait deux assistants formidables, Bernard Treton et Christine Bessely, ainsi que qu’un ingénieur du son pour mixer tout cela, Alain Nedelec, et une bruiteuse, Dominique Auber, même si je me chargeais de la plupart.


USA le complot, la première création d’Un Drame Musical Instantané, fut diffusée le 17 juin 1983. La bande-annonce que nous avions composée disait : « L’histoire des USA ressemble à un western. Les colons sont venus sans rien. Ils ont dû prendre. D’abord les terres indiennes, et le jazz des esclaves africains, et les matières premières du tiers monde. L’Amérique est devenue forte. Elle a le sens des affaires. Ce qu’on a volé, il a fallu le vendre. Les Américains ont le sens de l’hospitalité : ils sont partout chez eux. Génocide, ségrégation, chasse aux sorcières, impérialisme… Des États Unis d’Amérique retentit sur tout le globe une étrange musique qui fait semblant d’être sourde à ce qui se passe ailleurs où c’est une autre histoire… U.S.A., le complot. Une émission réalisée par Un Drame Musical Instantané. Jean-Jacques Birgé, Bernard Vitet, Francis Gorgé. Vendredi 17 juin de 22h30 à 1h du matin. »

L’émission était essentiellement constituée de documents sonores et musicaux prééxistants : Mothers of Invention God Bless America. Musique des Indiens Navajos. Batteries d'ordonnance du Corps Expéditionnaire de Rochambeau. John Ford et Samuel Fuller. Chant Peyotl des Sioux Yankton. Revendications des tribus indiennes. John Philip Sousa Galant 7th. Buffalo Bill. Témoignages de Jean et Geneviève Birgé. Le jugement des flèches, musique de Victor Young. Chant de femmes du Burundi. Aretha Franklin Mary Don't You Weep. Steve Reich It's Gonna Rain. The Last Poets New York New York. Colette Magny Oink Oink. Ruben and The Jets Almost Grown. News On The March. Jimi Hendrix Star Spangled Banner. Charles Ives chante They Are There. Rocker par Charlie Parker en soutien au Parti Communiste Américain. Thelonious Monk et Miles Davis Bag's Groove. Albert Ayler Spirits Rejoyce. Cathy Berberian Stripsody par Marie-Thérèse Foy. Le Journal de Wall Street sur la culture française. Bertolt Brecht devant la Commission des Activités Anti-Américaines. Johnny Guitar, Vera Cruz, Un roi à New York, Tex Avery, Underworld USA. Humphrey Bogart, James Cagney. Johnny Hallyday La bagarre. Serge Gainsbourg Comic Strip. Michel Jonasz Big Boss. Karen Cherryl La marche des machos. Adriano Celentano 24000 baisers. Nina Hagen. Los Bravos Black is Black. Pyramis. YMO. Ryo Kawasaki and The Golden Dragon. Miles Davis Solea. Harry Partch chante The Letter. Spike Jones Hawaïan War Chant. Terry Riley et John Cale Church of Anthrax. Laurie Anderson From The Air. Charles Ives Variations on America… À cette époque la fin des émissions était marquée par La Marseillaise dans l’orchestration de Berlioz, c'était de circonstance en l'occurrence ! La nuit, les émissions s’arrêtaient.


La peur du vide, seconde création d’Un Drame Musical Instantané, fut diffusée le 1er juillet 1983. Même équipe, mais cette fois le Drame s’immisçait dans la programmation avec quatre pièces originales composées spécialement : La peur du vide, Légitime Défense, Le directeur paiera pour ses crimes et Tunnel sous la Manche. Le style choisi était un thriller. En dehors des pièces enregistrées dans le studio de France Musique par nous trois, les deux heures trente-trois minutes comprenaient Arnold Schönberg Die eiserne Brigade, Edgar Varèse Ionisation, Camille Saint-Saëns improvise au piano Samson et Dalila, Hector Berlioz La damnation de Faust, Pandemonium, Sérénade, Charles Trenet Joue-moi de l'électrophone, les Frères Jacques Monsieur William, Claude Nougaro À bout de souffle, Georgius Monsieur Bebert, Marianne Oswald Anna la bonne, Bernard Vitet La guêpe, le rêve de Robert Desnos, Légitime Défense, Guillaume Apollinaire, Michel Poniatowski, Jean-Paul Sartre. Une femme est une femme, Masculin Féminin, Tristana, Le testament du Dr Mabuse, Dial M for Murder, L'éclipse, Le parfum de la dame en noir, Underworld USA, Pick Up on South Street, Shock Corridor, Naked Kiss, Le trou, Le testament d'Orphée. Un drame musical instantané M'enfin, Le malheur, inédit de notre grand orchestre ! En fin d'émission nous avions choisi la version de Django Reinhardt et Stéphane Grappelli de La Marseillaise. Le silence s’installait sur les ondes jusqu’au petit matin.

Le line-up complet d’Un Drame Musical Instantané était :
Jean-Jacques Birgé - synthétiseur PPG Wave 2.2, piano, trombone, trompette, trompette à anche, flûte, guimbarde, percussion
Bernard Vitet - trompette, violon, percussion, piano, trompette à anche, double bombarde
Francis Gorgé - guitare électrique, guitare basse, synthétiseur analogique, flûte, percussion, piano


Lorsque Steven Stapleton nous réclama une pièce pour le disque collectif In Fractured Silence, nous étions si contents de ce que nous avions enregistré pour cette création radiophonique que nous lui proposâmes Tunnel sous la Manche (Under The Channel). D’une part je laisse à Steven le soin de raconter comment il nous avait choisis, et d’autre part je ne pense pas que le morceau s’appelait ainsi à l’origine, mais j’ai oublié. Tout cela est très loin. C’était il y a quarante ans. Notre mauvais esprit nous fit renommer ce titre, probablement pour nous moquer des préjugés des Anglais, appelés de notre côté « l’ennemi héréditaire », envers les Français. Avec le même humour Francis dessina une carte où l’Angleterre n’était plus une île, et nous avons imaginé des villes nouvelles comme Garlic, New Wave, Drame, Port-Franc, Moutonville... Je me souvenais d’une vieille une du Times, "Tempête sur la Manche, continent isolé". In Fractured Silence fut publié en 1984, mais les quatre pièces figurent en bonus du CD Rideau !, publié par le label autrichien KlangGalerie en 2017, mais aujourd’hui déjà épuisé. La version de Tunnel sous la Manche y est d’ailleurs un peu plus longue, puisqu’elle dure 14 minutes au lieu des 12 minutes enregistrées sur United Dairies. J’avais probablement coupé quelque chose pour respecter la durée de la face.

Pour commenter Tunnel sous la Manche (Under The Channel), je suis obligé de le réécouter. Je me souviens seulement que chaque fois que nous jouions à Radio France nous en profitions pour demander le piano Bösendorfer Imperial qui possède neuf touches de plus dans les graves et coûte la somme rondelette de 200 000€, des percussions tels la grosse caisse symphonique, le tam tam symphonique, des cloches plaques, et des bruiteurs comme la machine à vent. J’avais également apporté un enregistrement de la bande-son du fabuleux film de Jacques Becker, Le trou, qui conte le récit d’une évasion de la prison de La Santé à Paris. À mes débuts la vidéo n’existait pas. Il n’y avait pas encore la VHS. Pour garder un souvenir des films j’enregistrais le son des films dans les salles de cinéma ou à la télévision avec un magnétophone à cassettes portable.


La pièce commence avec Bernard Vitet au piano tandis que je joue sur mon PPG Wave 2.2, un synthétiseur numérique allemand, fonctionnant sur des tables d’ondes, qui n’était pas encore à la norme Midi. Le Midi arrivera pour moi avec l’avènement du DX7 de Yamaha. Par la suite je n’ai jamais retrouvé la transparence sonore du PPG avec aucun autre instrument. Je l’ai toujours, même si je ne m’en sers vraiment pas souvent. Je joue en même temps de la flûte, fidèle à mon côté Shiva ou Kali. Francis est évidemment à la guitare électrique. Nous jouons d’abord selon le principe des blocs entrecoupés de silences. Je remarque la grande complicité entre nous, une manière d’être soi et ensemble. C’est ce qui m’a toujours fasciné avec Francis, capable de rattraper les pires balles que je lui lançais. Quant à Bernard, il nous avait appris le silence. C’est amusant de constater qu’il ne joue ici jamais de trompette, alors que c’est évidemment son instrument de prédilection. Je lance la bande du Trou qui commence par des coups de marteau sur un pieu pour creuser le tunnel tandis que je frappe mon clavier. Les dialogues du film collent à une sorte d’auto-description du Drame : « - Vous savez que ce n’est pas possible – Mais si justement c’est ce qui va nous sauver, c’est le bruit ! ». Je change de registre, passant de pseudos cuivres à des grandes orgues. Francis prend une flûte et moi ma trompette de poche, ce qui n’est pas notre habitude, ni à lui, ni à moi. Coup de gong de Francis et cloches plaques. Bernard était fan de Thelonious Monk et Anton Webern. Je prends un son de vibraphone. Je pense qu’un des acteurs dit « Vas-y Jo ! », mais j’entends « Vas-y, joue ! ». Les percussions et le piano se mélangent au bruits des prisonniers qui creusent. Nous suivons l’action en articulant le jeu. Francis attrape un bottleneck. Je laisse courir la bande. Bernard passe à son tour aux percussions. Nous respirons. Retour du piano, de la guitare et du PPG. Francis double avec un synthétiseur analogique. C’est terminé.

Depuis le début de notre rencontre à tous les trois, lorsque je nous écoute je suis surpris par la liberté que nous nous octroyons et par la maîtrise du temps et des structures, à tel point que nous refuserons le terme galvaudé d’improvisation pour celui de composition instantanée. L’improvisation c’est réduire au maximum le temps entre la conception et l’interprétation. À la même époque nous composons essentiellement pour notre grand orchestre. J’avais tenté d’appliquer les règles du trio à l’ensemble, mais cela ne fonctionnait pas. J’étais catastrophé par le nombre de poncifs que l’improvisation collective générait. Nous avons donc écrit de plus en plus à partir de là, histoire d’expérimenter de nouvelles choses. Lorsque nous nous retrouvions en trio ou en petit comité, avec Hélène Sage ou Gérard Siracusa par exemple, nous laissions faire l’inspiration du moment, mais de plus en plus nous avions une trame narrative ou des rôles à assumer comme lorsque nous accompagnions des films muets.


En lisant les notes de Steven Stapleton sur la réédition du Souffle Continu j’ai découvert les circonstances de tout cela que j’avais totalement oubliées. Nous avons renoué tous les deux et Steven vient de me demander un remix d’une de ses compositions pour un coffret de Nurse With Wound à paraître en 2024. De mon côté j’ai recommencé à enregistrer et jouer avec Francis et nous avons ressuscité Un Drame Musical Instantané que j’avais dissous en 2008, cinq ans avant la mort de Bernard qui avait déjà arrêté la scène en 2000. Le CD Plumes et poils enregistré avec l’écrivain Dominique Meens est sorti en 2022, et Francis et moi préparons un nouvel album autour de Philip K. Dick pour 2024.

Photo sur la Petite Ceinture, Paris © Marie-Jésus Diaz, 1983

vendredi 3 mai 2024

La théorie des contraintes


The Theory Of Contraints est le nouveau CD du trio TOC dont les initiales reprenaient jusqu'ici la première lettre de leurs trois noms, Ternoy Orins Cruz. Dois-je être encore une fois étonné par l'efficacité de leur rigueur ? Lorsqu'ils jouent sur les mots pour évoquer leur passion compulsive, ils se trouvent joyeusement pris au piège du processus qu'ils se sont fixés pour improviser. Ce nouvel album prouve que leur méthode fonctionne à merveille, et ce depuis quinze ans. Toc n'est pas tic. Je suis presque embêté de trouver chaque fois leur disque drôlement bien. Il faut que je garde de la place pour les autres. Dans mon propos de veille, j'enfile masque et tuba en quête de gros poissons, ou des petits mais alors très colorés, rares surtout. C'est un disque calme, posé, reposant, il flotte tout seul. Je plonge de temps en temps pour regarder ce qu'on voit par dessous. Ce sont les peaux graves ou les petits bouts de bois de Peter Orins, les cordes de la gratte d'Ivann Cruz, les touches feutrées du piano de Jérémie Ternoy, rien d'autre. Un disque acoustique. Faisant jongler les étiquettes, ils avaient revendiqué le post-rock, le jazz-core, le free hypnotic pop punk. Certains écriraient qu'ils émergent là où on ne les attend pas. Simplement inclassables. Leur presque rien qui fait tout swingue tendrement. Je comprends soudain que c'est une plongée de nuit. Les bestioles se rendent à peine compte qu'on les écoute avec les yeux. Ils fournissent les lampes torches. Je me laisse flotter entre deux eaux en faisant bien attention de ne pas remonter sans y penser. Amniotique.

→ Ternoy Cruz Orins, The Theory Of Contraints, CD Circum-Disc, dist. Les Allumés du Jazz / Bandcamp / Atypeek, sortie le 31 mai 2024

mercredi 1 mai 2024

L'orchestre des uns les autres


À la fin du film Mix-Up ou Méli-Mélo de Françoise Romand, je me souviens que nous nous étions demandés comment traduire "we all belong one another" pour les sous-titres et que nous avions opté pour un truc du genre "nous nous appartenons tous les uns les autres". Ainsi ai-je traduit le One Another Orchestra par L'orchestre des uns les autres, dénomination que les protagonistes ont choisi pour revendiquer l'absence de chef et la solidarité du groupe. Rien d'étonnant à trouver ce recueil de chants et musiques résistantes sur le label nato, producteur des disques collectifs Buenaventura Durruti, Chroniques de résistance, de la trilogie sur les Indiens d'Amérique ou De l'origine du monde de Tony Hymas. Le pianiste anglais signe ici trois des titres, mais on découvrira aussi des pièces de Beb Guérin, Jacques Thollot, Michel Portal, Lol Coxhill, Nina Simone, Jef Lee Johnson, Sidney Bechet et François Corneloup... L'ensemble me rappelle les beaux arrangements de Carla Bley, les fanfares de la Nouvelle-Orléans ou les clins d'œil carabéens d'Eric Dolphy. C'est que le sextet est également composé de la clarinettiste Catherine Delaunay, des saxophonistes Nathan Hanson et François Corneloup, de la contrebassiste Hélène Labarrière et du batteur Davu Seru, tous et toutes chouchoux du label. Sur la Romance de la Guardia Civil española la rappeuse Billie Brelok a les accents de Violeta Ferrer qui avait l'habitude d'y déclamer les poèmes de Federico Garcia Lorca. Ajoutez les talents d'ingénieur du son de Jacky Molard et les illustrations de Nathalie Ferlut et vous obtenez un des plus beaux disques de ce printemps. La musique est festive. On sent le plaisir d'être ensemble. La musique est légère. On sent le poids de la passion. La musique est grave. On sent le lyrisme de la résistance. La musique est juste de la musique. On sent la chaleur qu'on a en soi et que l'hiver politique avait laissé refroidir.

→ One Another Orchestra, CD nato, dist. L'Autre Distribution, 15€, sortie le 24 mai 2024 (mais le 1er mai est forcément un bon jour pour l'évoquer)