70 Musique - juillet 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mardi 9 juillet 2024

Arnaque, poison ou réalité augmentée ?


J'ai souvent rêvé de devenir le Airto Moreira de la chanson française. Comme Airto Moreira, percussionniste, entre autres, de Miles Davis sur l'album Bitches Brew, personnalisait les morceaux en ajoutant du persil aux orchestrations, j'adorerais saupoudrer les arrangements avec quelque gimmick de mon invention. Ces épices rares donneraient une couleur inédite à la musique, un petit quelque chose de plus, une perspective. J'imaginerais des sons électroniques ou bruitistes adaptés à chaque chanson, narratifs ou purement sensibles. Insuffler une brise cinématographique dans la musique à l'image des artistes qui soulignent leurs interprétations d'un jeu dramatique.
Il y a quelques années, directeur artistique pour le chanteur mahorais Baco, j'avais mixé les klaxons d'un embouteillage à la section de cuivres pour une chanson sur la pollution, fait traverser l'océan indien à un voilier encerclé d'oiseaux marins, lui avait donné la réplique grâce à la voix de personnages qu'il évoquait, autant de contrepoints en forme de contre-champs, voire de hors-champ. Aucune illustration redondante, mais l'installation d'une dialectique qui multiplie les lectures. Une autre fois, j'avais recréé une scène de film pour un cover de Sorry Angel de Gainsbourg par le guitariste Jef Lee Johnson avec la comédienne Nathalie Richard. Ou imaginé de courts interludes pour les trois albums du somptueux Chronatoscaphe commémorant le quart de siècle du label nato. Etc.
Hier après-midi, le violoniste Lucien Alfonso est passé au studio pour que j'ajoute des sub-basses à l'enregistrement d'un morceau du premier album du Toukouleur Orchestra. Avec juste un sax et un violon certains arrangements sonnent comme la section de cuivres de Soft Machine sur des rythmes afro ! Les années 70 ont laissé de sacrées traces. Nous avons ensuite fabriqué des sons supersoniques, entre jet et cosmos, trafiquant sa voix avec l'Eventide H3000 et terminé la séance avec les suraigus d'un supposé satellite et la fraise d'un dentiste. J'ignore si nous avons atteint le nirvana annoncé par le titre, mais j'ai eu un peu de mal à redescendre pour écrire mon article.
Nous n'avions pourtant usé d'aucun expédient, ni végétal, ni chimique, ni même sonore, puisque nous n'avons encore jamais testé les drogues sonores d'I-Doser. Ces centaines d'épices aux noms évocateurs s'écoutant au casque seraient susceptibles de produire des effets comparables à certains hallucinogènes, émotions orgasmiques et autres produits illicites qui font chavirer le ciboulot. Arnaque, poison ou réalité augmentée, allez savoir...

Article du 4 octobre 2012 (liens mis à jour)
Illustration : JJB, 1969

lundi 1 juillet 2024

L'Intercommunal Free Dance Music Orchestra de François Tusques


Il fut un temps, peut-être même à l'origine, où le free jazz était une musique festive. Cette référence à l'origine est d'autant plus juste que François Tusques fonda le premier groupe de free jazz en France en 1965 avec Bernard Vitet, Michel Portal, François Jeanneau, Beb Guérin et Charles Saudrais. Innovateur invétéré, en 1971 avec son Intercommunal Free Dance Music Orchestra, Tusques inventa aussi la world music, du moins en France. Après avoir publié deux albums solo du pianiste intitulé Dazibao il y a deux ans, le label Souffle Continu réédite deux disques particulièrement jouissifs, L'inter communal (1978, mais enregistré à partir de 76) et Le musichien (1983, mais enregistré en 81-82). C'était encore l'époque où en Amérique du Sud, en Afrique, en Bretagne ou aux États Unis on rêvait d'émancipation. Alors se fabriquaient des musiques fondamentalement utopiques, joyeuses à vivre, libres de danser. Le free n'était pas encore tombé aux mains de musiciens radicaux interdisant les rythmes répétitifs et les mélodies tonales. Et s'ils étaient déjà à l'œuvre, la résistance était forte, défendue par des acteurs légitimes. Cela n'empêchait pas pour autant ceux-ci de s'affranchir des "bons" usages.
Dans L'inter communal le groupe est formé du chanteur catalan Carlos Andreu, du trompettiste occitan Michel Marre, du tromboniste togolais Adolf Winkler, du saxophoniste guinéen Jo Maka, du percussionniste gabonais Sam Ateba, du bassiste breton Tanguy Le Doré, des sonneurs Jean Louis Le Vallégant et Philippe Le Strat aux bombardes, de Jean Mereu à la trompette, etc. Quant à Tusques, je crois me souvenir que Bernard Vitet, qui joue merveilleusement de la trompette dans Le Musichien, me racontait qu'il descendait d'un roi fainéant, donc un Mérovingien ! J'ignore si c'est vrai, mais l'anecdote est amusante. Dans ce deuxième disque on retrouve Andreu, Ramadolf (Winkler), Ateba, Le Vallégant, Le Strat, Le Doré, le percussionniste Kilikus, présents dans le précédent, mais le contrebassiste est Jean-Jacques Avenel, Sylvain Kassap est au ténor, Yebga Likoba ou Danièle Dumas au soprano. La musique bretonne gagne du terrain ! Avec Tusques c'était la première fois qu'elle se mêlait au jazz.
Lequel préférer ? Les deux font la paire. On en redemande forcément quand le bras du pick-up se lève ou que le CD se tait. Il fait beau. Il y a du soleil. C'est l'été. Je fais semblant que tout va bien dans le meilleur des mondes. Mais, de toute façon, quel que soit le sens du vent, il faut toujours danser, chanter, se révolter, ne jamais baisser les bras, ensemble. C'est le sens de toute la musique de François Tusques.

→ Intercommunal Free Dance Music Orchestra, L'inter communal, Label Souffle Continu, LP 25€ / CD 12€ / numérique 7,90€
→ Intercommunal Free Dance Music Orchestra, Le musichien, Label Souffle Continu, LP 25€ / CD 12€ / numérique 7,90€