vendredi 28 mars 2025
Récifs - Étocs de Joris Rühl
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 28 mars 2025 à 00:07 :: Musique

Mardi dernier je suis passé à ma boutique de disques favorite déposer mes tous nouveaux CD. Nous avons l'habitude de discuter des us et coutumes des amateurs de musiques bizarres, soit tout ce qui sort de l'ordinaire commercial correspondant à l'immense majorité du marché. Les petites niches où nous sommes réfugiés en combattants de l'ombre ne sont pas touchées directement, mais nous en subissons néanmoins les effets de bord. Par exemple le flux des plateformes de streaming comme Spotify ou Deezer réduit considérablement les ventes de disques, même si nos musiques n'y sont pas. De même l'acculturation qui en découle réduit la curiosité des jeunes auditeurs.
Comme je suis en confiance j'interroge mon camarade pour savoir si je suis réactionnaire de considérer la plupart de la scène noise et drone comme rébarbative, menée par des jeunes gens qui ne connaissent pas grand chose à la musique, sans que ce soit de l'art brut pour autant. Mon interlocuteur me le confirme, ce serait une manière de se produire sur scène, fantasme convenu de notre époque, sans prendre le temps d'apprendre, une sorte de nouveau mouvement punk sans l'aspect social. Il est en effet excitant de faire du bruit et son écoute produit de l'ivresse, le live s'y prêtant bien. Cela tiendrait de la rage, de la colère, un nouveau cri primal, somme toute assez sain, mais parfaitement ennuyeux pour quiconque possède une culture générale où la composition est soutenue par un propos personnel, structuré comme un langage, architecturé, en quête d'une nouvelle syntaxe qui organise le passé avec une vision du futur. Ce point de vue très personnel pourrait s'appliquer à n'importe quelle musique. Rares sont les voix véritablement originales, car cela demande énormément de travail en plus d'être inspiré.
Du rejet du monde qui nous est proposé naissent toujours de nouvelles utopies. Il existe donc, par exemple, des pièces de noise ou de drone formidables, mais elles sont rares. Ainsi le courant minimaliste que nous appelions répétitif abrite des génies comme Steve Reich dont la science permet de jouer sur les harmoniques comme personne, ou les drones de La Monte Young et Marian Zazeela renvoient à leurs sources indiennes grâce aux leçons de kirana guarana du Pandit Prân Nath qui influença également Terry Riley et Don Cherry, tandis que nombreux imitateurs pensent qu'une phrase en boucle fera l'affaire ou qu'il suffit de jouer fort pour entraîner à sa suite l'auditeur.
En matière de drone je saluai encore récemment le magnifique quatuor de clarinettes Watt. Un autre compositeur et clarinettiste dont j'avais évoqué l'album Feuilles il y a dix-huit mois, l'Alsacien Joris Rühl, s'attaque cette fois à cette configuration avec son Ensemble Quartz, composé avec trois autres clarinettistes, Léa Castello, Alexandre Morard et Thibaud Tupinier. Sa précision d'écriture produit des effets aussi sublimes que subliminaux, vaguelettes glissant sur ses Récifs, cliquetis de Pneumatiques, Rebonds des clarinettes basses, battements des retenues dans Vitrail... Si Watt ou Rühl fascinent là où tant d'autres ne sont que supercherie, c'est que leur propos s'appuie sur une observation des plus rigoureuses qui les inspire. Rühl regarde les reflets mouvants d'une grande bouée flamant rose dans une piscine, suit la ligne électrique d'un caténaire depuis la fenêtre d'un train, se laisse hypnotiser par les néons d'un tunnel ou admire les figures géométriques mystérieuses d'un voilage de tulle. On s'y croirait. C'est là que réside la beauté du geste. Cocteau clamait : ne pas être admiré, être cru. Rühl projette ses partitions graphiques en vidéo. Des vidéos il en montre sur la page Bandcamp du disque (regardez, cela vaut vraiment le coup et cela explique peut-être mieux mon premier paragraphe), extraits de chaque pièce où les ongles des musiciens sont de couleurs différentes. Mais il faut leurs durées réelles pour que la magie prenne. Hypnose. Le temps retrouvé.
→ Joris Rühl et l'Ensemble Quartz, Récifs - Étocs, CD Umlaut, sortie le 6 avril 2025