70 Musique - juin 2025 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 30 juin 2025

L'île roumaine du Balanescu Quartet


Alexander Balanescu n'inonde pas le marché de son quatuor comme le Kronos, mais chaque album est une jolie surprise. Après un passage de quatre ans au sein du Quatuor Arditti le violoniste s'était fait connaître avec Possessed pour lequel il avait arrangé pour quatuor à cordes les tubes du groupe électronique allemand Kraftwerk et avec le superbe Luminitza qui marquait son retour dans son pays après les années Ceaucescu. Suivirent de remarquables interprétations de Michael Nyman, David Byrne, Robert Moran, John Lurie, Michael Torke, Kevin Volans, Gavin Bryars, etc., de nombreuses collaborations avec le cinéma dont celles avec Phil Mulloy, et trois albums du Quatuor composés par le violoniste. Le plus récent [j'en ai trouvé un nouveau lors de mon séjour à Bucarest en 2019] est un duo entre la chanteuse-comédienne Ada Milea et Balanescu à la tête de son quatuor à cordes augmenté d'un percussionniste. The Island est une adaptation humoristique de l'histoire de Robinson Crusoé où l'orchestre, toujours aussi lyrique, dessine le décor et l'action face aux dialogues absurdes joués en anglais avec un accent roumain à couper au couteau. On se laisse porter jusqu'à leur île, quitte à attendre le prochain navire...


En 1994, le Quatuor Balanescu avait enregistré Sniper Allée, une pièce que j'avais composée pour le CD Sarajevo Suite et dont j'ai récemment retrouvé un enregistrement vidéo réalisé au Cargo à Grenoble pour les 38e Rugissants.

Article du 6 mars 2013

vendredi 27 juin 2025

Agitation de Ilhan Mimaroğlu


C'est incroyable. Comment ai-je pu oublier Ilhan Mimaroğlu ? Je ne suis pas le seul, d'autant que ce compositeur turc n'est pas des plus connus parmi les amateurs de musique contemporaine. Son originalité et son implication politique expliquent peut-être sa marginalisation. Émigré aux États Unis, il fut l'élève de Vladimir Ussachevsky, mais aussi d'Edgard Varèse et Stefan Wolpe. Sa musique électronique possède d'ailleurs le swing et l'ouverture d'esprit du Poème électronique de Varèse, Varèse qui dirigea des jam-sessions avec Charges Mingus dès 1957 ! Et Mimaroğlu de produire en 1974 Changes One et Changes Two de Mingus, albums dédiés à la mutinerie de la prison d'Attica, ou Ornette Coleman. Trois ans plus tôt il avait cosigné l'album Sing Me a Song of Songmy avec le trompettiste Freddie Hubbard contre la guerre du Viêtnam. Sa musique peut avoir des intonations classiques, free jazz ou ressembler à un cut-up pop plus efficace que tous les plunderphonics actuels, mélange de György Ligeti, Conlon Nancarrow, Cecil Taylor, Jimi Hendrix et Charles Ives.


Sacha Gattino a ravivé ma mémoire en me faisant écouter Tract: A Composition Of Agitprop Music For Electromagnetic Tape qui figure dans Agitation avec To Kill A Sunrise: A Requiem For Those Shot In The Back et La Ruche: An Elegy For Electromagnetic Tape. Je retrouve l'une des sources de mon inspiration tant pour mon engagement politique que dans la manière de l'exprimer en musique. Tout y est, le chaos encyclopédique des voix et des citations, les montages radiophoniques qui s'entrechoquent pour faire ressortir les paysages sociaux cachés derrière les notes, la mécanique de l'électronique, les grands mouvements d'orchestre et les masses qui tombent des cintres comme des couperets, le discours de la méthode, des sonorités inouïes, un univers sonore où tout est possible, même le réel. Mimaroğlu appartient à une génération où l'échantillonnage faisait partie de notre panoplie sans que les avocats bloquent tout ou fassent cracher quiconque détournerait une seconde du répertoire qu'ils prétendent protéger ! Il fait surgir des émotions enfouies qui datent d'avant mon entrée en musique, avant la révélation de Frank Zappa lorsque j'avais 15 ans. J'avais déjà parlé des évocations radiophoniques, de la musique tachiste de Michel Magne, du piano préparé, de Miss Téléphone, mais là se révèle un monde aussi riche que les Histoire(s) du cinéma de Godard, comme si je retrouvais mon père, du moins l'un d'entre eux puisque je fus engendré plus d'une fois dans ma vie. Ilhan Mimaroğlu est mort le 17 juillet 2012 à 86 ans.

Article du 7 mars 2013

jeudi 26 juin 2025

Sarajevo Suite (live 1994)


Je fouille, dépoussière, éternue, exhume, exulte enfin lorsque je découvre les archives vidéographiques laissées de côté depuis tant d'années. J'avais bien mis en ligne sur YouTube, DailyMotion ou Vimeo quelques petits machins, extraits "vus à la télé", entretiens, conférences, home movies, répétitions, témoignages divers et variés d'un workaholic, mais certains documents m'avaient échappé. Ou bien leur durée semblait incompatible avec le Web... 66 minutes pour L'homme à la caméra, 57 minutes pour J'accuse, 2h16 pour Sarajevo Suite, 3h14 pour L'argent ! La progression est exponentielle. La chasse au trésor se révèle plus miraculeuse que la création d'emplois. Raison de plus pour prendre le temps de numériser ces VHS rangées sur une étagère inaccessible sans une dangereuse escalade. Je pense à Charles Valentin Alkan, le Berlioz du piano, écrasé par sa bibliothèque en cherchant à attraper un exemplaire du Talmud !



Claude Piéplu accepte de jouer le récitant de l'unique concert donné à l'occasion de la sortie du CD Sarajevo Suite au Festival des 38e Rugissants à Grenoble le 30 novembre 1994. André Dussollier, Bulle Ogier et Jane Birkin avaient tenu ce rôle sur le disque dont je m'étais occupé avec Corinne Léonet. Je mets donc en scène la soirée. Interviennent par ordre d'apparition : Piéplu, Pierre Charial, Un Drame Musical Instantané, Bernard Vitet, Kate Westbrook, le Balanescu String Quartet (Alexander Balanescu, Clare Connors, Andrew Parker, Sian Bell), Henri Texier Azur Quintet (Bojan Z, Noël Akchoté, Sébastien Texier, Tony Rabeson), Gérard Siracusa, Mike Westbrook, Chris Biscoe, le film Le Sniper de J-J Birgé, Lindsay Cooper Quintet, Thomas Bloch, Phil Minton, Dean Brodrick, la voix d'Abdulah Sidran, auteur bosniaque des poèmes qui ont inspiré les divers compositeurs...

Dix-huit ans plus tard [31 aujourd'hui puisque cet article date du 25 février 2013], la Planète Sarajevo qu'évoque Claude Piéplu a d'absurdes résonances Shadok. La prophétie s'est vérifiée. Le monde marche sur la tête. Le siège aura marqué le retour d'une barbarie décomplexée, le blanc-seing aux pires atrocités sans que quiconque ne bouge [Gaza est le pire cauchemar, la honte absolue]. Au moment de l'enregistrement l'heure est grave. Il s'agit de reconstruire la ville, mais qu'en est-il des habitants ? Ce qui était le sujet de la série télévisée Chaque jour pour Sarajevo à laquelle j'avais participé se retrouve dans le ton des artistes présents sur la scène du Cargo. Ils se succèdent sans temps mort. C'est réglé comme du papier à musique, sauf qu'ici tout se fait de tête et avec le cœur.

mardi 24 juin 2025

Billebaude - Mondes sonores


J'aime beaucoup la luxueuse revue Billebaude qui s'interrogeait sur notre rapport à la nature en invitant des chercheurs en sciences du vivant et en sciences humaines, des praticiens et des artistes sur des sujets comme le loup, le lapin, l'ours, l'animal imaginaire, affronter la sixième extinction, la ville sauvage, l'art du leurre, etc. Je ne pouvais manquer celui intitulé Mondes sonores (2019), comme tous les autres merveilleusement illustré. J'ai été fasciné par les araignées jouant sur les cordes de leurs toiles, par le lien immémorial que nous entretenons avec les autres animaux, tel "siffler avec les aigles", par les expériences de Knud Viktor, et bien d'autres textes qui interrogent plus qu'ils n'expliquent.
Lorsque j'enseignais le son à l'Idhec (ancêtre de la Femis), et évidemment ensuite dans de nombreuses écoles de par le monde, en particulier l'écoute qui est la première chose à aborder dans ce domaine, comme je l'avais moi-même appris d'Aimé Agnel, je commençais par le silence. Il n'existe évidemment nulle part sur cette planète, sur terre ou sous l'eau. Il faut tendre l'oreille pour découvrir des mondes insoupçonnés. Plus tard, en naîtra la musique. Celle des humains se confronte toujours à celle des autres espèces, même si nous nous en sommes écartés par le langage, l'outil et la machine. Si je continue à m'y intéresser, c'est pour le mystère que représente ces échanges. Dans la nature comme dans l'art.

→ Billebaude - Mondes sonores, ed. Glénat en collaboration avec la Fondation François Sommer et pour ce numéro la Philharmonie de Paris, 19€

lundi 23 juin 2025

Heiner Goebbels, Contre l'œuvre d'art totale


Que l'on ne se méprenne pas, je tiens l'œuvre d'Heiner Goebbels dans la plus haute estime. Je possède une douzaine de disques depuis son duo avec Alfred Harth, le groupe Cassiber jusqu'à tous ceux où il joue le rôle de compositeur contemporain et j'ai toujours le plus grand plaisir à les réécouter. On comprendra donc que cet article est un exercice délicat. Si je me suis terriblement ennuyé à lire son recueil de textes intitulé Contre l'œuvre d'art totale, il y a forcément une bonne raison. On sait que Freud évita soigneusement de croiser l'écrivain Alfred Schnitzler, « par une sorte de crainte de rencontrer [son] double ». Toute proportion gardée, les points de vue, d'écoute et d'analyse critique de Goebbels me sont si proches que j'ai eu souvent l'impression de me lire, d'où mon profond ennui. Son rejet de tout système illustratif, son choix de ne jamais imposer un message mais de laisser au spectateur ou à l'auditeur le soin de se faire sa propre idée, sa propre interprétation, son goût pour l'hétérogénéité des sources, le soin porté au détail dans une perspective globale, l'équilibre entre improvisation et composition, ses inspirations radiophoniques, cinématographiques ou littéraires, ses préoccupations pédagogiques, me sont si proches que j'eus du mal à parcourir les cinq grands chapitres : Prémices et influences / Espace radiophonique, figures de l'écriture / Contre l'œuvre d'art totale : approches du théâtre-musique / Ce que nous ne voyons pas nous attire : théâtre-musique en débat et en dialogue / Recherche ou savoir-faire ? La formation aux arts de la scène. C'est d'autant plus énervant que nous ne nous connaissons pas.

Que nous soyons nés à moins de trois mois d'intervalle et que nous ayons choisi à nos débuts des voies très semblables expliquent peut-être ces nombreux points de convergence. Nous nous sommes croisés très tôt au Festival de Victoriaville au Québec. J'y jouais alors avec Un Drame Musical Instantané tandis qu'il était sous la bannière Harth und Goebbels. Si je suis resté un indépendant, l'artiste allemand a enfilé le costume noir de l'institution. Cela lui a permis de monter des projets économiquement complexes, en particulier dans le genre du théâtre musical que j'abandonnai en 1992. Son travail théâtral le caractérise justement, alors que je m'attache plus que jamais à sa forme purement sonore aux travers de disques conçus comme œuvres en soi, les siens ne livrant qu'un reflet parcellaire de ses œuvres scéniques. Je reste circonspect par son engagement politique pour plusieurs raisons : sa manière de diriger les musiciens particulièrement créatifs qu'il a engagés (il n'en nomme pratiquement aucun dans son livre) en notant leurs improvisations et en les faisant rejouer note pour note ce qu'ils avaient inventé tient d'une très grande perversité, son défilement méprisant lors du disque collectif Sarajevo Suite en faveur de la reconstruction de la Bibliothèque de la ville martyre dont j'assurais la direction artistique m'avait terriblement choqué et attristé, l'effleurement des sujets sous prétexte de laisser libre l'interprétation des spectateurs m'apparaît comme une façon de se montrer "de gauche" sans froisser personne ! On appréciera la différence avec les choix de Jean-Luc Godard dont il se réclame avec justesse dans ses rapports au langage et au montage. C'est certainement la raison qui m'a fait détester sa dernière œuvre représentée il y a quelques jours à la Grande Halle de La Villette. Par exemple, à la diffusion paresseuse des No comment d'Euronews sur écran géant je préfère largement la dialectique des films d'Adam Curtis, le meilleur documentariste actuel (en ce moment je regarde sa toute nouvelle série de 5 épisodes, Shifty, Living in Britain At The End of the Twentieth Century) !

Mes réserves ne ternissent en rien le fait que Heiner Goebbels est un compositeur et un créateur qui ne ressemble à personne, en lien direct avec son temps, qu'il écrit très bien, en tenant de passionnants propos, même si les chapitres qui touchent à ses œuvres se conçoivent mal sans les voir ou du moins les écouter.

→ Heiner Goebbels, Contre l'œuvre d'art totale, ed. de la Philharmonie de Paris, 30€

jeudi 19 juin 2025

Trio à deux


Mardi j'ai enregistré Hiatus, un étrange trio animé par seulement deux musiciens. Si Raphaël Godeau joue de plusieurs guitares et du luth, la flûtiste Claire Marchal contrôle simultanément un virginal en se déplaçant dans l'espace. En utilisant un Arduino et le système Midi, elle déclenche les touches graves en avançant, les aiguës en reculant, mais le petit clavecin automatique de l'Atelier David Boinnard est préparé. Modes choisis ou percussion, il offre de nouvelles possibilités lorsqu'elle y ajoute une gomme, une feuille de papier ou des pinces crocodile. Les guitares de Raphaël sont également attaquées par toutes sortes d'objets vibrants, percutés ou frottés. Les deux improvisateurs enregistreront deux heures de musique, allant du plus calme ou plus énervé, Claire dansant entre deux microphones. Comme d'habitude je ne fais aucune correction de timbre, laissant aux virtuoses le soin d'équilibrer l'ensemble. Il suffit d'avoir de bons micros et de les placer aux bons endroits : un Royer à ruban pour les guitares, deux Neumann pour le virginal, deux Schoeps pour les flûtes (en do, basse ou traverso). L'une comme l'autre piochent dans mon instrumentarium (flûtes indiennes, appeau, fouets électriques, limes à ongles, bottleneck, etc.) pour élargir le spectre coloré qui est déjà le leur. Je suis absolument ravi que Raphaël adopte ma guitare folk à cordes en métal ou un petit monocorde fabriqué avec une boîte de sardine. Leurs improvisations sont généralement assez longues, les ambiances se succèdent, chaque nouvelle s'appuyant sur les derniers soubresauts de la précédente. Comme il est très rare que je me contente de faire l'ingénieur du son, j'en profite pour me laisser aller à la rêverie en les écoutant. Le studio ne possédant quasiment aucune réverbération, je choisis de situer l'ensemble dans l'Oratorium du Palais d'Esterhàzy en Autriche, autrefois Hongrie, grâce à la simulation d'une réverbération à convolution. Nicolas me raconte avoir joué dans ce château mythique où Joseph Haydn séjourna de 1766 à 1790. Les facéties instrumentales des deux compères ne seraient-elles pas les dignes héritières de celles de l'illustre compositeur autrichien ?

mardi 17 juin 2025

À toute chose malheur est bon


À toute chose malheur est bon, mais financièrement cette année c'est tout de même une hémorragie. Cuvelage de la cave après que la nappe phréatique l'ait inondée, reprise de la couverture du toit du studio, changement de l'amplificateur du salon, switcher Friedkin et appli Rando, impôts fonciers montrueux correspondant quasiment à un loyer, etcétéra, et pour finir le semestre en beauté nouvel ordi après avoir noyé mon portable au thé, et frais dentaires ! On connaît mon point de vue : aux mauvaises nouvelles succèdent les bonnes, avec un gros bémol, après les bonnes les mauvaises ! Système D : raccourcir l'effet des pires et prolonger celui des meilleures. Cela demande un peu de gymnastique, mais ce sont les premiers efforts qui coûtent le plus, ensuite on prend son mal en patience tant qu'il n'y a pas mort d'homme...
À mon niveau, cela va bien puisque je vous parle, mais à l'échelle de la planète l'époque représente mon pire cauchemar depuis la seconde guerre mondiale et les massacres commis par les Nazis. Je ne suis né que sept ans après, ce qui ne m'a pas m'empêché de m'y rapporter depuis toujours. Mon grand-père avait fini gazé et mon père avait sauté du train. Aujourd'hui la folie criminelle de l'état hébreu marque la fin de ma culture. Je dois changer de système de repères pour continuer à avancer. On a beau écrire, sonner l'alarme, on n'évite pas la catastrophe. Écouter Eyal Sivan, Simone Bitton ou Shlomo Sand et quelques autres me fait me sentir moins seul. Devant l'horreur nous le sommes de moins en moins, mais cela ne change rien. Ou que l'on se tourne, d'ouest en est, la stupidité et la haine gouvernent, et les peuples, anesthésiés, courbent l'échine.
C'est un peu déplacé et dérisoire, mais je m'évade en m'étourdissant de musique, un clavier au bout des doigts. J'ai un Mac flambant neuf auquel j'ai adjoint un second écran pour être plus confortable lorsque je fais du bruit, avec une nouvelle carte-sons puisque l'ancienne qui n'était pas si vieille est devenue incompatible avec la puce d'Apple. À cela s'ajoute la nécessité d'acheter des mises à jour d'applications qui fonctionnaient très bien avec la puce Intel. Une fortune. J'espère seulement que ce trou dans mon compte en banque va provoquer un appel d'air. J'ai terminé la musique des quatre épisodes vidéo sur la cybersécurité, il faudrait d'autres commandes, des trucs qui m'obligent à composer des choses exogènes, qu'à priori je ne sais pas encore faire. Le besoin de me mettre en danger est capital pour conserver la niaque. Le désir naît du manque, or ces derniers mois j'ai été comblé en sortant quatre disques, extrêmement différents les uns des autres, qui me tiennent à cœur. Lorsque ça marche, j'ai envie d'aller voir (ou entendre) ailleurs si j'y suis. Pour l'instant je vogue dans un no man's land en attendant que cela tombe du ciel, période de transition un peu pénible, alors pour patienter je fais la vaisselle, c'est ainsi que j'appelle fourbir ses armes ou préparer le terrain. Cela n'arrive pas trop souvent heureusement, mais ce sont des phases nécessaires pour ne pas s'encroûter. Dans cette expectative, tout est possible. C'est la bonne nouvelle.

lundi 16 juin 2025

Alors on joue ?


René Lussier est un peu comme le compositeur d'un tube. Les producteurs peuvent toujours espérer qu'il en fasse un second. Alors on lui fait crédit. D'un autre côté c'est lourd à porter parce que l'on se réfère toujours à ce succès en occultant le reste de son œuvre. Des chanteurs comme Nino Ferrer ou Henri Salvador l'ont plutôt mal vécu. Ils avaient fait rigoler, alors que c'était plutôt des sentimentaux. Ferrer a fini par se tirer une balle de fusil au milieu d'un champ, Salvador était suffisamment cynique pour s'en tirer. Toute proportion gardée, le guitariste et compositeur québécois René Lussier devra toujours assumer son chef d'œuvre Le Trésor de la langue alors qu'il a enregistré près d'une centaine d'albums absolument passionnants et d'une très grande sincérité (j'ai encore pleuré dimanche en le réécoutant). Fiat Lux, son nouveau duo avec le batteur Robbie Kuster est d'une très grande drôlerie, mais c'est surtout la complicité entre les deux musiciens qui est remarquable. Il est toujours très agréable de constater que des artistes ont conservé l'innocence et la créativité de leur enfance. Les deux s'amusent comme des petits fous et cela fait un bien tout aussi fou de les écouter jouer. Même s'ils sont devenus des virtuoses de leurs jouets, ils font du ping pong au-dessus de leurs tables d'harmonie. Lussier est à la guitare, à la basse et au daxophone, un instrument impossible inventé par Hans Reichel. Kuster joue de la batterie, de la scie égoïne et d'un orgue à clous (de toutes tailles, plantés sur une planche). Cela ne les empêche pas de manier la brosse à dents électrique ou la guimbarde. Ne croyez pas que ce n'est pas sérieux, bien au contraire, les enfants ne jouent jamais pour de rire, c'est fait avec le fond du cœur pour que jaillisse la lumière.

Il y a aussi une guimbarde dans Shishiodoshi, le nouvel album du quartet Kaze avec en invité le chanteur japonais Koichi Makigami. Cela fait du bien d'écouter cette autre bande de garnements qui s'en donnent à cœur-joie, produisant des bruits bizarres avec leurs trompettes, pour Natsuki Tamura et Christian Pruvost, avec ses baguettes pour le batteur Peter Orins, avec son piano pour la japonaise Satoko Fujii. Comme pour leurs autres disques, c'est riche et varié, en timbres, en rythmes et cette fois en facéties vocales. J'imagine que Cathy Berberian ou Annick Nozati auraient adoré donner la réplique à Makigami, ou l'inverse. Ses onomatopées, parfois scatologiques, sont aussi impertinentes qu'incisives, c'est dire leur pertinence ! Ne me dites pas que vous n'appréciez pas le Constipation Blues de Screamin' Jay Hawkins, vous me décevriez. Les shishi-odoshi sont des dispositifs pour effrayer les oiseaux. Vous vous y reconnaîtriez, non de nom ? Miaou ! Là encore la musique, composée ou improvisée, n'existe que grâce à la complicité des musiciens. J'ai toujours détesté la moindre rivalité, les petites mesquineries, qu'elles soient explicites comme il arrivait à Portal de s'y complaire malheureusement, ou à d'autres, quel que soit le milieu, classique ou jazz. La musique est une histoire d'amour, sinon à quoi bon !

→ René Lussier & Robbie Kuster, Fiat Lux, CD Spectacles Bonzaï avec Circum-Disc, sortie le 20 juin 2025
→ Kaze & Koichi Makigami, Shishiodoshi, CD Circum-Disc, sortie le 11 juillet 2025

mercredi 11 juin 2025

Les heures secondes de Half Asleep


Aussitôt sur la platine, les bons disques me sourient d'un clin d'œil qui font grandir mes oreilles. C'est le sixième disque en une vingtaine d'années de Half Asleep, mais le premier depuis dix ans, et j'étais passé à côté de cette artiste bruxelloise qui me ravit et égaie ma semaine. Si Valérie Leclercq (elle est Half Asleep) se dit inspirée par Nico, Robert Wyatt, Scott Walker et Kate Bush, elle me rappelle plutôt Beth Gibbons, l'ex-chanteuse de Portishead. Dans tous les cas peut-on trouver de meilleures références ? Ce sont tous et toutes, comme elle, des indépendants dont la musique est difficilement classable. On sent bien les influences de ses études classiques, un goût pour les belles mélodies et les orchestrations minimalistes, mais l'ensemble sonne très personnel. Délicate, inspirée, variée, Valérie Leclercq joue du piano, son instrument de prédilection, elle joue de la guitare, de la flûte, de la basse, etc. Et elle chante, mais elle est épaulée par sa sœur Oriane, Claire Vallier, Eloïse Decazes et d'autres. À ces harmonies vocales s'ajoutent le violoncelle de Gwen Sainte-Rose, les trompettes de Baptiste De Raymaker, Maryline le Corre et Sainte-Rose, le sax baryton ou la clarinette basse de Mathieu Lilin et des ambiances du mixeur Joachim Claude. C'est une famille, une bande de filles, où Valérie Leclercq compose presque tout, écrit les paroles poétiques en anglais, arrange et s'enregistre la plupart du temps. Si ses apparitions scéniques sont rares ou sporadiques, elle est toujours active en composant pour des courts métrages ou en réalisant des émissions radiophoniques de création, ce qui explique son remarquable savoir-faire dramatique. C'est difficile pour moi d'en parler tant la musique me reste à l'esprit, une relation particulière au monde, comme si le message trouvé dans une bouteille venait d'une autre planète, une somnambule avançant dans la nuit, essayant de se rattraper aux branches qui caressent son visage. Un des plus beaux disques de ces derniers temps, sans hésiter une seconde.

→ Half Asleep, Les heures secondes, CD/ LP / Digital Humpty Dumpty / three:four