J'avais rencontré Pere Fages grâce à Brigitte Dornès qui me racontait leurs aventures de pirates du temps où
Franco régnait sur l'Espagne, sa fuite en chemise de Barcelone, ma camarade au volant d'un camion rapatriant tous les meubles du Gros à Paris et le passage de la frontière où les douaniers découvrent sa bibliothèque marxiste. Mais le véritable conteur c'était lui. Il nous faisait rêver avec ses voyages au pays de l'Impératrice Yang Kwei Fei quand personne n'allait encore en Chine, les histoires de l'Alt
Empordà ou n'importe quel sujet qui avait rapport à l'Histoire. La plus belle fiction copiait platement le réel. Il était toujours resté sceptique sur l'information et la manière dont elle nous est servie, réchauffée après avoir été vidée de son sens. Je me souviens du Noël 1989 où nous avions soulevé ensemble les incohérences de la mort du couple
Ceaușescu. Après avoir été le bras droit de
Santiago Carrillo qui lui rapportait de Cuba ses cigares préférés, des
Cohibas, présents de Fidel, Pere continuait de penser par lui-même. Sans sombrer dans le nationalisme, il défendait sa Catalogne. Il n'est plus là pour me corriger si j'écris des bêtises. Il avait été le premier à distribuer les films de Renoir interdits sous le franquisme, de Fassbinder et tant d'autres. Il avait été ruiné par les incohérences et malversations de la cinématographie espagnole après l'échec du
Christophe Colomb de Ridley Scott qu'il avait coproduit. Il avait dû vendre la maison d'Ordis où il avait fondé un festival mémorable. Les souvenirs sont si nombreux que je m'y perds, entre la pêche au lamparo et les excursions en montagne, mais il y a une chose que l'on ne peut pas oublier, c'est sa cuisine ! Pere était un maître en la matière. J'en salive en me rappelant son riz à la catalane, les petits oiseaux qu'il me prépara à manger sous une étoffe, ses fonds de sauce qui lui prenaient des journées entières à concocter. Les amis disaient qu'à n'importe quelle heure où ils se pointaient nous étions à table. On a bien ri. Nous nous sommes délectés. Nous buvions les meilleurs vins. Nous avons fait les quatre cents coups. Mais c'est fini. Notre ami s'est éteint mercredi. Saloperie de crabe ! Je pense à Bri, toujours aussi héroïque l'air de rien, à Pierrot devenu un homme grâce à lui, à toutes celles et ceux à qui il va manquer, et à celles et ceux qui l'ont précédé.