70 Perso - septembre 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 29 septembre 2020

Reprise


Presque deux ans après avoir rédigé l'article La musique classique en guise de bouée, j'ai failli réécrire à peu près la même chose avant de vérifier par un mot-clé que je n'allais pas radoter. Le mot était Marlboro, comme les cigarettes. Plus tard, je passerai aux Camel lorsqu'il s'agira de rouler des joints, mais ce terme ne mène étonnamment nulle part dans le champ de recherche. Répéter les mêmes phrases, les mêmes erreurs, les mêmes gestes est terrifiant si l'on est à même de le constater. Ce n'est pas l'effet Glapion, mais je me retrouve dans une situation déjà vécue et qui ne me plaît guère. Elle est néanmoins beaucoup moins brutale et plus simple que la fois précédente, les décisions ayant été prises d'un commun accord, sans heurts ni trompettes. Par contre, l'époque est beaucoup plus complexe pour les célibataires sommés de porter le masque et de ne fréquenter aucun espace social, sans parler de la météo peu propice aux sorties en plein air. Les sites de rencontre ont l'avantage d'exposer nos minois sans risque de verbalisation, de contagion ou de saucée. Malgré cela, je doute que leur fréquentation me permette de rencontrer l'âme sœur si je me souviens du délicat équilibre de sensations procurées par la proximité. En attendant des jours meilleurs, je peux réécouter de la musique à fond la caisse quand elle l'exige. Et dans tous les cas, j'avance doucement, à pas feutrés, laissant les évènements apporter leur lot de surprises. Il tempo lo dirà.
En attendant, je fais une ratatouille pour la semaine avec tous les légumes de l'AMAP !


LA MUSIQUE CLASSIQUE EN GUISE DE BOUÉE
Article du 8 janvier 2019

Je n'étais pas vraiment timide, sauf sur certains terrains, comme lorsque je faisais semblant de chanter aux Louveteaux. Passé le premier vers, j'articulais sans qu'aucun son ne sorte de ma bouche. On m'avait dit que je chantais faux et je l'avais cru. C'était certainement vrai, mais plus tard Bernard m'apprendra que c'est une question de concentration et que l'on peut régler son compte à cette assertion. Adolescent, je n'arrivais pas à aborder les filles. J'achetais un paquet de Marlboro pour entamer la conversation en leur offrant une cigarette. Comme je ne fumais pas, le paquet me durait trois mois ! Philippe m'expliqua qu'il vaut mieux ouvrir son cœur et que les filles seront flattées, même si elles me rembarrent. Je me suis jeté à l'eau, souvent planté, et puis parfois je ne m'étais pas trompé et j'ai été heureux, au point de les aimer toujours. J'avais écrit 'Cause I've got time only for love que ma fille Elsa chanta lorsqu'elle avait six ans. Elle était accompagnée par Bernard Vitet au bugle, le guitariste Hervé Legeay et l'accordéon samplé de sa mère, Michèle Buirette. Le texte dit "I shall always love the ones I've ever loved before..."



J'ai toujours douté de mon pouvoir de séduction. Devenu père, les compliments sur la beauté de ma fille me laissèrent espérer que j'y étais un petit peu pour quelque chose. J'ai appris à me sourire. J'avais beau avoir eu la chance d'aimer et d'être aimé par de très jolies femmes, j'imaginais que mon esprit contrebalançait la banalité de mon physique. Nous sommes tous pareils, probablement. Peut-être pas "bourré de complexes" comme le chante Boris Vian, mais bien débiles tout de même. Il fallait donc que je sois avec de très jolies femmes pour me rassurer. Les canons de la mode et le regard des autres façonnent nos désirs. J'ai évidemment appris que les yeux de l'amour rendent belle celle que l'on aime. Manquant de confiance en moi sur cet épineux sujet, j'ai pris quelques râteaux, mais j'ai surtout eu beaucoup de chance de rencontrer au cours de ma vie des femmes formidables avec qui j'ai partagé un bon bout de chemin.
Lorsque je me suis trouvé seul et désemparé, la musique m'a aidé à surmonter les passages difficiles. En jouant d'abord, dans les moments les plus critiques. Cet investissement libidinal, comme l'appelait Bernard, nous fait oublier la réalité du monde pour entrer dans celui du rêve, une saine utopie où l'abstraction a raison des trivialités que l'on imagine être la réalité. Ensuite en réécoutant des disques laissés de côté, mais qui me renvoient à une époque où je traversais le même genre de sentiment. C'est une manière d'apprivoiser le vague à l'âme, parce que l'on sait que ce fut déjà ainsi et qu'on en est sorti un jour. Le fruit de l'expérience ou la conscience des cycles.
Je pratique cette technique lorsque la mort vient cogner à ma porte, heureusement de moins en moins souvent, et pour cause. Si cette peur qui m'habitait plus jeune semble vouloir refaire surface, je me replonge illico dans l'ambiance où j'étais pendant le Siège de Sarajevo. Sous pression continuelle, j'y avais réglé son compte à cette angoisse, la mort pouvant frapper à n'importe quel instant. Ce changement de repère temporel me calme instantanément en étouffant la mèche avant qu'elle ne s'enflamme. Ce processus chronoprojectif fonctionne pour d'autres sentiments, certes moins dramatiques, où les questions semblent sans réponse. Ainsi ces jours-ci je replonge dans ma discothèque classique que j'avais délaissée depuis si longtemps. L'écoute des compositeurs romantiques me propulsent dans une préhistoire qui trouva sa résolution en avançant dans le temps. Il faut aussi de la patience, une qualité que je n'ai jamais eue, mais que je travaille quotidiennement. J'ai dégagé l'accès vers ma collection de vinyles, puisqu'il me faut remonter aux années 70 pour retrouver l'état d'âme recherché. J'enchaîne Mahler, Schönberg (La nuit transfigurée et la Suite lyrique), Brahms, Fauré, Schubert, mais d'autres suivront. J'évite le premier mouvement de la première symphonie de Charles Ives qui correspond à ma plus profonde tristesse, un quasi désespoir qui n'est nullement d'actualité, ou les Métamorphoses de Richard Strauss, mais je vais probablement reprendre certaines ouvertures de Wagner, et finir par poser sur la platine des disques tirés au hasard ou choisir les interprètes plutôt que les œuvres avec une préférence pour les versions historiques. Il y a des centaines de vinyles cachés derrière le canapé. En faisant fi des derniers quarante ans, ma sélection saura coller à l'humeur de chaque instant. Je voguerai entre la musique française, la seconde école de Vienne, l'opéra italien, les Américains héroïques, les exotismes nationaux, ou bien je m'arrêterai en route pour assumer le présent que je connais mieux que n'importe quoi, mais que j'ai parfois du mal à mettre en perspective. Comme disait encore mon ami Bernard, c'est fou ce qu'on est fragile ! La musique me rend solide, parce que je ne lutte plus contre le courant et que je me laisse porter par le flot comme les bateaux en papier que nous faisions voguer dans le ruisseau lorsque j'étais enfant.

lundi 28 septembre 2020

Ce sera arrivé hier


Mes yeux se ferment. Je n'avais presque pas dormi. Les mots s'allumaient : haie, haie qu'il faut sauter, change ou chance, étage, dégringoler, lève, lève, j'ai mis ma gaine, c'était prudent, recule, reculer me semblait une mauvaise idée, plante, plutôt planté, mais la machine ignore les accents. C'est ainsi que je reconnais les importuns qui me sonnent. J'avais pesé le pour et le contre. Après la rupture cela ne s'est pas arrangé. Comment voulez-vous ? J'aurais voulu mettre le volume à fond, mais j'ai perdu l'habitude de poser un disque sur la platine. Pour qui écrire ? Pour celles et ceux qui me liraient, évidemment ! Alors je fouillais dans les archives. J'avais remarqué qu'il y avait plus de "like" sur les vieux articles que sur les nouvelles fringues. Pareil pour les rééditions. Où est passée la curiosité pour les choses qui n'existent pas encore ? Ce sera arrivé hier. Voilà un moment que je faisais tout ce que je pouvais pour trouver une issue heureuse. Mais rien rien ne bougeait. Ni haut ni bas. Calme plat. Alors j'ai posé les mêmes questions. Une fois. Deux fois. Trois fois. Jusqu'à ce que ça pète. Enfin, c'est un bien grand mot. Même si ça fait mal. Pas mâle en tout cas. Pour finir. Hé, pas pour en finir ! Vous avez raté le début ? Pas un cil ne bougeait. Dehors les bambous couchés. Dedans les chats mouillés. C'est dans l'ordre des choses. L'ordre est un leurre. Il faisait froid. J'ai lancé le chauffage. Brûlé des bûches. Séché mes larmes près du radiateur. Et puis, agité les bras pour combler le vide. On avait eu le calme sans le luxe ni la volupté. Pas moyen de voyager. Même invité. J'aurais bien pris la tangente. Hélas la police vieille au grain. Il pleut. C'est tout ce qu'il sait faire. Tout va très vite, mais ça ne passe pas. Dormir éteint l'heure. Peut-être que demain il n'y paraîtra plus. Recommencer. Sans cesse. Sans répétition. Sans se répéter. Remettre son titre en jeu. Il nous a fallu un peu de courage pour braver l'embouteillage. Reparti à vide, il restait à tenter le goutte à goutte. J'ai peur d'aller me coucher. De l'autre côté du pont. Mes fantômes. Les yeux me brûlent.

vendredi 18 septembre 2020

Les caramels


Article du 21 juin 2007

C'est la seule sculpture que j'ai gardée. Ma mère n'avait rien le droit de jeter sans mon accord. Je fabriquais des "machines qui ne servent à rien". Cinq déménagements ont englouti les autres spécimen. La seule à y survivre y a laissé quelques plumes. Par exemple, il y avait trois boules de machine IBM au lieu de deux. Les caramels semble dater du 11 septembre 1966, mais l'encre vermillon sur le bois rouge n'est plus très lisible. Je crois me souvenir qu'il y avait une idée d'échelle sociale sous-jacente. Matériel : des boules de cotillon et un serpentin, trois têtes de distributeurs de bonbons Pez (Pluto, Donald et Popeye), des échantillons de matière plastique rapportées des années plus tôt du Salon de l'Enfance Porte de Versailles, un bouton de vareuse de la guerre de 14 que je tenais de mon grand-père, des ressorts, un potentiomètre, des transistors, un jouet fondu, une bobine électrique, un porte-clefs, un cochon, des rails, un fil de téléphone, des petits bouts de bois et de daim, de la bande magnétique, des pions, un jeton de la Compagnie Le Taxiphone, une petite échelle rouge. Plus le moule, un peu de poussière et l'ombre.

jeudi 17 septembre 2020

Newsletter de septembre 2020

Le déroulant qui défile ci-dessous est une capture-écran de ma copieuse newsletter envoyée hier soir. Pour bénéficier de tous les liens, voir les films, lire correctement les textes, etc., il faut cliquer ICI !!!












Et encore, on ne vous dit pas tout !
Par exemple, que je suis fier d'avoir composé la musique de 4 des 6 DVD (et pas mal de petits machins) de Françoise Romand qui reçoit le Prix de la SCAM pour l'ensemble de son œuvre pour laquelle je me suis battu pendant quinze ans.
Ou qu'il y a deux autres albums sur le feu et des projets incroyables de performances live ou d'ateliers hirsutes...

lundi 7 septembre 2020

Mon Paris des années 50


Article du 11 avril 2007

Longeant le Lego du Front de Seine, mon train électrique passe sous les jambes d'une Tour Eiffel en Meccano... Dans mon travail comme dans ma vie, j'ai tenté de préserver la ludicité du Paris de mon enfance. En face de la Galerie Vivienne où un bouledogue effrayant gardait l'entrée du magasin de jouets en aboyant avec sauvagerie lorsqu'on tirait sur sa chaîne, brillait la lumière noire d'une boutique phosphorescente. J'ignore ce qu'on y vendait, mais c'est la première illusion d'optique dont je me souvienne. Les rayons verts transperçaient l'obscurité violette seulement éclairée par des formes orange vif et jaune acide. L'attraction permanente tenait du cirque de Calder et du voyage dans la lune. Sur les grands boulevards embaumait l'écœurante et délicieuse odeur des pralines ; la promenade était rythmée par les tirs à l'ours qui se cabrait chaque fois qu'on le touchait, coups de feu plus mécaniques qu'artificiers. Avec les dix centimes que je recevais chaque fois que j'allais "au pain" ("une baguette moulée pas trop cuite, s'il-vous-plaît"), j'achetai ma première Dinky Toy, un camion à deux étages avec pont inclinable pouvant transporter quatre petites automobiles. Aux Halles, Jeannot sifflait ma mère depuis une porte cochère pour lui vendre dix soles pour cent balles, l'équivalent d'un franc, quinze centimes d'euro. Les marchands à la sauvette fuyaient les képis à toutes jambes en poussant devant eux leurs charrettes des quat' saisons. La bouchère de la rue Montorgueil, Madame Chanois, servait la bidoche en vison avec des diams pleins les doigts. Comme je rentrais seul de l'École maternelle et que je voyais les CRS qui campaient Place de la Bourse, je demandai "pourquoi on les embête les bougnoules ?". C'était la guerre en Algérie. Déjà sensible à l'oppression, je répétais ce terme probablement entendu dans la cour de récréation et certainement pas employé à la maison. Il m'arrivait de saisir la main d'un monsieur pour traverser au feu. La maîtresse s'inquiéta auprès de mes parents que je regarde trop la télé parce que je n'arrêtais pas de raconter des histoires à dormir debout. Pourtant nous n'avons loué un poste que dix ans plus tard. Je ne connaissais pas le Lego, nous empilions des cubes. Le Meccano était constitué de pièces métalliques. Le RER ni le Front de Seine n'avaient été construits. Les Dinky Toys étaient assez solides pour tomber d'un balcon du sixième étage et ne s'en relever qu'avec quelques éclats de peinture, ce qui n'aurait pas été le cas du monsieur au chapeau s'il l'avait prise sur le tête. J'ai appris à lire à ma petite sœur avec des lettres en plastique bleu clair qui avaient appartenu à mon père. En 1958, nous avons déménagé dans le XVème, j'avais cinq ans.
Par un bel après-midi de printemps comme hier, j'ai poussé la porte du 36 entraînant Elsa dans les étages de cet ancien hôtel de chasse de Richelieu, mais je n'ai pas osé sonner. J'ai laissé mes rares souvenirs sur le palier. C'était il y a dix ans. Le célèbre film d'Albert Lamorisse, Le ballon rouge, rend parfaitement le climat d'enfance de cette époque qui me semble aussi lointaine que le moyen âge de mes livres d'écolier.


LE RETOUR DU BALLON ROUGE
Article du 27 novembe 2008

Mes souvenirs m'appartiennent-ils en propre ou sont-ils la reconstitution d'une mémoire induite par les traces graphiques ? Rue Vivienne dans les années 50. Je marche seul sur les trottoirs. L'été je porte une culotte courte, l'hiver un pantalon. Pour traverser, j'attends que le feu passe au rouge. Parfois j'attrape la main d'un monsieur et je reprends mon indépendance de l'autre côté de la voie. J'ai cinq ans lorsque nous quittons le IIème arrondissement pour le XVème.
Rue Léon Morane dans les années 60, devenue depuis rue des frères Morane. Après l'école communale Lacordaire, je fais mes trois dernières années à Saint Lambert, de la neuvième à la septième. Le matin, j'emprunte la rue de la Croix Nivert, croise la rue de la Convention, passe devant la station Shell du père de Chrétien, bifurque un bout de Lecourbe et rejoint la cour de l'école. Au retour, je préfère passer par la rue de Javel où habite mon copain Paul Makloufi. Au bout de la rue, Fructus tourne à droite, moi je rentre tout droit. Nous habitons au rez-de-chaussée du numéro 15. Mais la ville a changé. Nous sommes entrés dans l'ère moderne. Avant, c'est l'ancien temps.
Dans Le ballon rouge tout ressemble à mes premières années, Paris, les rues vides, l'autobus à plate-forme, les automobiles, les vêtements que nous portions... Tous les enfants de cette époque semblent se reconnaître dans Pascal, le fils du réalisateur Albert Lamorisse, qui partage la vedette avec le ballon. Le film "restauré numériquement en haute définition" est superbe (Malavida). Voilà qui me change de l'à-peu-près en ligne sur Google Video ou de la copie 16mm que j'ai rangée à la cave aux côtés de Bim le petit âne. Chaque fois que je le vois, j'ai l'impression d'assister à la projection d'un film de famille. Mon père tournait chaque année quelques mètres de pellicule avec sa caméra. Mes huit premières années tiennent sur une bobine d'une cinquantaine de minutes. Après il faudra attendre la naissance d'Elsa pour qu'à mon tour je me mette à filmer. Le ballon rouge est remarquablement mis en scène, comme si tous les nôtres en constituaient les rushes, des bouts d'essai. Le DVD propose également Crin Blanc, son précédent petit chef d'œuvre, mais les sympathiques compléments de programme ne sont hélas pas à la hauteur, documentaire sur le héros de Crin Blanc d'un côté, souvenirs de Pascal Lamorisse de l'autre, chacun tentant de transmettre son expérience à sa propre fille. Peu importe si ces deux documentaires n'en finissent pas, le second a le mérite d'évoquer les autres films du cinéaste, en particulier Le vent des amoureux pendant lequel il périt dans un accident d'hélicoptère. Les deux moyens-métrages, et particulièrement Le ballon rouge, restent des merveilles indémodables.
Si pour être de partout il faut être de quelque part, pour être de son temps il faut apprendre à se conjuguer à tous.