70 Perso - février 2022 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 23 février 2022

Idiot


Lorsque je ne travaille pas comme un damné, je suis terrassé par un gros rhume avec une toux qui me file des courbatures comme si on m'avait passé à tabac. Le test est négatif. Je n'ai pas de fièvre. Mais ça ressemble à une grippe. J'ai un alibi en or pour continuer à publier d'anciens articles dont je corrige les liens. En attendant j'enfile la robe de chambre des malades, celle de ma grand-mère en laine des Pyrénées. J'ai probablement attrapé un courant d'air dans le hall de la Gare Saint-Lazare ou sur le parvis de celle de Caen, ou bien aux deux, parce que le vent soufflait, glacial et brutal, et j'avais laissé mon pull-over dans la valise. On fait des trucs idiots parfois. Je n'aurais peut-être pas dû marcher le long de la plage d'Asnelles le lendemain, même si j'avais cette fois pris mes précautions.


On fait des trucs vraiment idiots parfois. J'ai laissé pendre mon bel imperméable le long de ma roue de vélo. J'entendais bien un bruit bizarre, comme la voix céleste d'une harpe éolienne. Voilà. Il brûlait par frottements. 280 bouteilles en matière plastique ont été nécessaires pour fabriquer mon Maium. Comme coupe-vent il s'impose. On dirait maintenant que je l'ai laissé traîner dans le cambouis. Ce n'est pas grave, c'est juste idiot. Comme j'ai la tête comme une citrouille, je fais, je dis, n'importe quoi. Peut-être suis-je inconsciemment inquiet par la perspective de retourner prochainement à l'hôpital avaler une gélule d'iode radioactif ? "C'est sans danger, sans danger !" Depuis le début de mon cancer thyroïdien, je prends tout expérimentalement, mais dans je il y a l'autre. Je le sens. Le rimbaldien me travaille au corps. C'est idiot.

lundi 21 février 2022

L'avance de l'ombre


De mon père j'ai hérité la première charade dont je me souvienne : " mon premier est un cul-de-jatte qui descend à toute vitesse la rue des Martyrs, mon second est un cul-de-jatte qui descend à toute vitesse la rue des Martyrs, mon troisième est un cul-de-jatte qui descend à toute vitesse la rue des Martyrs (à cet endroit mon père ne faisait qu'accélerer son débit de paroles jusqu'à le rendre à la limite du compréhensible par un effet de vitesse et d'emballement), mon quatrième est un cul-de-jatte qui descend à toute vitesse la rue des Martyrs, mon cinquième est un cul-de-jatte qui descend à toute vitesse la rue des Martyrs, mon dernier est un cul-de-jatte qui descend à toute vitesse la rue des Martyrs, (là mon père marquait une pause et concluait à bout de souffle et soulagé) et mon tout est une boisson rafraîchissante !? ". Pour l'anecdote, je suis né rue des Martyrs, ou plus précisément dans une impasse qui y prend sa source, Cité Malesherbes.
En dévalant le macadam comme un fou depuis la Porte des Lilas jusqu'à la Bastille, je vois mon ombre qui s'allonge devant moi comme si elle me précédait dans le temps. Elle arriverait plus vite que moi à mon rendez-vous si je n'entamais un virage déterminant Place Voltaire. Avant de reprendre le dessus, je saisis d'une main mon appareil dans le panier du Vélib et j'épingle l'arrogante qui me montre la route. Il ne me reste plus qu'à savourer la solution de ma charade, citron pressé, breuvage tout indiqué par cette température.

Article du 1er juillet 2009

vendredi 4 février 2022

La nostalgie du futur


Il y a trois ans, à la mort de ma mère, nous avons vendu son appartement dont la terrasse offrait un panorama à 360° sur Paris et la banlieue. Michel rappelle de temps en temps les fêtes extraordinaires qu'adolescents nous organisions sur le toit, projetant les images du light-show sur l'immeuble d'en face. Maman savait le nombre de copains entassés dans ma chambre aux paires de chaussures laissées à l'entrée. Mes parents faisaient figure d'exception de nous laisser fumer des pétards sans commentaires. Ils se souvenaient avoir été jeunes eux aussi, ce que certains ont piteusement effacé. Il est certain que nous sommes parfois inquiets pour nos progénitures, sachant les terribles accidents auxquels nous avions miraculeusement échappé, ou pas.

Lorsque j'avais 15 ans nous avons déménagé de la rue des peupliers à la route de la Reine. C'était juste après 1968 et avant mon entrée à l'Idhec qui coïncidera avec la vie en communauté rue du Château. Nous passâmes alors des conventions familiales aux rêves d'aventures vers lesquels notre adolescence nous conduisait par tous les sens. Pendant les années qui avaient précédé, j'avais déjà tâté de ce que la jeunesse offre de meilleur. L'indépendance fut dès lors le maître mot. Pendant mes années de lycée, j'avais moins souvent regardé par la fenêtre que je ne m'étais plongé dans l'obscurité fluorescente de la lampe de Wood ou dans des rêveries stéréo prises entre les deux oreillettes de mon casque hi-fi.
En prenant cette photo depuis mon ancienne chambre [...] certains détails attirent mon attention : une petite pièce en avancée sur la façade d'en face, le mur quasi aveugle qui surplombe la station-service, la route toute droite jusqu'au pont de Saint-Cloud et le Parc ! C'était ma campagne, mes sous-bois, ma jungle.
Tout au fond ses collines surplombaient des images d'enfance où nous donnions rendez-vous à mes grands-parents sur l'immense pelouse. Depuis la banquette arrière de la Peugeot 203, la majestueuse grille d'entrée en fer forgé menait forcément à quelque château de cape et d'épée. Un gardien distribuait des tickets. Il fallait ensuite emprunter de longues allées rectilignes avant d'atteindre l'autre bout du Parc, plus secret. Jeune homme, j'alternerai de romantiques promenades à l'humide odeur d'humus et les miniatures japonaises du Jardin Albert Kahn. Le parc se prêtait aux confidences, le jardin aux photos-souvenirs.
Comme j'essaie de me rappeler cette époque lointaine, je suis étonné de constater le nombre de vies qu'un être humain est susceptible de posséder, et de perdre. En regardant les jeunes gens dans la rue, je comprends que certains plaisirs me sont désormais interdits, mais que les ayant déjà vécus je ne peux avoir aucun regret. J'ai déjà été jeune, serai-je jamais vieux ? S'il est une nostalgie, elle ne peut venir que ce dont on ne sait rien encore et qui pourrait nous échapper. Ma curiosité est plus forte que mes dépits. Je m'accroche, je dévore. Pour goûter la saveur du présent et envisager l'avenir et son cortège de surprises, je n'ai d'autre choix que de mettre en perspective ce qui m'a fait comme je suis. L'histoire. Tout à l'heure je disais à Sacha que j'accorde autant d'importance aux inventions les plus renversantes qu'aux sources premières dont elles sont les variations rebelles. L'origine du monde et l'ève future dans le même bain. Le blues ancestral et l'utopie la plus abracadabrante. La régression primale et la pensée la plus pointue. Le grand écart.

Article du 30 mai 2009