70 Voyage - août 2013 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 29 août 2013

L'herbe est toujours plus verte


De l'autre côté de la colline, l'herbe est toujours plus verte. Pour savoir ne jamais me heurter à un mur, je contourne l'obstacle. Le prendre à revers c'est tromper l'ennemi qui se réfléchit dans la glace. Les pentes sont à pic. Les distances sont trompeuses. Une vallée peut en cacher une autre. Aucune ne se ressemble. Nous prenons l'habitude du panorama avec ses cimes inaccessibles qui disparaissent chaque matin dans un suffocant nuage de brume et jaillissent à midi sous les rayons d'un radiateur cosmique. Un léger changement de repères et la végétation chavire. Les fleurs ont beau marier le jaune et le mauve ici aussi, ce ne sont pas les mêmes. Les soleils se transforment en clochettes, des cristaux remplacent les étoiles. Et puis il y a l'espace. Space, name it, and I go ! Si la pleine lune nous offre une nuit américaine, quinze jours plus tard l'obscurité de la campagne fait apparaître des millions de trous d'épingle parmi lesquels se meuvent des réflexions satellitaires, des clignotants rouge et vert et des coups de rasoir autorisant les vœux inavouables. Le jour ne peut offrir cette uniformité de l'infini. On aperçoit la route, l'immensité du vert sur lequel se devinent les bestiaux paissant sur l'estive. Nous apprenons à jouir de chaque paysage. Car si ailleurs ou demain l'herbe est plus verte, chaque instant offre un point de vue unique sur le temps qui passe. Il serait dommage de ne jouir de la vie que sous un seul angle !

lundi 26 août 2013

La boucle


On voudrait toujours inventer. J'ai photographié une route qui s'est écroulée, mais je me rends compte que la boucle d'un circuit automobile eut mieux rendu cette désagréable impression de faire du sur place. Pendant les vacances je me suis laissé aller à ne rien attendre, espérant que les idées se pointraient seules, sans qu'on les sollicite. Comme ça, dans la détente, subtil mouvement d'aïkido mental tendant à se servir de la force de l'adversité. Heureux ou malheureux, les accidents n'arrivent jamais d'où on les avait subodorés. L'absence laisse deviner un parfum tapi au plus profond de mon souvenir en formation. Les zones inexplorées de mon cerveau susurrent des promesses de plus en plus difficiles à tenir. Plus on avance, plus il devient acrobatique de ne pas se répéter. La falaise s'allonge aussi imperturbablement que l'on se tasse. Pour beaucoup, le style tôt posé, on le décline à toutes les sauces. Certains l'affinent, mais je l'entends comme un déclin. L'idée surgit comme un éclair. Puis, emboîtant le pas à la lumière, le tonnerre déchire le silence. En enregistrant mon improvisation, j'épingle ce papillon, fulgurance éphémère que mon filet méthodiquement capture. Mais combien de jours à chasser sans que ce gibier de potence ne sorte du bois ! Serais-je aveugle, serais-je sourd ? S'il faut bien lui passer la corde au cou, le nœud coulant montre que la boucle est de plus en plus courte.

jeudi 22 août 2013

Ombres de la nuit


La montagne est éclairée par un immense lampadaire qui fait passer la nuit pour une éclipse de soleil. Les étoiles s'effacent et règne alors une ambiance de sabbat pourtant déserté par les hôtes des bois. J'ignore si le comportement des bêtes est affecté par la pleine lune comme elle dérange les humains, mais Christian insiste pour que nous ne retournions pas aux champignons avant la lune montante. Les meilleurs sont les petits cèpes qui ressemblent à des bouchons de champagne. On peut les manger crus, c'est délicieux. Faute de pouvoir les montrer au pharmacien ou à un mycologue local la règle est de ne ramasser que ceux que l'on connaît. Rares les vénéneux qui sont mortels, mais les douleurs abdominales et les hallucinations prolongées ne sont pas au menu des vacances. Depuis que nous dormons par terre sur ce matelas de laine défoncé, toutes les nuits je fais d'étranges rêves. Le fantôme de mon camarade récemment décédé veille sur moi avec la plus grande bienveillance, même s'il fait ressusciter tous mes chers disparus.
Mon père est mort il y a déjà 25 ans, il ne me quitte jamais. Bernard était le dernier des trois pères de mon récit. En rejoignant Frank Zappa qui m'avait initié à la musique et Jean-André Fieschi qui fut mon maître ès toutes choses, il me laisse à son tour la responsabilité de transmettre tout ce qu'il m'a donné. Je suis trop vieux pour me penser orphelin et trop jeune pour imaginer d'autres perspectives que celles qui m'animent depuis qu'enfant je rêvais de changer le monde. La fougue a laissé la place à la circonspection, la rage à la détermination. Dans mes moments de calme je pense à Marc Lichtig, Bernard Mollerat, Philippe Labat, Éric Longuet, Annick Mével, Marc Boisseau, Frank Royon Le Mée, la famille de La Ciotat, Rosette, Tonton (Giraï), Serge, tant d'autres, et Bri... Bri. Dans les années 70 la mort emportera d'abord les plus fragiles, jeunes gens imprudents ou impatients, dans les années 80 le Sida ne fera pas de cadeau aux plus aventureux, pour finir par s'intéresser aux plus âgés, rentrant dans l'ordre. J'avance prudemment sous cette lune expressionniste qui fait vivre les ombres comme en plein jour.

mardi 20 août 2013

Cueillettes


Le plaisir de cueillir son dîner n'a d'égal que de se goinfrer de fruits sauvages sur le bord d'un chemin.
Christophe a rapporté dix kilos de cèpes du bois sous les granges. Il m'apprend à repérer les coins, ni trop secs ni trop humides, équilibre d'ombre et de soleil, sous les grands chênes par exemple. Après la pluie, le soleil me fait comprendre l'expression "pousser comme des champignons". On peut aussi marcher des heures sans en voir un, et puis se retrouver face à un carré où il y a à peine la place de poser le pied.
Lorsque nous restons bredouille nous nous rabattons sur les fraises des bois, même si Georges nous avertit des dangers de la douve du foie. Cela ne nous empêche pas de faire régulièrement des razzias de sarrousses, les épinards sauvages si délicieux que nous les accommodons à toutes les sauces. Françoise les lave avec de l'eau vinaigrée et les faire cuire à la poêle avec du beurre ou bouillir pour les manger tièdes en salade ou en gratin.


Il était encore tôt pour les myrtilles, mais j'apprends à reconnaître les petits buissons ras qui fourmillent autour et je goûte les premières. Trop tôt pour les framboises sauvages qui poussent autour de l'estive où Tommy garde un troupeau de 450 vaches. Si les gigantesques taureaux ressemblent à des aurochs, c'est des vaches qu'il faut nous méfier lorsqu'elles sont accompagnées d'un petit veau. 700 kilos à fond de train, imaginez le bolide, et leurs cornes pointues vous embrocheraient d'un coup de tête. Pas de quoi s'inquiéter si l'on fait attention en les croisant. La revanche est terrible puisqu'elles finiront toutes en steak dans nos assiettes… Monde cruel.