70 Voyage - septembre 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 6 septembre 2024

Retour à Lima, onzième étape


Ces trois jours à Lima figurent un sas de décompression entre la jungle et le retour en France. Métropole polluée, elle n'en est pas moins exotique si l'on sort des lieux touristiques comme lorsque nous sommes allés à Gamarra, immense marché textile occupant tout un quartier, pour trouver celui des sorcières, ou que nous avons longé les bidonvilles en roulant vers Callao. J'ai forcément accumulé les clichés depuis ces derniers jours où je publie ce journal de voyage, extime comme tout ce blog depuis vingt ans déjà. Ce sont donc les derniers, capturés avec mon smartphone qui dictent ces ultimes souvenirs d'un voyage merveilleux qui dura cinq semaines.


Nous avions commencé par une vue du Pacifique, nous terminerons ainsi en nous rendant à l'Aéroport Jorge Chávez. Les falaises noires forment rempart contre un éventuel tsunami. Le Pérou a souvent été secoué par de terribles tremblements de terre. Au Monastère de San Francisco, qui n'y échappa pas (en 1655, 1966 et 1970), je photographie un Christ saignant. Le sang a beaucoup coulé dans ce pays. Avant les conquistadors détruisant la civilisation inca sous prétexte d'évangélisation, il y en eu d'autres, victimes chaque fois d'une nouvelle guerre tribale. Disparurent les Nazca, les Mochicas (ou Moches), les Huari (ou Waris), les Chimú, les Chachapoyas et bien d'autres qui très probablement mêlèrent leurs gènes avec ceux des vainqueurs. Il n'y a pas d'histoire écrite, seulement des traces iconographiques difficiles à décrypter. Le magnifique Musée Larco retrace cette épopée toujours un peu mystérieuse au travers de l'art précolombien.


Pour quelles raisons les maisons qui nous plaisent le plus à Lima sont-elles en ruine ? Affaire de corruption, de taxes ? Elles ont souvent un petit côté mauresque. La présence arabe en Espagne n'était pas si loin. D'autres pavillons ressemblent à Deauville, avec des colombages. À Callao, la rue vide a des airs de western...


La vue du port depuis Monumental Callao, superbe immeuble de la Casa Ronald réhabilité par des célébrités du street art, montre le mélange d'industrie, de rénovation proprette et de pauvreté insalubre.


De temps en temps je prends les murs peints comme à Barranco. Les couleurs égaient la ville. Lorsque j'ai fait repeindre ma maison en bleu, j'avais pris modèle sur ces pays chamarrés. Les voisins ont suivi le mouvement. Cela change du blanc sale et du gris déprimant.


Il n'empêche que l'on croise de temps en temps des épaves posées là depuis des lustres. Pneus crevés, vitres brisées, carrosserie rouillée. Il y a aussi beaucoup de magnifiques automobiles vintage qui roulent toujours.


Les points forts de notre voyage sont évidemment Machu Picchu, l'Amazonie et bientôt les îles Palomino. Dans la forêt il est extrêmement rare de croiser un jaguar, emblème terrestre du Pérou à côté du serpent pour l'eau et du condor pour l'air. Celui-ci a été capturé à l'ancienne gare de Lima, la Desamparados transformée en musée de la littérature péruvienne.


Mais l'image que je préfère est le tableau de Pecon Quena que m'a offert Christiane. Pour elle il représente La métamorphose de Kafka. Ma référence est plus prosaïque, c'est le Beetlejuice de Tim Burton ! Décroché pour l'emballer, il n'est pas sur la photo, mais on peut admirer d'autres œuvres de cette artiste shipibo-conibo qui vit sur les hauts-plateaux à 4000 mètres d'altitude au centre de l'Amazonie. Chaque personnage protège une plante particulière. Autodidacte en musique, j'ai toujours eu un goût très prononcé pour l'art brut. Si j'en avais les moyens je les aurais tous achetés.


Comme c'eut été un peu dur, après tout ce que nous avions vécu dans la nature, de retourner brutalement à la civilisation urbaine, j'ai trouvé sur Internet une excursion qui bizarrement ne figure sur aucun guide. Il s'agit d'une promenade en mer pour rejoindre les îles au large de Lima à partir du port de Callao, près de La Punta où nous dégusterons un dernier ceviche absolument délicieux. Après être passés au large de l'île San Lorenzo, base d'entraînement de l'armée péruvienne, et de l'île El Frontón (La Isla del Muerto porte bien son surnom : dans sa prison, aujourd'hui détruite, l'intégralité des militants maoïstes du Sentier lumineux y furent massacrés après leur mutinerie), nous serons sidérés par les 8000 otaries qui vivent tranquillement sur celle de Palomino.


Le point fort de cette matinée est la baignade au milieu des otaries qui, aussi curieuses que nous, plongent en faisant des bonds de dauphins et en criant. Mon blog ne me permet pas de mettre en ligne les vidéos incroyables que j'ai postées sur FaceBook et Instagram, ni de diffuser l'odeur de poisson de l'eau qui est entre 15° et 17°.


Aux esprits chagrins qui critiquent notre incursion, je répondrais que les énormes mâles alpha protecteurs restent sur les rochers, que les petits glissent sur leurs toboggans pour profiter de la fête, qu'une otarie contrariée possède une mâchoire pouvant vous sectionner un membre, et que dix glaçons par jour flottant parmi des centaines de lions de mer dans un site protégé ne risquent pas de chambouler le bel équilibre de l'immense communauté otariidée.


Souvenir inoubliable que ces pélicans qui nous regardent rentrer (petit jeu style "Où est Charlie ?" : compter combien il en a sur la photo ?), belle manière de conclure notre voyage avant de regagner nos pénates. Avant le départ, je fais quelques emplettes culinaires : éclats de cacao, piment charapita, maïs cancha serrana et cancha chulpi grillés, tisane de muña, pisco...


Alors un dernier pisco sour, pour l'envol (même si Air France préfère servir du Champagne sur les longs courriers) : 3 mesures de pisco, 1 de citron, 1 de sirop de sucre, ½ blanc d'œuf, 6 cubes de glace - passer tout cela au mixeur et ajouter un trait d'angostura... À votre santé !

mercredi 4 septembre 2024

Tarapoto, dixième étape


Quelle bonne idée avons-nous eue de nous reposer à Tarapoto, porte de l'Amazonie ! Pour nous c'est plutôt la porte de sortie, mais pas tout de suite... Dans six jours nous regagnerons la civilisation à Lima.


Nous avons dégotté un havre de paix, encore cette fois tout en haut de la ville, à l'orée de la forêt. Est-ce un hasard si nous avons souvent choisi les endroits les plus excentrés ? Pour y accéder nous subissons quotidiennement un massage costaud en empruntant le chemin caillouteux de terre, conduits par un moto-taxi à trois roues. Nous avons beau faire le trajet jour après jour, le lodge est toujours plus loin que nous le pensions. Le chauffeur a un mal fou à gravir les côtes, mais leurs moteurs sont robustes.


La maison ronde sur pilotis n'a pas de fenêtres, mais elle est entièrement encerclée d'une moustiquaire, avec en son centre une sorte de grand lit à baldaquin et une salle de bain derrière la tête du lit. Un filet tient lieu de hamac au-dessus du vide. C'est absolument idyllique.


À la tombée du jour un drone aigu, d'une intensité insoupçonnable, monte à nous casser les oreilles, comme un son de synthétiseur strident qui se tait avec la disparition du soleil. Cette musique d'une modernité inouïe dure exactement une heure le soir de 6 à 7, et une demi-heure le matin de 5h45 à 6h15. Vient s'y superposer le cri d'un coq, des aboiements de chien, des chants d'oiseaux et des bruits d'insectes que nous sommes évidemment incapables de reconnaître. Au bout de quelques jours, j'ai l'idée de produire un nouveau disque où j'associerai L'aube à Shimiyacu à Nabaz'mob, l'opéra pour cent lapins connectés que j'avais composé en 2004 avec Antoine Schmitt. Ne faisant ni une ni deux, je réaliserai le montage de ces deux opéras pour bestioles dès mon retour et je demanderai une fois de plus à Étienne Mineur de réaliser une de ses pochettes magiques dont il a le secret. Sur place je commence à rédiger les notes du livret, excité comme une fourmi paraponera, seul animal dont il faut ici éviter la piqûre, connue comme la plus douloureuse au monde provenant d'un insecte, assimilée à un coup de feu, d'où son surnom de fourmi balle de fusil. Pendant le voyage, je croiserai ainsi trois de ces jolis insectes solitaires, mesurant deux centimètres et demi.


Comme lors des précédentes étapes nous alternons les jours denses et les moments de repos, pour ne pas dire de détente tant nous nous laissons aller au plaisir du far'niente, entendre par là la lecture sur liseuse de romans envoûtants.


Si la plantation d'orchidées nous laisse sur notre faim, la balade à Lamas vaut son pesant de noix amazoniennes. Il y a une vingtaine d'années un maboul italien y a fait construire une sorte de château de la Renaissance kitchissime, castillo avec peintures et sculptures du même acabit.


Comme raconté dans l'article sur Iquitos, nous visitons avec beaucoup d'intérêt le Centre Urku qui récupère et soigne des animaux sauvages victimes de trafic illicite. Non, le dragon fait seulement partie du délire de l'industriel turinois Nicola Felice Aquilano. Les papillons à la forme étonnante photographiés près d'une cascade non plus..


Nous passons beaucoup de temps à écouter la symphonie de la nature qui nous entoure. J'y ajouterais bien les instruments acquis pendant le voyage, flûte double, ocarina, sifflets à coulisse, maracas fabriqués dans les villages indigènes, mais non, je vais laisser agir la magie pure du field recording...


Les autres rares pensionnaires du lodge sont venus poursuivre un stage d'ayahuasca situé tout à côté dans la montagne qui nous surplombe. Pendant deux jours ils se vident avant d'absorber le breuvage, préparé à partir d'une liane de la forêt, sous la direction d'un chaman. Certains sont bouleversés positivement par cet hallucinogène, d'autres le vivent moins bien. Bien que j'ai expérimenté de nombreuses drogues dans ma jeunesse pour ouvrir les portes de la perception, je n'ai plus la même appétence pour ce genre d'aventure. Je garde en mémoire la phrase de Henri Michaux qui me guidait : "Nous ne sommes pas un siècle à paradis, mais un siècle à savoir."

lundi 2 septembre 2024

La forêt amazonienne, neuvième étape


Au début du voyage entre Iquitos et le lodge d'Amazonia nous croisons de nombreux bateaux échoués nous rappelant Fitzcarraldo, le film de Werner Herzog. Au début du XXe siècle ce fan d'art lyrique totalement allumé rêvait de construire un opéra à Iquitos, dont une artère principale porte son nom, composante essentielle de l'image de la ville "frontière". Plus loin ce sera Aguirre qui remontera à la surface.


Dans la selva nous marchons dans la boue en nous aidant d'un bâton puisque nous ignorons quelles sont les plantes vénéneuses qu'il est fondamental de ne pas toucher. Mais s'enfoncer dans le marécage jusqu'aux genoux procure une sale impression. Avec sa machette notre guide laisse régulièrement des entailles sur les arbres qu'il croise, comme le Petit Poucet. Il guette le moindre bruissement de feuilles en haut des cimes pour débusquer les animaux qui s'y cachent.


Au gré des promenades, nous croiserons de grands dauphins roses un peu balourds, de plus petits gris qui sautent très haut, un paresseux (très paresseux puisqu'il ne nous a exposé qu'un quart d'épaule), des singes, de minuscules marmousets ou de plus grands dont je ne me souviens plus du nom, des loutres, des oiseaux, rapaces surtout, hérons petits patapons avec de gros becs bleus, perroquets, martin-pêcheurs de toutes tailles, tous d'un magnifique bleu électrique, de grands papillons aux couleurs éclatantes...


Mais pas un seul serpent (un guide prétendit que les faucons les avaient tous dévorés, humour ou mauvaise foi, allez savoir, quand on connaît la taille d'un anaconda), ah si, une grosse tarentule dans l'escalier du lodge, et, contre toute attente, très peu de moustiques ! Nous n'avons jamais été piqués, mais nous portions pantalon et chemise à manches longues. Le soir nous nous enduisions de produit toxique. Partout d'énormes nids de termites, ressemblant à de gros sacs de jute, phagocytent les arbres ; c'est l'anti-moustique naturel des indiens.


Chaque pas est mesuré. J'use mes yeux à surprendre le moindre mouvement de branches ou les flaques où s'embourber. Tandis que nous avançons lentement parmi les lianes, notre guide s'évertue à nous donner le nom espagnol et quechua de chaque arbre et bestiole rencontrés.


J'ai tout de même réussi à me faire piquer par une guêpe nocturne. La douleur ne dure heureusement qu'une quinzaine de minutes. Pendant ce séjour chaud et très humide, nous avons vogué allègrement, de jour comme de nuit, en pirogue et en bateau à moteur. La nuit noire, le spectacle céleste, loin de toute civilisation, est absolument merveilleux. Je pense à la balade de La nuit du chasseur alors que la barque glisse doucement sur l'eau noire, encerclés par des centaines de lucioles dont certaines traversent héroïquement la rivière devant nous. De temps en temps un petit caïman noir plonge devant nous.


Nous admirons la mythique constellation du lama au sein de la Voie lactée et je fais un vœu à la première étoile filante. Mais je n'ai pas entendu la sublime symphonie batracienne dont je garde un souvenir inoubliable à Nong Kiaw, lors d'un voyage au Laos. Je me rattraperai plus tard, à Tarapoto.


La forêt amazonienne est magnifique, envahissante, absorbante. Loin du monde. Nous sommes en effet à cinq heures d'Iquitos en speedboat. Peu nombreux, seulement sept touristes pour une armada de guides, cuisiniers, personnel hôtelier, dans un superbe lodge sur pilotis qui me rappelle le labyrinthe du Nom de la rose. Une drôle de comparaison, mais si vous vous étiez perdus sur ces hautes coursives vous auriez peut-être appelé à l'aide, surtout si vous croisiez dans la nuit un gentil kinkajou.


Le petit mammifère aux grands yeux ronds avait commencé par lécher la chaussure de l'Américain avant d'y enfoncer ses canines. Conclusion, rapatriement d'urgence à Atlanta pour se faire vacciner contre la rage !


À la saison sèche les coursives sont à cinq ou six mètres de haut, moins que le circuit de tyroliennes, quarante mètres encore au-dessus, qui nous permettent d'admirer la canopée...


Mais lorsque vient la saison des pluies diluviennes l'eau monte presque jusqu'en haut des pilotis.


Les bateliers doivent faire des prouesses pour naviguer alors que le niveau de l'eau est très bas. Ils inclinent plus ou moins le gouvernail au bout duquel est fixée une minuscule hélice. Les arbres ont des racines si peu profondes qu'ils s'écroulent facilement. Il faut souvent pousser les troncs tombés au milieu de la rivière. Je me demande si l'on pourra encore passer la semaine prochaine. Comme nous sommes de plus en plus paresseux, nous privilégions les balades en pirogue à la marche dans la forêt, forêt qui sera totalement submergée en été, transformée en mangrove. Il n'y aura plus d'autre choix que la navigation, sous la pluie évidemment, pluie que nous aurons presque tout le temps évitée, sauf une fois, où nous étions justement en bateau et où nous avons été trempés jusqu'aux os.