70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 2 janvier 2025

Bonbon Flamme


Le quartet réuni par Valentin Ceccaldi porte bien son nom. Bonbon Flamme est une friandise qui vous réchauffe. Les marchands finiront bien par coller un nom à ces musiques inventives qui possèdent la liberté du jazz, l'énergie du rock, les expérimentations de la musique contemporaine et les mélodies de la pop. Possédés, ils le sont. Valentin Ceccaldi au violoncelle, le guitariste Luís Lopes, le pianiste Fulco Ottervanger (ici sur un piano droit et des synthétiseurs) et le batteur Étienne Ziemniak créent des climats envoûtants aux accents dansants. Ceccaldi, rentré du Mexique, s'en inspire largement, entre les saveurs gustatives relevées et les facétieux petits squelettes, manière de prendre du recul avec la mort comme avec la vie en les peignant de couleurs éclatantes. Tout cela sérieusement avec humour, un ragtime de Scott Joplin se déclenchant au milieu du disque, sorte de boîte à musique, de musique en boîte, de boîte ou de musique, se déglinguant méchamment comme si les automates revendiquaient leur autonomie en glissant vers le free jazz.


Sous l'écorce, la sève révèle sa tendresse. Sucrée comme celle de l'érable. Salée comme les notes qu'il faudra tout de même honorer. Acide comme le citron sur un buvard. Combien faut-il de shots de tequila (chupitos) pour faire exploser (boom boom) les crânes squelettiques (calaveras) ?

→ Bonbon Flamme, Calaveras Y Boom Boom Chupitos, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 31 janvier 2025 (concert le 7 février à la Dynamo de Pantin)

mardi 1 octobre 2024

Le cymbalum de Miklós Lukács


Si je préfère ses incartades plus contemporaines, atonales, aléatoires ou dodécaphoniques, je suis totalement abasourdi par l'élégance du nouvel album du cymbaliste hongrois Miklós Lukács qui aborde avec la plus grande délicatesse des tubes qu'il a aimés dans sa jeunesse. Je l’avais découvert sur Cimbalom Unlimited avec les Américains Larry Grenadier et Eric Harland, sur les extraordinaires Bartók Impressions du trio formé avec mon camarade violoniste Mathias Lévy et le regretté contrebassiste Mátyás Szandai, véritable chef d'œuvre, sur les Responses To Ligeti en trio avec György Orbán et István Baló ou encore au Bal Blomet lors de l'hommage à Szandai. C'est chaque fois un ravissement.
Raymond Radiguet prétendait que l'élégance ne se remarque pas, discrète dans la plus grande simplicité. Comme on dit aujourd'hui, "je sors !", avec mes couleurs vives et mes chaussures de clown, mais je pense cela de la virtuosité. En choisissant des chansons lentes, Miklós Lukács joue sur les cordes sensibles. Ses interprétations de Gloomy Sunday (Sombre dimanche que j'évoquais lundi) de son compatriote Rezső Seress ou Aura - Hommage à Péter Eötvös, disparu cette année, sont bouleversantes. Il tire de son instrument des timbres bluffants qui rappellent le piano (My Song de Keith Jarrett), la guitare (Fields of Gold de Sting), le santour ou la basse (Norwegian Wood de Lennon-McCartney). J'adore le son des cordes métalliques du cymbalum qui frisent sous les mailloches lorsqu'il joue Somewhere Over The Rainbow (Harlen), Deborah's Theme (Morricone) ou Somewhere (Bernstein). J'imagine que Eötvös qui était ouvert aux musiques populaires se serait laissé porter par ces mélodies tendres et alanguies.

→ Miklós Lukács, Timeless, CD BMC, dist. Socadisc

vendredi 31 mai 2024

JJ en hongrois


Il y a quelques jours mon alerte Talkwalker, outil de veille et d'analyse des médias, sorte d'équivalent à Google en plus efficace, me signale un article Wikipedia consacré à Bernard Vitet en hongrois. Je ne connaissais pas la popularité en Hongrie de mon camarade disparu il y a déjà dix ans. Mais hier matin me voilà à mon tour épinglé dans cette langue dont je ne parle pas un mot et pays pour moi un peu mythique où je ne suis jamais allé.
Il rime avec les musiciens Béla Bartók, György Ligeti, Franz Liszt, Csaba Palotaï, Zoltán Kodály, Péter Eötvös, Miklós Rózsa, Elek Bacsik, György Kurtág père et fils, les cinéastes Béla Tarr, Miklós Jancsó, Márta Mészáros, Béla Balázs, Emeric Pressburger, Michael Curtiz, Paul Fejos, André de Toth, Alexandre Korda, István Szabó, László Nemes, Kornél Mundruczó, les comédiens Peter Lorre, Béla Lugosi, Zsa Zsa Gábor, le peintre Victor Vasarely, les photographes Brassaï, André Kertész, Robert Capa, l'ami Peter Gabor et le label de disques BMC... J'écris "riment" parce qu'il y a quelque chose de commun à tous ces noms, une sorte de mélancolie mystérieuse, d'invention baroque que je ne m'explique pas.
En cherchant comment mon nom est arrivé là, je comprends qu'il s'agit de la traduction du Wikipedia allemand, majoritairement extraite des versions française ou anglo-américaine. Mais il y est spécifié des évènements spécifiques liés à mes interventions en Allemagne, et les articles allemand et hongrois se focalisent sur mon travail multimedia et sur ma discographie personnelle, laissant de côté, entre autres, l'immense coffre au trésor d'Un Drame Musical Instantané.
Je n'aime pas beaucoup la photo qu'avait prise Étienne Brunet et qui illustre toutes les versions, mais bon, on fait avec, même si les Hongrois se trompent de 40 ans pour la dater. La Toile fait voyager dans le temps comme dans l'espace. Je savais que mes disques étaient plutôt bien distribués en Allemagne. Peut-être le sont-ils aussi en Hongrie ? Ce n'est pas moi qui m'en occupe. Tout cela reste assez mystérieux.

lundi 29 avril 2024

Aki Takase Japanic ou Laughing Bastards, deux moods du jazz


Le jazz ou le free jazz n'en finissent pas de se transformer, voire de renaître s'il a tendance à s'endormir sur ses lauriers swing ou libertaires. L'écriture préalable et l'instantanée se font des courbettes. L'actualité s'appuie sur les leçons du passé. Dans le nouveau disque de Japanic, le groupe mené par la pianiste Aki Takase, l'énergie tient le cap. Ce n'est pas pour rien que l'album s'intitule Forte. On y retrouve le saxophoniste Daniel Erdmann, au ténor et au soprano, carrément abonné au label hongrois BMC, qui tient une fois de plus ses promesses. La contrebasse est entre les mains de Carlos Bica, la batterie dans celles de Dag Magnus Narvesen. Le platiniste Vincent von Schlippenbach confère une originalité particulière à l'ensemble lorsqu'il scratche des voix, de vieilles cires ou jongle avec les timbres. Son papa (et compagnon d'Aki Takase), le célèbre pianiste de free jazz Alexander von Schlippenbach, et le tromboniste Nils Wogram viennent en renfort ici ou là. En finale nous avons droit à un duo piano-trombone sur I'm confessin' de Chris Smith popularisé par Fats Waller, manière de rendre hommage à tous ceux qui les ont précédés et sans qui il n'y aurait pas de renouveau.


Le renouveau du jazz passe aussi par ses hybridations avec d'autres musiques, souvent venues d'autres continents. Ce choix permet aux Laughing Bastards de mener la danse, d'Ethiopie en Jamaïque en faisant un crochet par les pays slaves. Ces emprunts sont autant de séduisants Fetish qui donnent son nom à l'album. Michel Mast au saxophone ténor, Jan-Sebastiaan Degeyter passant des guitares au banjo ou à l'omnichord, Eline Duerinck au violoncelle, Cyrille Obermüller à la contrebasse, Marcos Della Rocha à la batterie et aux percussions sautent d'un pied sur l'autre en glissant sur la piste comme des pros de la valse. Ces Belges de Gand ont la tendresse en ligne de mire. Si les couleurs sont caméristes, leurs mélodies font pop.

Donc deux manières d'envisager le jazz, dans la force ou la retenue, un temps pour tout, mais toujours entre tradition et modernité :
→ Aki Takase, Forte, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Laughing Bastards, Fetish, CD BMC, dist. Socadisc, 11€

lundi 8 avril 2024

De Basse-Terre à Budapest en passant par Redon


Je reçois plus de disques que je ne devrais en écouter sans que cela mange le temps dont j'ai besoin pour écrire et composer. Hélas la peau de chagrin que constituent les endroits où publier n'arrange pas les choses, mettant au chômage journalistes et attachés de presse si la tendance s'accentue. Nous n'en sommes pas loin. Eux du moins. Les blogueurs, agissant par passion et solidarité, sans espérer la moindre rétribution, ne risquent rien. Vraiment rien, si ce n'est décevoir celles et ceux pour lesquel/le/s je n'ai pas trouvé les mots pour évoquer leurs créations. Il faut bien avouer que ces derniers temps je reçois beaucoup de bons disques de bons musiciens, mais la plupart n'apportent rien de nouveau. Qu'ils s'inspirent avec bonheur du funk, du blues, du jazz, du free, du trad ou de la pop ne suffit pas à me donner les mots pour les évoquer avec l'envie positive qui me guide. Il y a des périodes où les productions rivalisent d'invention et d'autres où de nouvelles banalités règnent en maître. Ce sont évidemment des généralités puisque j'en ai tout de même chroniqués pas mal récemment et que ceux d'aujourd'hui rivalisent d'une certaine forme d'excellence.

Alors me voilà retrouver le sourire et remuer du croupion sur le mélange d'électro et de gwo ka des frères Timal, soit le producteur d'électro-funk Cyprien Steck aka Léopard Davinci et l'Ambianceur de Guadeloupe Jean-Marc Ferdinand. Les deux chantent, mais ils sont aussi accompagnés du saxophoniste Christophe Rieger, du trompettiste Paul Barbéri, du tromboniste Guillaume Nuss qui arrange les cuivres, du guitariste-bassiste Jérémie Revel, des tambours de Lyndeul Minatchy et Philomin Jordy, et des chœurs de Dave Martial. C'est simplement dansant, généreux, euphorique, et ça réchauffe tandis que la météo métropolitaine fait du yo-yo.

Puisque j'en suis là, je citerais bien Slydee, l'hommage très funky du bassiste Sylvain Daniel sur lequel le trompettiste Aymeric Avice me surprend, le connaissant essentiellement dans des contrées plus expérimentales. Le pianiste Bruno Ruder, le claviériste Arnaud Roulin et le batteur Vincent Taeger sont aussi formidables. Ça bouge drôlement bien, c'est très réussi, mais je reconnais trop Prince, Miles Davis ou Michael Franti pour passer de l'autre côté du miroir. Je le réécouterais bien comme un disque de compilation...

Troisième disque dansant de cette sélection, Traverse du trio Akagera s'inspire de la musique africaine pour un jazz moderne où l'instrumentation originale, David Georgelet à la batterie, Benoit Lavollée au vibraphone et marimba, Stéphane Montigny au trombone basse, permet d'échapper aux poncifs du genre.

Encore du trombone, celui de Simon Latouche, pour le trio de l'accordéoniste diatonique breton Janick Martin, le troisième larron étant le guitariste électrique Julien Tual. Ajoutez le saxophoniste ténor Robin Fincker en invité et conseiller musical, et vous obtiendrez ce breizh solide (référence à Mandryka, comprenne qui pourra !) qui continue à faire danser au bout de la terre, chorémanie (épidémie de danse, rien que ça, qui eut lieu réellement à Strasbourg au XVIe siècle, c'est un peu loin de Redon, d'accord, mais c'est ce qui les a ici inspirés). Les régions où la langue perdure offre toujours une musique puissante qui résiste à la centralisation. Comme un jour, ma fille qui avait six ans me demanda si la Bretagne était en France. Je n'en suis pas tout à fait certain. Ces chansons sans paroles renvoient à un temps qui n'est pas révolu.

Plus proche de mes affinités musicales (je ne sais pas vraiment danser !), le trio Fur composé de la clarinettiste Hélène Duret (avec qui j'ai enregistré il y a quelques mois Le songe de la raison en compagnie de la harpiste Raffaelle Rinaudo), du guitariste Benjamin Sauzereau et du batteur Maxime Rouayroux propose une musique délicate et rafraîchissante. On se laisse porter. Musique de groupe qui les rapproche de la pop alors que c'est un jazz plutôt impressionniste, intime.

Sur le même incontournable label hongrois BMC, j'ai écouté avec plaisir l'András Dés Quartet (trompette, piano, guitare, percussion), le trio Karja-Renard-Wandinger (piano, contrebasse, batterie) et le trio Shadowlands du saxophoniste-clarinettiste Robin Fincker, de la chanteuse Lauren Kinsella et du pianiste-organiste Kit Downes, mais je n'y trouve pas plus l'épatement que je recherche avidement, l'inouï. D'autres que moi s'emballeront heureusement pour le lyrisme du pianiste honrois András Dés ou de son trompettiste berlinois, Martin Eberle, pour les rebonds à la fois droits et obliques du trio de la pianiste estonienne Kirke Karja, pour les chansons traditionnelles (ou qui s'en inspirent) de Lauren Kinsella sur leur écrin de velours. Ils et elles le méritent.

Les Responses To Ligeti confrontant le Miklós Lukács Cimbiosis Trio (cymbalum, contrebasse, batterie) au Ligeti Ensemble (quintet à vent) me ravissent évidemment, justement parce que le résultat est inattendu. J'avais découvert l'extraordinaire cymbaliste Miklós Lukács sur le fabuleux Bartók Impressions avec mon très cher violoniste Mathias Lévy et le regretté Mátyás Szandai à la contrebasse, un de mes disques récents préférés ; mon enthousiasme affublé de superlatifs s'était confirmé lors du concert en hommage au disparu au Bal Blomet. Avec la même distance créative le Cimbiosis Trio répond aux 10 pièces pour quintet à vent de György Ligeti. L'influence de ce compositeur sur les musiciens d'aujourd'hui ne fera que s'intensifier avec le temps. Je me souviens de son entretien en 1998 avec le pianiste Benoît Delbecq réalisé pour Jazz Magazine. Sa curiosité pour les autres musiques et sa manière de les intégrer tout en restant lui-même est exemplaire. Je me souviens encore d'un concert au Châtelet, un an plus tard, où Ligeti, présent dans la salle, avait choisi de faire entendre les chants des Pygmées Aka, puis les trompes et cors Banda Linda de Centrafrique. Responses to Ligeti est un disque magique, difficilement cernable. Ouf !

→ Les Frères Timal, sé sa menm, CD Aztec Musique, dist. Integral, sortie le 26 avril 2024
→ Sylvain Daniel, SlyDee, CD Kyudo, dist. L'autre distribution, sortie le 26 avril 2024
→ Akagera, Traverse, CD Prado Records 12€ (LP 22€), dist. The Pusher
→ Janick Martin Trio, Sông Song, CD Coop Breizh, 15€
Fur, Bond, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 26 avril 2024
→ András Dés Quartet, Unimportant Things, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Karja-Renard-Wandinger, Caught In My Own Trap, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Shadowlands, Ombres, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Miklós Lukács Cimbiosis Trio + Ligeti Ensemble, Responses To Ligeti, CD BMC, dist. Socadisc, 11€

mardi 26 mars 2024

The Peacock, hommage à Zoltán Kodály


Ce n'est pas facile pour des Hongrois de rendre hommage à l'un de leurs plus célèbres compositeurs en alternant certaines de ses œuvres chorales et des pièces originales composées par des membres du big band de jazz dirigé par Kornél Fekete-Kovács, le Modern Art Orchestra, surtout lorsqu'on sait que leur héros national, Zoltán Kodály, n'appréciait pas vraiment le jazz ! Une vingtaine de musiciens donc, dont le trompettiste Gábor Subicz, les saxophonistes-flûtistes János Ávéd et Kristóf Bacsó, le tromboniste Gábor Cseke et le chef et trompettiste lui-même ont composé des pièces qui répondent à un grand chœur de près de cinquante interprètes, le Kodály Choir dirigé par Zoltán Kocsis-Holper. Ajoutez les voix de Kriszta Pocsai et Milán Szakonyi et vous aurez une vision de cet ensemble qui danse sur des œufs peints. Ce n'est pas facile parce que Zoltán Kodály est une figure de proue de l’ethnomusicologie et de l’éducation musicale hongroises. Il a donc fallu autant de courage que d'humilité pour alterner les pièces chorales du compositeur de Háry János et des instrumentaux d'un jazz plutôt classique. S'il s'agit souvent d'alterner les deux, les instrumentistes et les chanteurs se retrouvent de temps en temps, le chœur élargissant l'espace orchestral par ses harmonies célestes. On sent pourtant bien qu'il y a deux temps, deux époques, deux quartiers, deux manières d'envisager la musique, même si l'alternance fonctionne très bien. C'est d'ailleurs de plus en plus courant, à l'instar des merveilleux programmes de Patkop, la violoniste Patricia Kopatchinskaïa. Pour des publics non œcuméniques, cela tient de l'initiation, rôle pédagogique qu'endossent quelques musiciens qui n'ont aucune frontière. La démarche ne peut que me plaire.

→ Modern Art Orchestra & Kodály Choir, The Peacock - Tribute to Zoltán Kodály, 2CD BMC, dist. Socadisc

lundi 25 mars 2024

Unknown Winter pour guitare, sax ténor et trompette


Le nouveau disque composé par Hasse Poulsen porte aussi les noms du sax ténor Fredrik Lundin, un autre Danois, et du trompettiste polonais Tomasz Dąbrowski. Cet Unknown Winter est un pont entre les pièces libres du guitariste et ses chansons. Pas de voix ici, mais la guitare classique, ou éventuellement une guitare-mandole à l'archet, confèrent au trio une sonorité de musique de chambre. On oscille entre l'apaisement souvent et parfois l'énervement, pas les nôtres, mais de la musique. Retenue, faite de solos, duos, trios, toujours ensemble, elle plane au-dessus de vastes plaines enneigées, réchauffée par un feu apprivoisé. Comme un citron givré. qui fait chaud au cœur parce qu'il rappelle de vieilles histoires. Ou bien un choral instrumental moderne.

→ Hasse Poulsen - Fredrik Lundin – Tomasz Dąbrowski, Unknown Winter, CD BMC enregistré à Budapest, dist. Socadisc

lundi 23 octobre 2023

Sept disques tendres et sages


Quoique je dise ensuite, commençons par souligner que ce sont là sept bons disques, tous récemment publiés. Il existe en France et en Europe de plus en plus d'excellents musiciens avec souvent des mondes personnels qui donnent à rêver. Comme toute analyse évoque d'abord celle ou celui qui écrit je rappelle que je préfère les musiques qui défrisent et prennent à rebrousse-poil plutôt que celles qui sont agréables, même si dans certaines circonstances je profite de ce calme nécessaire. La phrase que Serge de Diaghilev adressa à Jean Cocteau, le soir du 13 mai 1912 Place de la Concorde, est mon guide : "Étonne-moi...". Avec Erik Satie, Léonide Massine et Pablo Picasso, le poète accouchera de Parade cinq ans plus tard. Il avoua n'avoir jamais pensé jusque là à l'idée de surprise "si ravissante chez Apollinaire". Ce goût du rebondissement est évidemment pour moi fondamental, voire fondateur, peut-être grâce à la syntaxe cinématographique que j'applique à mes propres créations. Les sept disques qui suivent appellent plutôt à la tendresse et à l'apaisement.
Pianoïd.2, le piano solo à quatre mains d'Édouard Ferlet, associe un piano Silent, un contrôleur midi, le logiciel Ableton et un Disklavier. D'un côté le pianiste, de l'autre une machine capable de prouesses impossibles au virtuose, comme un afflux de notes à des vitesses inouïes ou des rythmes complexes. Le disque me donne l'impression d'un Conlon Nancarrow qui aurait choisi de produire de l'easy listening. Le jazz se popise et s'électrise, tendance actuelle où la chanson pousse le rock dans le fossé et où le minimalisme oblitère les architectures complexes.


On retrouve ce désir d'élargir son audience dans Dooble de Sylvain Rifflet et Philippe Gordiani. L'électro nique, et ça lui fait du bien. Cet easy listening complexe s'inspire largement d'un autre Américain, Moondog, source d'inspiration durable du saxophoniste-clarinettiste. Quant au guitariste et artiste plasticien, il se concentre sur ses machines rythmiques pour produire une musique répétitive entraînante. À l'époque de l'intelligent jungle, il y a un quart de siècle, Coldcut, Squarepusher ou Amon Tobin passaient ainsi à la moulinette leurs rêves de succès populaire. Le timbre des percussions sèches de Gordiani se mêlent agréablement aux anches onctueuses de Rifflet. Au milieu des instrumentaux, Thomas de Pourquery et Bettina Kee a.k.a. Ornette font battre leur chœur pour une envoûtante chanson et un entêtant récit.


Avec les trois nouveaux disques du label Hongrois BMC, centrés autour de chanteuses inspirées, on quitte les machines.
Avec Twigs la chanteuse Sanne Rambags, le violoncelliste Vincent Courtois et le percussionniste Julian Sartorius retiennent leurs élans et leurs émotions, tant dans les chansons délicates que dans les improvisations susurrées, toujours dans le registre de l'intime.


Shekhinah est entièrement composé par le guitariste Gábor Gadó excepté Mi lusinga il dolce affetto pris dans l'Alcina de Händel. Comme Twigs alternent compositions et improvisations plus libres. Cette musique "contemporaine", fortement inspirée par l'École de Vienne, interprétée par des improvisateurs de jazz pourrait aussi être assimilée à un nouveau baroque. La soprano Veronika Harcsa, qui a écrit les paroles de ces poèmes mis en musique, est accompagnée par János Ávéd au sax ténor et soprano ou à la flûte, Laurent Blondiau à la trompette et au bugle, Éva Csermák au violon, Tamás Zétényi au violoncelle et Gábor Gadó. L'absence de section rythmique renforce l'aspect "classique" de plus en plus en vogue chez les jeunes musiciens, même si la pluralité des sources les affranchit des étiquettes qui pendant longtemps ont cantonné les nouvelles musiques à des genres cloisonnés qui n'intéressaient que les marchands. Beau travail d'ensemble où se sent la complicité des interprètes.


Le Jardin des délices, collaboration de Leïla Martial avec le violoncelliste Valentin Ceccaldi, est le troisième album de cette série de chanteuses privilégiant ici les belles mélodies aux élucubrations hirsutes, même si Leïla Martial a recours à des effets spéciaux comme la réverbération et à des objets sonores, ou lorsqu'elle se laisse aller à des fantaisies humoristiques qui marquent son style. Leurs compositions originales offrent évidemment plus de liberté que Au bois de saint-Amand de Barbara, Cold Song de Henry Purcell, le Réunionnais Alain Péters, Au bord de l'eau de Gabriel Fauré ou Asturiana de Manuel de Falla. Chanson française, musique classique européenne, pop anglo-saxonne, swing jazz, folklores nationaux, nouvelles traditions de l'improvisation, musique narrative, toutes les racines sont assumées pour créer des spectacles hauts en couleurs. Dans ce petit monde créatif, Leïla Martial est une des jeunes chanteuses actuelles les plus intéressantes, aux côtés des Suédoises Isabel Sörling ou Linda Oláh (sans parler des aînées qui leur ont ouvert la voie). La vidéo qui suit a huit ans...


Le nouveau disque du pianiste Ignacio Plaza Ponce me fait découvrir la chanteuse Sélène Saint-Aimé dont la contrebasse se marie agréablement avec la clarinette basse de Matteo Pastorino sur des mélodies délicates, berceuses où là encore l'improvisation complète les compositions. Sur scène la plasticienne Magali Cazo se joint à eux avec encres et pinceaux, dans le même esprit, la transparence imprimant les images et les sons.


La musique chambriste du trio Suzanne fait s'interroger sur la nature de ses pièces qui agrandissent l'appartement qui est le nôtre. J'eus la joie de les voir/entendre dans la cave du 38riv à l'occasion de la sortie de l'album Travel Blind. Pour la seconde partie de leur récital, la violoniste alto Maëlle Desbrosses, la clarinettiste Hélène Duret et le guitariste Pierre Tereygeol avaient invité le sax ténor Quentin Biardeau au son chaud et généreux. Les voix du trio s'intègrent parfaitement à l'orchestration de l'ensemble, souvenirs d'un folklore imaginaire où, là encore, l'improvisation fait prendre les gros plans pour des plans d'ensemble. Il n'y a pas toujours besoin d'électricité pour jouer sur écran large et en Technicolor.




→ Édouard Ferlet, Pianoïd.2, CD Melisse, dist. L'autre distribution, sortie le 3 novembre 2023
→ Rifflet & Gordiani, Dooble, CD Magriff, dist. L'autre distribution, sortie le 18 décembre 2023
→ Sanne Rambags / Vincent Courtois / Julian Sartorius, Twigs, CD BMC
→ Gábor Gadó / Veronika Harcsa Sextet, Shekhinah, CD BMC
→ Leïla Martial / Valentin Ceccaldi, Le jardin des délices, CD BMC
→ Ignacio Plaza Ponce / Sélène Saint-Aimé / Matteo Pastorino / Magali Cazo, Arrulos, CD BloMBos
→ Suzanne, Travel Blind, CD/digital Gigantonium

vendredi 18 août 2023

Le label hongrois BMC nous gâte


BMC sont les initiales de l'excellent label de disques hongrois Budapest Music Center Records fondé en 1998. Il est aujourd'hui ce que fut l'allemand ECM dans le passé, la réverbération omniprésente en moins et de belles pochettes graphiquement plus recherchées ! Le producteur László Gőz, à l'origine tromboniste et enseignant, pioche parmi les plus intéressants musiciens européens actuels qu'il enregistre dans son studio de Budapest, le plus souvent concert à l'appui à l'Opus Jazz Club. Tout a commencé deux ans plus tôt par une bibliothèque musicale chargée de diffuser la nouvelle musique hongroise, sans renier pour autant ses racines profondes dans la musique traditionnelle. Pour la Hongrie ces trois entités gérées conjointement équivalent à une sorte de soft power qui redore le blason d'un pays plus connu pour sa dérive populiste autoritaire aux mains du détestable Viktor Orbán. C'est dans cette perspective catastrophique que se révèlent souvent les mouvements de création les plus prolifiques.
Il y a quelque temps une amie, évoquant son goût pour le jazz, cita Biréli Lagrène comme un des meilleurs jazzmen français. Tout en acquiesçant sur les qualités du guitariste d'origine manouche je ne pus m'empêcher de suggérer que son jazz, certes millésimé, est donc très daté, même pour mon père, né en 1917, qui avait adhéré au Hot Club de France ! C'est hélas une image régulière pour la plupart du grand public qui oscille entre Louis Armstrong et Miles Davis. Je lui expliquai que les jazzmen européens actuels se sont largement démarqués du modèle afro-américain et du swing pour inventer une pléthore de musiques créatives qui n'ont de commun avec le jazz que la liberté individuelle de chaque interprète au sein du groupe. Cela le différencie du rock qui est essentiellement une musique de groupe où l'improvisation tient rarement autant de place. L'enseignement de ces nouveaux jazz prodigué dans les Conservatoires y est pour beaucoup, même si les autodidactes sont nombreux. C'est dans ce vivier de jeunes musiciens et musiciennes talentueux/ses que va puiser László Gőz qui a déjà produit plus de 200 références allant du classique contemporain aux musiques les plus innommables, à savoir qu'aucun nom ne peut les résumer. C'est probablement aussi ce qui les cantonne à des niches appréciées par des afficionados beaucoup moins nombreux qu'ils ne le devraient.
Ainsi quatre CD sortent en septembre. Parmi la quinzaine de disques publiés par BMC que j'ai déjà chroniqués, y figuraient deux du trio Velvet Revolution constitué par le saxophoniste ténor allemand Daniel Erdmann, le violoniste français Théo Ceccaldi et le vibraphoniste anglais Jim Hart. Leur troisième album, Message in a Bubble, m'enthousiasme autant que les précédents, d'autant qu'il offre à Ceccaldi et Hart la possibilité de composer à parts égales, ce qui était essentiellement l'apanage d'Erdmann jusqu'ici. La musique est légère comme du Champagne sans oblitérer la gravité qui nous prend pour des pommes. Parce que l'humour est là, discret, sautillant. Le timbre chaleureux du ténor, la variété timbrale du violon et les rythmiques pointues du vibra forment une pièce montée qui renverse Newton. Un régal !
Le trio formé par le guitariste hongrois Csaba Palotaï, le Français Simon Drappier ici à la guitare baryton et le batteur britannique Steve Argüelles nous gratifie d'un album de pop instrumentale me rappelant les facéties de Dick Dale (célèbre pour son interprétation de Misirlou utilisée par Quentin Tarantino dans Pulp Fiction). Tempo plus lent, mais le mélange des deux guitares et le choix de la réverbération dans le grave participe à cette évocation cinématographique. À leurs côtés, Argüelles reste un des batteurs les plus élégants grâce à une retenue où jamais aucune frappe n'est superflue ni hasardeuse. Il n'y a pas que des références cinématographiques, même si Sunako (l'enfant des sables) est le titre d'un film de Hiroshi Shimizu de 1933. Ricerca renvoie à Ligeti et la Messe Notre Dame de Guillaume de Machaut (épeler : aime assez à chahuter), si chère à mon camarade Bernard Vitet, a des accents de western. Et bien voilà, on y revient, il y a des images de grands espaces en Technicolor dans cette musique où l'improvisation mène le jeu.
Je préfère les CD physiques aux dématérialisés parce que les graphistes peuvent encore faire rêver, et parce que le livret offre souvent des informations ou un texte de présentation qui éclairent la musique ou font ressortir ses ombres. Ainsi lire la prose de Guillaume Malvoisin accompagnant Woodlands, le second album de La Litanie des Cimes, m'a plu tandis que j'écoutais le violoniste Clément Janinet qui l'a composée, la clarinettiste Élodie Pasquier et le violoncelliste Bruno Ducret. Ailleurs bassiste ou guitariste, le jeune Ducret chante ici une vieille mélodie américaine, Triplett Tragedy, pleine d'émotion. Et c'est parti, les compositions de Janinet se laissent fléchir par les improvisateurs. Malvosin évoque le blues comme je parlais plus haut du jazz. On n'en suit plus les canons, d'ailleurs formatés bien après qu'ils soient nés, on en partage l'essence. Une manière de vivre. C'est ce que devrait toujours être la musique. Ni un métier, ni un art. Juste une manière de vivre. Dans l'instant où elle se joue, mais, pourquoi pas, dans le reste du temps, lorsque l'on rêve, éveillé ou endormi. C'est un peu le sentiment que m'a produit la musique de chambre de La Litanie des Cimes. Comme si leurs alliages sonores avait envahi ma maison, des ondes se propageant dans l'air en faisant oublier les machines qui les véhiculent.
De Velvet Revolution j'avais donc écrit sur A Shift Moment of Zero G et Won't Put No Flag Out, sans parler de mes articles sur Das Kapital. La Litanie des Cimes avait excité ma curiosité du temps de leur Jazz Migration et Clément Janinet avait suscité trois articles, pour le premier O.U.R.S., pour le second et pour les Space Galvachers. La Cabane Perchée de Csaba Palotaï et Steve Argüelles fait aussi partie de la mémoire de ce blog avec tous ses trémas. Mais Gábor Gadó et le Veronika Harcsa Sextet sont nouveaux pour moi, même si Gadó fut l'un des premiers artistes à avoir enregistré sur BMC. Retour aux artistes hongrois, même si (il y a beaucoup de même si dans cet article), même s'il vit en France, comme Palotaï, Erdmann, Argüelles d'ailleurs, à croire que notre pays n'a pas perdu tous ses attraits de terre d'accueil, malgré les coups que lui portent régulièrement les gouvernements pourris qui s'y succèdent. Le chant lyrique de Veronika Harcsa, qui a écrit les paroles et jazzwoman par ailleurs, et l'absence de section rythmique confèrent à l'album Shekhinah une coloration plus musique contemporaine que jazz, mais comme je l'expliquais plus haut, cela ne veut plus rien dire. Du jazz il y en a aussi. Et d'la pomme ! Avec le trompettiste belge Laurent Blondiau, le saxophoniste-flûtiste János Ávéd et la guitare de Gadó... La violoniste Éva Csermák et le violoncelliste Tamás Zétényi sonnent plus classiques, ou contemporains, les monodies de Gadó rappelant parfois l'École de Vienne. Mouvements unanimes, accords larges, économie de moyens, poèmes évanescents, sobriété des accompagnements vont dans le même sens, alors que l'ensemble crée un univers riche et varié qui dresse un pont entre le baroque et le jazz, deux traditions qui se rejoignent souvent dans la modernité...

→ Velvet Revolution, Message in a Bubble, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 8 septembre 2023
→ Csaba Palotaï / Simon Drappier / Steve Argüelles, Sunako, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 8 septembre 2023
→ Clément Janinet / La Litanie des Cimes, Woodlands, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 22 septembre 2023
→ Gábor Gadó / Veronika Harcsa Sextet, Shehinah, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 22 septembre 2023

mercredi 21 septembre 2022

Matthieu Donarier explore un bestiaire sans animaux


Beau quartet réuni par le saxophoniste-clarinettiste Matthieu Donarier sur l'excellent label hongrois BMC, avec Ève Risser au piano, avec ou sans préparations, Karsten Hochapfel au violoncelle (on est obligé de préciser, entendu qu'il est à la guitare électrique avec Naïssam Jalal, parfois à la guitare portugaise ou bulgare avec Odeia, etc.) et Toma Gouband à la batterie, quand il ne frappe pas des pierres ou se saisit de plantes. Le ténor donne à ce Bestiaire #1 | Explorations un son jazz, même si les musiciens s'en échappent. Si une large place est laissée à l'improvisation, ces explorations sont composées avec détermination, orientant la découverte sur les pentes escarpées. Comme si le ténor incarnait ce Russell Twang et ses acolytes les paysages se succédant au gré des plages. Nous traçons au milieu des faux-semblants. Pas un seul animal en vue, mais la fiction d'un naturaliste extirpé de son laboratoire et confronté au terrain. Et si les bestioles étaient en fait des mammifères capables de s'exprimer en musique ?

→ Matthieu Donarier, Bestiaire #1 | Explorations, CD BMC, 11€, sortie le 23 septembre 2022

lundi 1 août 2022

Ornette Under The Repetitive Skies III


Le violoniste Clément Janinet et son projet O.U.R.S. (Ornette Under The Repetitive Skies) tient ses promesses, entre musique répétitive reichienne et free jazz colemanien. Quatre ans après le premier album, avec les mêmes comparses, soit le saxophoniste Hugues Mayot, le contrebassiste Joachim Florent et le batteur Emmanuel Scarpa, il joue les derviches du swing. Le ténor fait irrésistiblement penser à Gato Barbieri quand il n'est pas au piano. Le violoniste se fait discret, mandolinant parfois et préférant surtout miser sur le timbre du groupe. Tous participent à la percussion, le batteur devenant un temps vibraphoniste, Arnaud Laprêt leur prêtant patte forte sur Purple Blues. On se croyait perché en haut de montagnes reposantes, on se retrouve danser dans des plaines vallonnées. Les crins croisent l'anche pour un jazz très seventies, revival digéré, entraînant, euphorique, revendicatif. Le Liberation Music Orchestra a fait des petits. Ils ont grandi. Sur le sixième et dernier morceau de l'album, ils sont rejoints par le chanteur camerounais Ze Jam Afane qui a composé cet Odibi, histoire de reprendre calmement son souffle, le temps de laisser revenir les fantômes.

→ Clément Janinet, Ornette Under The Repetitive Skies III, CD BMC, dist. L'autre distribution, sortie le 8 septembre 2022

lundi 10 mai 2021

La Cabane Perchée de Csaba Palotaï et Steve Argüelles


J'ai ouï-dire que l'album Cabane perchée abrite une musique à trémas, trémas déjà sur voyelles, sur le i du guitariste hongrois Csaba Palotaï, sur le u du percussionniste anglo-catalan Steve Argüelles, deux émigrés à Paris depuis pas mal d'années. Mais ici le tréma fédère au lieu de séparer ce qui est à entendre. De manière contiguë, les deux virtuoses ont croisé deux aïeuls qu'ils ont fait coïncider, le Hongrois Béla Bartók dont Palotaï a transcrit pour guitare acoustique les Mikrokosmos, et le New Yorkais Moondog dont Argüelles a imité les timbres archaïques. Naïvement le maërl a pris sans ambiguïté, le canoë glissant sur la moëre pour rejoindre la cabane perchée. Palotaï harponne au foëne et sculpte héroïquement à la boësse et à la bisaiguë la faïence pianistique de Bartók tandis que Argüelles, stoïque, pique à la baïonnette les rythmes du Viking de la 6e avenue. Chassant Azraël du temple, il frappe des guitares préparées de pointes aiguës. J'ai même cru entendre des claquettes de danseur irlandais au détour d'une piécette. Rien de voltaïque, tout est acoustique. L'un et l'autre évitent pagaïe et capharnaüm avec l'évidence des laïcs païens. Si votre écoute est trop exiguë, il vous reste la ciguë, car il y a vraiment de quoi s'amuïr devant cet astéroïde enregistré à Budapest en août dernier.


→ Csaba Palotaï et Steve Argüelles, Cabane Perchée, CD Label BMC Records, distribution Socadisc

mardi 27 avril 2021

Drôles de dames


Les disques du label hongrois BMC sont facilement reconnaissables graphiquement (László Huszár, hélas décédé en janvier / Greenroom), mais aussi par la qualité de la production, qu'elle aborde les nouveaux jazz qui n'en sont pas ou la musique contemporaine qui l'est autant que le reste. Le dernier en date, si l'on ne tient pas compte des deux beaux duos très attendus d'Aki Tanase et Daniel Erdmann et de Csaba Palotaï et Steve Arguëlles, est Drôle de dames, un trio masculin formé de Fabrice Martinez, Laurent Bardainne et Thomas de Pourquery. Le trompettiste, le sax ténor et l'altiste crooner, acoquinés dans le sextet Supersonic, mais ici sans sa section rythmique de choc, forment un trio ambient cosmique improvisant avec lyrisme à l'aide d'effets électroniques et du synthétiseur analogique de Bardainne. Ça plane pour eux. Ça plane pour nous. D'où probablement les jets tordus de la pochette qui se tournent autour en gros minets ronronnants. Côté rock Bardainne avait déjà initié les groupes Poni Hoax et Limousine. Côté jazz Martinez buglait à l'ONJ ou popisait au Sacre du Tympan. Quant à Thomas de Pourquery, adorant jouer les séducteurs glamour, il ne s'est jamais interdit aucun territoire, tant que ça file supersonique. Or ici les trois larrons prennent leur temps, l'espace de 41 minutes qui s'enchaînent comme un disque psychédélique de Pharoah Sanders, échos assumés au présent de leurs amours nostalgiques. Ces Drôles de dames m'ont donné terriblement envie de réécouter l'excitant chef d'œuvre de Supersonic jouant Sun Ra, même si, depuis, ils ont changé de psychotropes !

→ Fabrice Martinez, Laurent Bardainne et Thomas de Pourquery, Drôles de dames, BMC Records, dist. Socadisc, 10,90€ ou 14,99€ selon la provenance ! Sortie le 9 avril 2021.

vendredi 1 novembre 2019

Daniel Erdmann's Velvet Revolution : Won't Put No Flag Out


Jusqu'à ce que je joue avec Linda Edsjö j'ai privilégié le marimba au détriment du vibraphone, préférant le bois au métal, et les bois aux cuivres, peut-être parce qu'ils sonnent plus européens. Quant au saxophone ténor, les Coltraniens (pas forcément ceux qui s'en réclament) m'ennuient parce qu'ils sont tous évidemment à la Trane... Ceux qui s'inspirent du timbre de Coleman Hawkins ou Ben Webster, des fanfares d'Albert Ayler, par exemple, ne cherchent pas le mantra ; leur souffle terrestre se sent comme si on avalait la fumée, chaude et veloutée, pour l'exhaler en buée dans la froideur du paysage. L'inimitable oblige à inventer. Qui oserait marcher sur les pas de Roland Kirk ? Les jeunes violonistes jazz ou gypsy nous évitent d'autres envolées virtuoses fastidieuses, ils utilisent d'ailleurs de plus en plus les pizz comme des guitaristes. La véritable virtuosité ne doit pas se sentir. C'est l'écart entre élégance et vulgarité. Un vibraphoniste inventif, un saxophoniste lyrique, un violoniste coloriste, c'est le Daniel Erdmann's Velvet Revolution avec Théo Ceccaldi & Jim Hart...


J'avais adoré le premier album, A Shift Moment of Zero G. Le second, Won't Put No Flag Out, est plus retenu, apaisé, mais toujours aussi humain. Je me suis surpris plusieurs fois à prendre les coups d'archet de Théo Ceccaldi, probablement à l'alto, pour un second saxophone. Si les ondes en dents de scie des deux instruments sont physiquement proches, leur alliage dépend de la manière dont les musiciens frottent et soufflent. Ce trio à l'instrumentation inhabituelle fonctionne merveilleusement ; sur scène il arrive que les rythmiciens Cyril Atef ou Samuel Rohrer les rejoignent. J'ai réécouté plusieurs fois les 45 minutes du CD avant de me décider à écrire quelques mots. Ils me manquent parfois. La musique le permet. C'est là que la magie opère. La Révolution de Velours de Daniel Erdmann sait préserver les acquis en prenant les risques de la nouveauté. Ses protagonistes, comme ceux du trio Das Kapital dont le souffleur est un des fondateurs, font partie de ceux (et de celles car il y a de plus en plus de musiciennes extraordinaires) susceptibles de nous épater à chaque sortie d'album. Lourde responsabilité.

→ Daniel Erdmann's Velvet Revolution featring Théo Ceccaldi & Jim Hart, Won't Put No Flag Out, CD BMC Records, dist. Socadisc, 19,99€

jeudi 25 juillet 2019

1, 2, 3, nous irons au bois


Tandis que je prépare mes prochains voyages vers Château Perché, le sud et la Transylvanie, j'écoute quelques jolis disques qui ne sortiront qu'à la rentrée. Serais-je d'humeur champêtre ? Comme il fait beau je mets leurs pochettes en situation comme j'aime les photographier de temps en temps plutôt que de les reproduire simplement.
Il semble que les quatre Toulousains de Pulcinella aient flashé sur un vieil orgue Elka à boutons d'accordéon au point que tous leurs morceaux aient été construits autour de cet instrument vintage aux possibilités très variées. Ça sautille, Ça s'amuse, Ça fait semblant et Ça marche. Le saxophoniste Ferdinand Doumerc, l'accordéoniste Florian Demonsant, le contrebassiste Jean-Marc Serpin et le batteur Pierre Pollet construisent des univers colorés rappelant les groupes pop inventifs français des années 70...


S'inspirant du Western, le flûtiste Jî Drû propose un jazz moderne très tendre où la voix est prépondérante. Pour ces évocations lyriques il s'est entouré d'Armel Dupas au piano Rhodes, Mathieu Penot à la batterie, Sandra Nkaké aux textures (?) et qui chante comme lui. Rien d'étonnant à ce que le saxophoniste alto Thomas de Pourquery soit invité, car l'on reconnaît le timbre blanc feutré des chansons de Supersonic. Là encore il y a de la pop dans l'air, planante et charmante.


Un orgue vintage pour les uns, le western pour les autres... De plus en plus de disques s'axent autour d'un thème, un prétexte canalisant l'imagination débordante des artistes ou l'offre exubérante des importations planétaires qui voyagent sans bouger de chez elles. Pour son nouvel album, Sylvain Rifflet, déjà influencé par la musique répétitive qu'on appelle aujourd'hui minimaliste, s'inspire de la musique médiévale des Troubadours qu'il marie à ses improvisations jazz. Fidèle au poste, Benjamin Flament rythme sobrement ces modalités tandis que le trompettiste finlandais Verneri Pohjola répond au saxophoniste ténor ou aux clarinettes de Rifflet. Celui-ci a bricolé un système pour contrôler au pied le bourdon, que ce soit à l'harmonium ou à la shruti box, version simplifiée de l'instrument à soufflet. La fiction équestre du compositeur se réfère ainsi à des troubadours des XIIe et XIIe siècles, d'Italie, du Limousin ou du Quercy. Les sabots de sa monture frappent la terre occitane asséchée par le soleil, les voix du passé sont inscrites sur ces chemins ou frisent le long des cours d'eau, mais les paons ne font la roue que si personne ne les regarde...

→ Pulcinella, Ça, cd BMC, dist. Socadisc, sortie le 20 septembre 2019
→ Jî Drû, Western, cd Label Bleu, dist. L'autre distribution, sortie le 18 octobre 2019
→ Sylvain Rifflet, Troubadours, cd sans que le label soit spécifié, sortie le 20 septembre 2019

mardi 12 février 2019

Antiquity de Palotaï-Argüelles-Sciuto


J'ai croisé le guitariste Csaba Palotaï à l'entr'acte du Festival Sons d'Hiver à Alfortville alors que je m'interrogeais sur l'absence de plus en plus criante de journalistes aux concerts. Déjà que les musiciens se déplacent rarement pour écouter leurs collègues, se pointant seulement s'ils ont des chances de rencontrer du monde, soit de se montrer eux-mêmes, c'est donc un "vrai" public, plutôt local, qui assiste le plus souvent aux évènements exceptionnels programmés en banlieue. Au bar ou sur les gradins j'écoute les réactions sincères de spectateurs qui ne s'attendent à rien, sinon à la découverte. Beaucoup sont surpris d'écouter des groupes affublés de l'étiquette jazz qui échappent à ce que le terme revêt pour la plupart, un truc cool qui swingue gentiment. Ainsi Irreversible Entanglements joue un free jazz massif de la fin des années 60 avec une chanteuse qui ferait mieux de se concentrer sur le sens des paroles qu'elle clame plutôt que d'abuser du bouton d'effet d'écho qui occupe toute son attention et noie son propos. Quelle drôle d'idée ! On ne peut pas dire non plus que le reste de l'orchestre brille par ses nuances. Je suis sorti boire un coup pour me laver la tête avant la prestation du Songs of Resistance du guitariste Marc Ribot. J'aime bien Ribot, mais je me suis un peu ennuyé à ses blues monotones où sa voix n'est pas à la hauteur des instrumentistes, parmi lesquels le contrebassiste Nick Dunston. Ce n'est tout de même pas une raison pour ne pas l'effort de se déplacer dans les lieux de concert où la programmation cherche à se renouveler... Mais je n'arrive pas à être convaincu par l'engagement politique de ces deux groupes. Comme dans une manif, les slogans ne suffisent pas à changer le monde. L'exergue de Cocteau à Une histoire féline dans Le journal d'un inconnu me revient chaque fois : "ne pas être admiré, être cru."


C'est ce qui m'a plu à l'écoute du disque de Csaba Palotaï quand j'ai regagné mes pénates. J'ai compris aussi pourquoi il était allé écouter Marc Ribot. Il a quelque chose de son timbre, un son électrique simple et droit au premier abord, mais qui se tord et crépite sans qu'on sache comment c'est arrivé, des répétitions qui n'en sont pas quand ça tourne, et ça tourne. C'est donc surtout la franchise du jeu qui m'apparaît chez lui et les deux musiciens qui l'accompagnent. J'ai toujours apprécié le jeu minimaliste du batteur Steve Argüelles, plus juste et efficace que ceux qui en mettent partout. Quant au saxophoniste Rémi Sciuto, il se fond merveilleusement dans la masse qu'il soit au baryton ou, plus rarement, au sopranino. Le trio a un son épais sans en faire des tonnes. C'est l'élégance des vrais virtuoses. À ce sujet je ne suis d'ailleurs pas surpris que le violoncelliste Vincent Segal (détail auquel je suis sensible, il n'y a pas d'accent sur le e, contrairement à mon blase !), je ne suis pas surpris qu'il apparaisse sur deux des douze morceaux. Comme certains affectionnent les balades, Csaba Palotaï compose des promenades. Décidément la scène hongroise recèle de musiciens passionnants, réaction logique face à un gouvernement hyper-réactionnaire. Il ne suffit pas de clamer la révolution, il faut surtout l'incarner dans son quotidien, dans le collectif et dans sa tête. Le son du trio de Csaba Palotaï est celui d'un ensemble, d'un "tous ensemble" salutaire.

→ Palotaï-Argüelles-Sciuto, Antiquity, cd BMC (excellent la bel hongrois), dist. L'autre distribution

mardi 18 septembre 2018

Bartók Impressions, la revanche


Au tout début du XXe siècle, comme son ami Zoltán Kodály, autre pionnier de l’ethnomusicologie, le compositeur Béla Bartók passa des années à faire du collectage dans les villages hongrois, puis slovaques et roumains. Il proclamera que ce furent ses plus belles années, à enregistrer les paysans et à transcrire ce qu'il avait réussi à leur faire jouer et chanter. Ces milliers d'airs populaires alimenteront son œuvre où je retrouve les travaux sur les modes à transposition limitée de mon camarade Bernard Vitet qui avait construit tout un système de cadrans et d'horloge que j'espère voir un jour appliquer à un système informatique.
Le nationalisme de Bartók n'a rien à voir avec celui de Viktor Orbán. Le compositeur revendiquait de chercher son inspiration dans ses propres terroirs plutôt que de rapporter celui de Bali ou d'Espagne comme ses contemporains Debussy ou Ravel. Aujourd'hui les musiciens français s'affranchissent ainsi de plus en plus de l'hégémonie étatsunienne ou anglo-saxonne en revisitant leur patrimoine historique ou en reprenant les chansons populaires actuelles. Dans la Hongrie de la Fidesz qui sombre dans la dictature, le sexisme, le racisme et l'ostracisation de ses minorités ethniques, il est logique que la résistance s'organise dans les foyers culturels. La musique y est particulièrement vivante et inventive, comme elle le fut d'abord par son folklore foisonnant à côté des influences tziganes, puis avec Liszt, Kodály, Bartók, Joseph Kosma, et plus près de nous György Kurtág, Péter Eötvös et évidemment György Ligeti... Le label BMC (Budapest Music Center) produit quantité de disques formidables de "jazzmen" qui ont merveilleusement repris le flambeau.
Or justement le contrebassiste hongrois Mátyás Szandai et le violoniste français Mathias Lévy (entendu récemment aux côtés de Louise Jallu) qui vivent tous deux à Paris, plus le joueur de cymbalum Miklós Lukács (déjà salué dans cette colonne), improvisent d'après des pièces composées à l'origine par Bartók, assumant leurs affinités avec les musiques traditionnelles et dressant un pont avec le XXIe siècle qu'ils revendiquent absolument dans leur manière de les appréhender. Le jazz, comme le tango, fait partie des musiques populaires, au même niveau de création que ce que la bourgeoisie appelle avec arrogance les musiques savantes. Le trio s'imprégnant de leurs Bartók Impressions n'a rien d'iconoclaste lorsqu'il s'écarte de la partition pour s'approprier à leur tour un patrimoine exceptionnel. Ils arrangent ainsi certains Mikrokosmos composés à l'origine pour piano, un duo pour violons, des chants de Noël roumains, des rythmes bulgares ou le quatrième mouvement du Concerto pour orchestre avec une dansante inventivité qui rend hommage au compositeur mort dans la misère à New York en 1945. Edgar Varèse est présent lors de ses obsèques. Depuis, on ne l'aura jamais autant joué. Szandai, Lévy et Lukács seraient-ils des adeptes de la métempsychose à le faire renaître ainsi encore et en corps ?

→ Matyas Szandai, Mathias Levy, Miklos Lukacs, Bartók Impressions, cd BMC, dist. L'autre distribution, sortie le 5 octobre 2018
→ concert le 20 octobre au Comptoir, Fontenay-sous-Bois, c'est à côté de chez moi / le 7 novembre, festival Jazzycolor à l'Institut Hongrois de Paris, à peine plus loin / le 14 décembre au Triton, Les Lilas, carrément la porte à côté...

mercredi 6 septembre 2017

La Résistance hongroise par le jazz


Les pays où sévissent des pouvoirs durs et réactionnaires voient souvent s'organiser une résistance culturelle forte. Dans les états prétendument démocratiques les artistes ont tendance à se ramollir à l'instar de la majorité de la population qui s'endort dans son petit confort sans vagues. En Hongrie, depuis 2010, le retour du nationaliste Viktor Orbán aboutit à des décisions délirantes qui font froid dans le dos. Y aurait-il un rapport de cause à effet si autant de musiciens inventifs hongrois proposent des disques enthousiasmants, en particulier sur le label BMC (Budapest Music Center) ?

Par ordre d'apparition, ici extraits de son épais catalogue, les quatre saxophonistes allemands de l'Arte Quartett et le bassiste Wolfgang Zwiauer invitent Le compositeur et chanteur virtuose suisse Andreas Schaerer pour un Perpetual Delirium où les références musicales explosent les genres que le XXe siècle a fait fleurir en toute liberté. Les continents n'échappent pas à la dérive auquel ce voyage surprenant nous invite. Certains penseront que c'est de la musique contemporaine, d'autres du jazz, alors que l'innommable est une garantie de pérennité. La cohésion de l'ensemble est aussi une des marques de fabrique de ces nouvelles écoles européennes qui assument créativement leur héritage, qu'il soit local, européen, américain ou planétaire.

Red réunit cette fois deux quartets qui ne sont pas plus hongrois, les Allemands de Melanoia (Hayden Chisholm, sax / Ronny Graupe, guitare / Achim Kaufmann, piano / Dejan Terzic, percussion) et le quatuor à cordes français IXI (Régis Huby, violon / Théo Ceccaldi, violon / Guillaume Roy, alto / Atsushi Sakaï, violoncelle) pour lequel nous avions écrit avec Bernard Vitet, mais pour ce faire ils ont recours à la jeune compositrice suisse Luzia von Wyl. Est-ce par contre un hasard si le cocktail toxique est de couleur rouge et qu'il mène à la mort ? Terzic recherche avant tout l'authenticité, sachant qu'elle mène forcément à l'originalité. "Ne pas être admiré, être cru" revendiquait Jean Cocteau ! Là encore compositions préalable et instantanée font bon ménage. Lorsque l'on ignore ce qui est écrit ou pas, la musique se dépare de ses oripeaux techniques pour ne laisser apparaître que les sentiments qu'elle procure.

Et les Hongrois dans tout cela ? À croire que je raconte n'importe quoi !... D'autant que dans cette colonne, du label BMC je n'avais chroniqué qu'un trio d'Yves Robert et l'extraordinaire Daniel Erdmann's Velvet Revolution). Et bien les Hongrois font ici leur apparition avec The Worst Singer In The World de l'András Dés Trio que là encore un percussionniste dirige. András Dés compose une série de pièces avec une arrière-pensée politique, la liberté d'imaginer toutes sortes de schémas organisationnels pour une société qui à l'évidence se porte moins bien que la musique. Il s'est adjoint deux guitaristes, Márton Fenyvesi dont les cordes sont en métal et István Tóth Jr. en nylon, pour évoquer la démocratie, chimère dont rêvent ceux qui en sont privés par la dictature, mais qui n'est probablement qu'un rideau de fumée pour mieux faire accepter les inepties culturellement ancrées au plus profond de nous-mêmes. Je digresse peut-être, mais les dysfonctionnements sociaux les plus terribles ne sont-ils pas à rechercher d'abord dans les us et coutumes, totems et tabous, principes d'oppression érigés en lois ? Nous nous efforçons toujours de traiter les effets en oubliant les causes, et nous n'aboutissons qu'à une perpétuelle dystopie qui nous rapproche chaque fois de la catastrophe. La plupart du temps, la musique participe à nous endormir, sur nos lauriers, sur nos certitudes, sur ce qui nous rassure quand la mort rôde. De plage en plage András Dés développe ses bons sentiments.

S'il est un instrument hongrois, c'est bien le cymbalum. Dégagé de l'approche traditionnelle tzigane, le virtuose Miklós Lukács explore des territoires contemporains, interprétant les pièces de Péter Eötvös ou accompagnant des musiciens de jazz. Il fait ainsi appel à deux Américains, le contrebassiste Larry Grenadier et le batteur Eric Harland pour ce Cinbalom Unlimited. Malgré sa formation classique et son amour pour le jazz, ses racines folk le rattrapent sans cesse, du plus profond qu'il puisse creuser, de l'Inde des migrations tziganes à la Perse ancienne...

Moi qui adore la déglingue, surtout lorsqu'elle obéit à de savantes compositions, je suis servi avec le Trio Kontraszt ! Quand le piano n'est pas préparé, son timbre mélangé à la percussion sonne comme tel. Le claviériste Stevan Kovacs Tickmayer signe presque toutes les pièces qu'interprètent avec lui le souffleur István Grencsó et le batteur Szilveszter Miklós. En fait de déglingue, c'est réglé comme du papier à musique, avec des rythmes complexes, des jeux de ping-pong véloces, des clins d'œil au classique, des traits trop jazzy à mon goût, mais toujours cet équilibre subtil entre compositions préalable et instantanée... La musique de Tickmayer reflète la politique de son pays, cinquante ans sous le joug soviétique, la libération, le retour de l'extrême-droite, etc., avec la nécessité qu'il y eut d'émigrer, mouvement vital que Orbán refuse aujourd'hui à celles et ceux qui veulent simplement traverser la Hongrie. Les voyages forment la jeunesse. Ils l'assassinent lorsque des tyrans bouclent les frontières. La musique, encore une fois, s'affranchit des barbelés... From Dyonisian Sound Sparks to the Silence of Passing raconte cet éternel recommencement, mais l'espèce humaine apprend-elle quoi que ce soit du passé et de ses erreurs ou s'enferre-t-elle, incapable d'éviter l'entropie ? Quoi qu'il en soit les artistes refusent l'inéluctable en inventant sans cesse de nouvelles utopies.

→ Les CD du label BMC (Budapest Music Center) sont distribués en France par UVM, 16,99€

vendredi 23 septembre 2016

Daniel Erdmann's Velvet Revolution


Après les disques et concerts du trio Das Kapital ne pourrait-on parler d'un all-star tant leurs prouesses isolées sont à la hauteur des espérances de leur ensemble ? À moins qu'ils ne s'agisse de divergences politiques annonçant la création de nouveaux partis ? J'ai maintes fois vanté celles du batteur tourangeau Edward Perraud avec qui j'ai eu souvent la chance de jouer en public et enregistré les albums Rêves et cauchemars et Anatomy. Il se pourrait bien qu'un jour ma route croise également celle du guitariste danois Hasse Poulsen, aussi incroyable en acoustique qu'en électrique, mais aujourd'hui c'est le saxophoniste allemand Daniel Erdmann avec son trio Velvet Revolution qui sort un album aussi beau, lyrique et romantique que ceux des deux autres, A Short Moment of Zero G.
Musique de chambre liée aux instruments utilisés, vibraphone pour Jim Hart, violon et alto pour Théo Ceccaldi et sax ténor pour Erdmann, les compositions du leader sont à la fois habitées, déterminées et délicates. Les lames assurant l'harmonie, les cordes la seconde voix, l'anche joue littéralement sur du velours avec les inflexions révolutionnaires auxquelles le sax aylerien nous a habitués, restes probables des fanfares d'Allemagne de l'Est dont les mélodies sont sur les lèvres. La langue d'Erdmann est celle du free, une musique tonale héroïque qui laisse à chaque musicien la liberté de s'exprimer et place l'auditeur en apesanteur. C'est tout bonnement magnifique.

Daniel Erdmann's Velvet Revolution, A Shift Moment of Zero G, CD BMC Records, sortie le 14 octobre 2016

jeudi 18 février 2016

Yves Robert Trio Inspired


Inspirés ! Les trois musiciens l'ont probablement senti dans le feu de l'action et la réécoute a dû les conforter dans leur impression. Le nouvel album du trio d'Yves Robert est une petite bombe d'énergie lyrique soutenue par une rythmique fougueuse. Enregistré en Hongrie au cours d'un concert à l'Opus Jazz Club du Budapest Music Studio, Inspired est le fruit d'une longue collaboration avec le plus dansant de nos batteurs et le plus inventif de nos contrebassistes. Cyril Atef mêle sa voix à ses fûts et cymbales tandis que Bruno Chevillon traite de temps en temps sa contrebasse avec toutes sortes d'effets, tout en respectant l'orthodoxie du swing des nouveaux jazz. Quant au trombone d'Yves Robert il excite la gourmandise ! Timbre velouté, phrasé détaché, capable de la plus grande tendresse comme de l'éclat, il se fond dans le sucre du trio, un sucre sculpté comme savent le tourner certains pâtissiers. Le disque explose de couleurs vives et met l'eau à la bouche.

→ Yves Robert Trio, Inspired, cd BMC, dist. UVM, 13,31 €

mercredi 12 octobre 2011

Revue de vues et entendus


Nous hésitons parfois entre un film de divertissement et une œuvre qui nous nourrisse. Tout dépend de l'heure et de l'humeur. En cas de fatigue nous aurons tendance à choisir une comédie, un polar ou un blockbuster qui vous prend en charge et vous déconnecte d'une journée trépidante, alors que d'autres soirs nous prenons notre courage à deux yeux pour regarder un documentaire, un drame, un muet, un film réputé difficile ou un a priori qui nous fait repousser la projection sans cesse à demain. Heureusement nous nous trompons souvent. Ainsi la série Borgia de Tom Fontana sur Canal + est aussi bavarde que la version avec Jeremy Irons et engluée dans un sirop musical qui nous empêche de réfléchir. J'en viens à me demander si la musique omniprésente au cinéma n'est pas une démarche politique pour nous abrutir en détruisant toute profondeur et ne laisser à l'écran qu'une surface bien lisse.
Dans Brève rencontre (1945) David Lean, dont Carlotta édite un coffret des premiers films, n'utilise la musique qu'en situation, comme Jean Renoir. La finesse de son analyse et sa maîtrise du montage révèlent son influence sur Michael Powell. Ses personnages, sortes de Monsieur ou Madame Tout Le Monde à qui rien n'est censé arriver, sont confrontés au désir de vivre autrement et à la nécessité de préserver celles ou ceux que nous aimons. Les femmes en particulier, écartelées entre une passion inattendue et les interdits sociaux, sont poussés à sacrifier la possibilité d'un rêve à la sécurité d'une vie stable. Sa comédie L'esprit s'amuse s'en affranchit mieux que ses mélodrames, de Heureux mortels (1944) à Madeleine (1950), peut-être parce qu'une fantaisie autorise à braver certains tabous. Excellent technicien, David Lean se banalisera avec la couleur en réalisant des films à grand spectacle tels Jivago ou Lawrence d'Arabie qui ne posséderont plus la finesse psychologique de ses débuts. Ce qui corrobore l'absurdité de nos choix le soir après dîner !
Au Cin'Hoche de Bagnolet, j'ai récemment vu trois films. Sean Penn en rock star décatie y est comme d'habitude formidable, mais There Must Be The Place n'est pas mon préféré de Paolo Sorrentino. Peut-être justement le travail sonore n'est-il pas à la hauteur des précédents ? Il se rapproche des Conséquences de l'amour dans sa torpeur patiente et son rapport à la vieillesse et à la mort. C'était de toute manière tellement mieux qu'avec L'Apollonide, souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello avec lequel j'ai enchaîné dans la petite salle. Les actrices sont bien, le climat est juste, mais la paresse du scénario et les clichés me feront l'oublier au bout de 24 heures, si ce n'est l'utilisation branchouillée de musique actuelle qui me fait évoquer un syndrome Marie-Antoinette qui risque hélas de perdurer. La guerre est déclarée me fait osciller entre la déception prévisible et l'admiration envers la légèreté du traitement d'un sujet aussi pénible, la maladie d'un enfant. Malheureusement les clichés s'accumulent jusqu'à la séquence ralentie finale sur la plage, artifice que je n'apprécie que dans Appelez-moi Madame tandis que le travesti en robe de mariée court vers nous. Le film de Valérie Donzelli me rappelle plutôt Claude Sautet et la Nouvelle Qualité Française, une de mes bêtes noires. Là encore les morceaux musicaux choisis pour leur opportunité de sens me hérissent le poil devant tant de banalité.
Quitte à voir une bluette, Tomboy de Céline Sciamma est un film fragile et tendre qui nous laisse à nos réflexions lorsque la réalité reprend ses droits, quand la lumière se rallume. Au cinéma le silence laisse la place à l'émotion intime du spectateur plutôt qu'à celle que le réalisateur veut lui imposer. C'est pourtant à la diversité des interprétations que se reconnaît un chef d'œuvre.
Meek's Cutoff nous endort, la rétrospective perso de Tom DiCillo nous laisse sur notre faim, celle de David Mamet nous fait passer le temps, mais deux films dits grand public retiennent notre attention. D'abord Death at A Funeral, le dernier Neil LaBute (remake d'un film britannique de 2007 !?), comédie burlesque et cinglante, qui a l'extrême mérite de dresser le portrait d'une famille bourgeoise afro-américaine sans insister sur ses origines raciales. Comme j'en parle à Jonathan Buchsbaum il me conseille Attack The Block, film anglais de Joe Cornish, une bande de voyous du sud de Londres aux prises avec une invasion d'aliens dans leur immeuble, drôle et punchy, qui donne pour une fois à de jeunes blacks le beau rôle. Intéressant de constater ici comment la musique générationnelle peut fonctionner avec tel film et figurer une insupportable manipulation dans d'autres... Ce film de science-fiction se rapproche plutôt des Gremlins et des autres œuvres de Joe Dante par ses sous-entendus socaux-politiques. Fortement recommandé aux quelques lecteurs qui pensent que j'ai souvent des goûts trop intellos ! Comme Les beaux gosses de Riad Sattouf dont nous craignions que ce ne soit qu'une grivoiserie potache avant que nos éclats de rire rincent la moquette... Il y a tout de même un temps pour tout.