Texte rédigé pendant les dernières répétitions d’Une Médée, mise en scène d’Anne-Laure Liégeois.


(de gauche à droite, Anne-Laure Liégeois, Sophie Barraud, Jean-Marc Eder,
Olivier Dutilloy, Emilie Mousset, Flore Lefebvre des Noëttes)

À côté de mes œuvres les plus personnelles (spectacles, disques, installations d’art contemporain) je travaille souvent pour d’autres créateurs ou pour des projets plus commerciaux. C’est une chance pour les compositeurs d’être sollicités pour des musiques de film, de scène, de ballet, pour des expositions, des sites Internet, pour des œuvres collectives ou de collaboration… Mon investissement y est partout le même, puisque dans tous les cas ce n’est pas le sujet (moi, elle ou eux) qui fait la loi, mais l’objet (l’œuvre) qui dicte la sienne.
L’art appliqué exige un effort supplémentaire lorsqu’il faut se mettre au service d’une autre « vision » que la sienne. Dans un premier temps il s’agira de comprendre l’effet recherché, dans un second comment y tendre par la complémentarité de son propre regard et avec l’appui des techniques utilisées par son art.
Il n’est pas nécessaire d’être humble, il arrive qu’on soit en mesure de sauver un projet, d’autres fois on apportera simplement sa pierre à l’édifice.

Ces derniers mois j’ai eu la chance d’être appelé par la metteuse en scène Anne-Laure Liégeois qui dirige Le Festin (Centre Dramatique National de Montluçon), dont Embouteillage et ÇA ont fait la renommée, pour Une Médée d’après Sénèque. Pour la petite histoire, Yves Nilly, qui en a écrit le texte moderne du Chœur, lui avait donné mon nom sur le conseil de Thomas Cheysson pour qui j’avais composé la bande-son de l’ébauche d’un beau projet qui n’a pas pu voir le jour, comme cela arrive hélas souvent avec nos rêves les plus chers.
Me voici donc embarqué dans un monde que j’ai peu fréquenté, celui du théâtre. L’expérience m’intéresse d’autant plus que je n’y connais rien, et mon désamour pour la scène, ou plus exactement pour l’utilisation du son au théâtre, me poussera à réfléchir ce qui m’y chagrine, à savoir la sensation répétée qu’il y a quelque part un régisseur avec le doigt sur le bouton de pause d’un appareil diffuseur. À moins qu’elle ne soit mise en scène, je déteste sentir la technique. Contrairement à la musique vivante, les enregistrements musicaux me font le plus souvent l’effet d’un placage illustratif, « morceaux de choix » collés maladroitement sur l’univers acoustique de la scène.
Je rêve seulement de déplacer ce lieu, ou plutôt de le replacer dans un espace plus vaste, ce qu’offre le hors champ, fut-il géographique ou théorique.
Pour que mon travail puisse s’exercer pleinement, j’aurai accès à tous les éléments sonores : enregistrements (ambiances ou effets ponctuels) et sons réels (les acteurs dans le décor), systèmes d’émission (choix et place des microphones) et de diffusion multiples (haut-parleurs situés dans la salle, sur la scène, dans les cintres ou les coulisses), apport du son signifiant dans la dramaturgie, avec toujours la possibilité d’en souligner la présence ou de le faire oublier !


Anne-Laure accorde une totale confiance à ses collaborateurs. L’ambiance est parfaite, l’équipe adorable, tant celle qui opère sur scène et dans la salle que celle qui l’encadre. Il n’y a pas de secret. Dans une entreprise, l’ambiance est donnée par la direction et se propage jusqu’en bas de l’échelle. Plutôt que se disperser en vaines querelles ou inquiétudes matérielles, chacun et chacune se dévoue au projet, sans retenue, avec la franchise qu’imposent les grandes œuvres.

Ne désirant gâcher aucun effet de surprise, je me garderai bien de dévoiler quelque élément de la pièce. Je soulignerai simplement ma démarche et mon apport tenant plus de la partition sonore que d’un traitement musical. Je rappellerai aussi que, depuis Edgard Varèse, la musique est définie par l’organisation des sons. Je suggère donc d’abord des ambiances, et leur dénomination est parfois plus importante pour la mise en scène que leur sonorité. Simultanément à leur fabrication, je cherche toujours d’où elles émaneront et à quel volume sonore elles seront diffusées. Pour les effets d’intimité, nous utiliserons des micros cravate, en espérant trouver le bon niveau (et surtout la bonne place pour qu’il gêne le moins possible le jeu des comédiens) pour que les effets électroacoustiques ne perturbent pas les spectateurs. Le théâtre, comme tout forme artistique (ou jeu social !), obéit à des conventions. Il s’agira de mettre en condition le public pour qu’il en accepte de nouvelles. Pour cela, j’oscille entre marcher sur des œufs (ambiances à peine perceptibles qui replacent le bâtiment du théâtre dans un lieu imaginaire et la scène dans un corps plus grand qui voisine avec d’autres espaces) et appuyer les effets avec toute la puissance de la sono. L’important est ici de ne jamais laisser le son tirer la couverture à lui. Comme la lumière, il est là pour soutenir le jeu, pour susciter l’émotion, pour mettre en conditions, pour offrir aux spectateurs la liberté de son interprétation.

Interprétation, voilà là le maître mot. À chaque voyage que je fais à Montluçon, je découvre comment Anne-Laure Liégeois interprète ma partition. Elle coupe ici, atténue là, ne gardant que le strict nécessaire. D’une musique de dix minutes amoureusement concoctée, il ne reste parfois qu’une dizaine de secondes. Je n’en prends aucun ombrage, la pièce est l’unique conducteur, l’alchimie s’opérant entre tous les éléments qui la composent. Je me suis promis de ne rien dire de la pièce, laissant ce privilège aux journalistes et au public le plaisir de la découverte. Je citerai néanmoins mes sources, parfois inconscientes, les références qui m’ont animé dans mes choix et qui ne seront certainement pas évidentes, ni à ceux avec qui j’ai eu le plaisir de collaborer ici, ni aux spectateurs pris par la magie de la tragédie. Il s’agit de Michelangelo Antonioni, Roberto Rosselini, Fritz Lang, Henry Cowell, Jimi Hendrix, et Varèse, rien de théâtral, je reste incorrigible. Pourtant, je suis surpris de constater à quel point le théâtre est là, intact, la seule chose qui reste au delà de toutes ces salades, et du sang versé. Du bon sang, mais c’est bien sûr !
Coup de théâtre.

Voir aussi billet du 7 février.

(Photos JJB)